Les Cinq/I/5. Le saut-de-loup


V

LE SAUT DE LOUP


Le troisième arrivant était un tout jeune homme, tournure d’étudiant, apparence leste et vigoureuse à la fois, casquette de voyage sur les yeux, plaid écossais, quadrillé de noir et de gris, jeté par-dessus sa jaquette.

Il avait traversé la ruelle et tourné tout d’un temps l’angle du mur.

Évidemment, il savait son chemin.

À cet instant, ce gros Pilate de père Preux s’était déjà lavé les mains de l’aventure et faisait gémir son lit sous le poids de son énorme corpulence.

Les choses se passèrent d’abord exactement comme il l’avait réglé lui-même. Le « jeune-premier, » qui était peut-être un étudiant, mais qui était sûrement un étranger, mit son pied sur la marge étroite séparant le mur du fossé et, prenant un élan, saisit de ses deux mains les défenses de fer, rivées au sommet de la murette.

Dans cette position, sa poitrine sans défense frôlait le trou que le Poussah comparait à une guérite. Fiquet frappa du mieux qu’il put, tout près de la chaîne d’or qui brillait dans la nuit.

Le cri appartenait au jeune homme.

Mais le juron était à Fiquet, qui fut saisi à la gorge, ramené en avant, puis lancé au fond de la guérite avec une si puissante vigueur qu’il s’affaissa sur place, privé de sentiment.

Reste la plainte. Elle avait été arrachée à Joseph Chaix, l’ouvrier, gendre de la Tartare.

Notre jeune étranger, pendant qu’il payait sa dette à Fiquet de la main droite, se tenait accroché au fer de la murette à la force de sa main gauche. L’exécution faite, il lâcha prise et tomba au fond du saut de loup, sur ses pieds.

Un homme se dressa près de lui, et, d’une voix qu’il voulait faire menaçante, mais qui chevrotait de peur ou de douleur, l’homme lui dit :

— Il me faut soixante francs, bourgeois !

Quelque chose était dans sa main, qui ressemblait à un pistolet.

Notre jeune homme avait le sang-froid solide, car, tout étourdi qu’il était par sa blessure et par sa chute, il empoigna la main qui tenait l’arme, et leva son autre main sur l’assassin qui se prosterna en gémissant ces mots :

— Tuez-moi, ce sera bien fait !

— Coquin ! dit le jeune homme, tu étais avec l’autre !

— Tuez-moi ! répéta Joseph Chaix. Je souffre trop à les voir souffrir ! Je l’ai mérité : tuez-moi !

Sa tête se pencha sur son épaule. Le jeune homme le lâcha.

Joseph n’essaya ni de se relever ni de fuir.

En ce moment, dans la ruelle Donon, de l’autre côté de la place, une lueur apparut à la fenêtre de la seconde masure, dont la porte venait de s’ouvrir et de se refermer pour donner passage à une jeune femme vêtue de noir.

C’était le logis de cette grande femme aveugle qu’on appelait la Tartare et que le père Preux comptait expulser le lendemain avec sa fille malade et son gendre Joseph Chaix. Un large écriteau, « brossé à la découpure » et collé sur la muraille disait déjà depuis huit jours : Pavillon à louer.

La lumière était dans la pièce d’entrée, éclairant l’aveugle debout et la jeune visiteuse, assise sur sa chaise de paille. Un rayon pénétrant dans la seconde chambre, à travers la porte ouverte, montrait un pauvre lit où dormait cette enfant si pâle qui était la femme de Joseph Chaix.

Tout ici était pauvre jusqu’à la nudité, mais propre et fier. Et je ne sais pourquoi cette atmosphère de fierté ajoutait à la morne tristesse du lieu.

La richesse a une saveur à soi, comme la beauté qui se devine derrière le voile ou même sous le masque. La visiteuse était riche sous sa toilette sombre et d’une extrême simplicité. Elle était surtout jolie à ravir, et belle aussi avec ses grands yeux d’un bleu presque noir qui peignaient la bonté, l’intelligence et la vaillance.

Ce fut elle qui parla la première.

— Pourquoi ne m’avez-vous pas fait savoir que vous aviez besoin de moi, bonne mère ? demanda-t-elle avec reproche.

