Les Cigognes
Revue des Deux Mondes3e période, tome 109 (p. 919-934).
LES CIGOGNES

I. Léon Tolstoï, Derniers écrits. — II. Ibsen, Drames. — III. Max Nordau, les Mensonges conventionnels de notre civilisation ; le Mal du siècle. — IV. Pierre Lasserre, la Crise chrétienne. — V. Edouard Rod, les Idées morales du temps présent. — VI. Ch. Secrétan, la Civilisation et la Croyance. — VII. C. Wagner, Justice ; Jeunesse — VIII. — Paul Desjardins, le Devoir présent. — IX. J. Darmesteter, les Prophètes d’Israël, préface.


I

Avez-vous, dans vos souvenirs d’enfant, une vieille bibliothèque de maison provinciale, lieu de retraite pour les jours de pluie ou pour la fatigue après les jeux, lieu frais et sombre où naquirent les premiers enchantemens de l’esprit ? Y avait-il un Buffon, allongeant sur les rayons ses in-quarto de l’autre siècle ou ses petits in-douze de la Restauration ? Si oui, vous avez certainement admiré maintes fois les oiseaux coloriés qui égayaient les pages ; et comme ils invitaient à lire les chapitres, vous avez lu celui où Buffon parle des cigognes ; vous vous rappelez, comme on se rappelle tout de ce temps, le respect du bon naturaliste pour ces « oiseaux de rivages. » Il dit leurs mœurs, et comment ces voyageuses précèdent les hirondelles, annonçant la saison de lumière avant même que la nuit d’hiver ait décru. Quand l’heure est venue, « il se fait un grand mouvement dans la troupe ; toutes semblent se chercher, se reconnaître et donner l’avis du départ général, dont le signal, dans nos contrées, est le vent du Nord. » Aussi, « leur retour est partout d’un agréable augure. » D’abord, parce qu’elles mangent les serpens et autres bêtes nuisibles ; ensuite, parce que « l’on attribue à cet oiseau des vertus morales dont l’apparence est toujours respectable : tempérance, fidélité, piété. » Cette pieuse réputation vint peut-être à la cigogne des habitudes qui la ramenèrent toujours aux clochers, et, avant qu’il n’y eût des clochers, aux frontons des temples. Elle s’y pose, elle s’en éloigne un temps, elle y revient d’instinct. Les médailles d’Hadrien représentent un nid de cigogne posé sur le temple de la Concorde, au Capitole. « Dans les augures, l’apparition de la cigogne signifiait union et concorde… Dans les hiéroglyphes, elle signifie piété et bienfaisance. » Buffon distingue la cigogne noire, qui gîte aux lieux sauvages, sur les sapins, dans les marais du Nord ; et la blanche, de mœurs plus douces, qui apporte ses services et ses bons exemples à nos foyers. Il avoue d’ailleurs « qu