— Parce que vous ne me devez rien, Charlotte d’Aleix, répondit l’aveugle. Je vous remercie d’être venue dans ma maison, — car c’est ma maison encore pour une nuit.

— Ce sera votre maison, tant que vous voudrez, ma bonne. Vous venez du pays d’Orient où étaient mes aïeux, et j’ai pour votre fille Hélène une véritable affection.

— Éliane mérite d’être aimée, répondit l’aveugle, en donnant au nom de sa fille la forme roumane. Elle n’est ni dure ni triste comme moi. Vous, pourquoi ne seriez-vous pas bonne ? Vous êtes heureuse.

— Heureuse ! répéta la jeune fille.

Les yeux de l’aveugle s’ouvrirent comme si, n’ayant plus la faculté de voir, ils pouvaient entendre. Elle dit après un silence :

— Maîtresse Michela, votre mère, avait un grand cœur !

— Écoutez, dit Charlotte, je suis obligée de me cacher pour venir chez vous, et nous sommes à Paris où il y a toujours danger pour une jeune fille à se cacher. J’ai eu jusqu’ici toutes les peines du monde à vous faire accepter quelques faibles marques de mon intérêt, et vous m’avez arraché la promesse de ne jamais parler de vous devant ma cousine de Sampierre. Répondez-moi avec franchise : il se peut qu’à mon tour j’aie besoin de vous ou tout au moins de l’un des vôtres : Avez-vous des motifs de craindre ou de haïr la marquise Domenica ?

Sur les joues bronzées de l’aveugle, un peu de rouge était venu. Elle hésita avant de répliquer.

— Celles qui vivent dans la nuit, dit-elle enfin, voient mieux le passé. Je me souviens du soleil. J’ai été une jeune fille rieuse, une femme heureuse, une mère orgueilleuse. Et puis, j’ai tant pleuré que la lumière de mes yeux s’est éteinte dans mes larmes. Je vois mes belles années, et le sourire de la Paléologue passe devant moi comme un rayon… Elle était si fort au-dessus de moi que l’envie ne m’était pas permise. Je ne la crains ni ne la hais. Mais le hasard a creusé un abîme entre sa richesse et ma misère. Qu’elle vive où elle est ; où je suis, je meurs.

— Et si elle avait besoin de votre aide ?… commença la jeune fille.

L’aveugle lui coupa la parole, et dit en faisant un pas en avant :

— Est-ce pour l’enfant ? Est-ce pour le jeune comte Domenico ?

Charlotte d’Aleix resta muette de surprise. L’aveugle continua en se parlant à elle-même :

— L’enfant est mort, l’imposture survit…

Puis d’une voix brisée :

— Qu’elle prenne garde ! ce fut une idée inspirée par Satan ! Les signes peuvent tromper. Ah ! les coupables ont été cruellement punis !

Elle courba la tête. Ses lèvres continuaient à s’agiter comme si elle eut prononcé au dedans d’elle-même des paroles qu’on n’entendait plus. Charlotte d’Aleix la regardait avidement, mais sur ce visage où les yeux avaient perdu leur langage, rien ne parlait.

— Vous savez des choses que vous ne voulez pas me dire ! reprit Charlotte. La richesse peut recouvrir et cacher bien des souffrances… Connaissiez-vous aussi M. le marquis de Sampierre, autrefois ?

L’aveugle ne répondit pas.

— Et le comte Giambattista Pernola ? poursuivit Charlotte, le connaissez-vous ?

— Qu’importe ? fit l’aveugle. Je ne peux rien, puisque je ne vois rien.

— Vous avez votre fils… voulut dire Mlle d’Aleix.

L’aveugle, à ce dernier mot, se redressa comme si un ressort eut développé tout à coup sa grande taille. Ses sourcils s’étaient froncés violemment.

— Qui a dit cela ! s’écria-t-elle en proie à une colère soudaine : Un fils ! Qui a dit que j’avais un fils ! Je n’ai pas de fils ! Je jure que je n’ai pas de fils !

— Je parlais du mari de votre fille, répliqua Charlotte doucement. Je ne sais pas si Eliane a changé, mais avant mon départ, elle m’aimait bien…

— Charlotte, dit une douce voix dans la chambre voisine, est-ce vous, princesse ? Dieu nous a-t-il rendu notre bon ange ?

La colère de l’aveugle tomba comme elle était venue : d’un seul coup. Elle prit la main de Mlle d’Aleix et la porta jusqu’à ses lèvres en murmurant :

— Maîtresse, ma tête est faible. Ne dites rien à ma pauvre petite… Et croyez-moi, c’est bien vrai, non ! je n’ai pas de fils.


Au fond du saut de loup, pendant cela la scène si violemment commencée tournait d’une façon inattendue.

Notre beau gars au plaid gris, qu’il fût voyageur ou étudiant, restait tout étonné de sa seconde et trop facile victoire.

— Caramba ! dit-il tout haut comme jurent les héros de Gustave Aymard, les sauvages de Paris ne ressemblent guère à ceux d’Amérique. Ils n’ont pas la vie dure ! Est-ce que j’ai tué celui-ci rien qu’en lui montrant le poing ? Le pauvre diable n’a même pas fait usage de son revolver !

En vérité, le mot du père Preux le désignait très bien. C’était un « jeune-premier » charmant et brillant, d’autant mieux qu’il n’avait aucun des ridicules traditionnels de l’emploi. Il ressentait une douleur aiguë à la poitrine, ce qui ne l’empêcha pas de se pencher au-dessus de son adversaire inanimé en pensant :

— Arrachons les crocs de la bête à tout hasard !

Les crocs, c’était le pistolet. Notre inconnu le prit dans la main de Joseph Chaix et se mit à rire de bon cœur.

— Un porte-pipe de deux sous ! fit-il. Est-ce que le couteau de l’autre était en carton aussi ?

À cette question un élancement de sa blessure répondit en un langage péremptoire.

— Où diable laver cette égratignure-là ? se demanda-t-il. Bonhomme, on ne veut pas vous faire de mal, vous savez ? Si c’est la peur qui vous tient, ne vous gênez pas, relevez-vous.

Il s’était incliné de nouveau. Joseph Chaix se souleva sur le coude. La lune, glissant entre deux nuages, éclaira son visage maigre et défait.

— Je n’ai pas peur, balbutia-t-il, j’ai honte.

— Et par-dessus le marché, vous êtes malade, mon camarade, ça se voit !

— Je ne suis pas malade, dit encore Joseph, j’ai faim.

Notre jeune-premier le releva dans ses bras.

— Et tu voulais faire un souper de soixante francs, l’ami ! s’écria-t-il. Bonne idée ! alors, je t’invite !

Derrière la légèreté de ses paroles, l’émotion faisait trembler sa voix.

— C’est que c’est vrai ! reprit-il en examinant Joseph, tu as faim, je m’y connais. Bois une gorgée, pas plus d’une !

Et pendant que Joseph buvait à son flacon une gorgée, — rien qu’une, — notre jeune homme continuait :

— J’ai eu faim, moi aussi, plutôt dix fois qu’une, mais c’était dans le désert. Comment peut-on avoir faim à Paris, où il y a tant de boulangers !

— Il fallait soixante-dix francs pour les deux termes, répondit Joseph d’une voix éteinte. À force de jeûner, j’ai économisé dix francs, mais celles qui sont à la maison n’ont jamais manqué de pain.

Avant qu’il eût achevé, trois louis tombaient dans sa main. Il voulut remercier, l’autre lui ferma la bouche sans façon.

— Mène-moi chez toi, dit-il d’une voix qui semblait faiblir un peu. Mais minute ! demeures-tu loin ? C’est essentiel à savoir.

— Je demeure à dix pas.

— Parfait !… je suis un peu faible, moi aussi, mais l’eau-de-vie ne vaut rien pour mon cas. Voyons, vais-je arriver au haut de cette rampe ?

Il mesurait la montée avec inquiétude.

— Il y a un chemin à l’autre bout, dit Joseph.

— Partons !… mais si l’ami au couteau avait faim aussi ! Ce Paris est si drôle ! Oh ! hé ! l’homme !

Il attendit un instant. Rien ne bougea dans la guérite. Notre jeune-premier appuya sa main sur sa poitrine et dit :

— Maintenant, dépêchons, car mon sang coule jusque dans mes bottes !

— Votre sang ! s’écria Joseph, qui le prit dans ses bras. Vous êtes donc blessé !

— Tu ne le savais pas ? Allons ! Je te crois. Tant mieux ! Marche, garçon, et appuie-moi ferme !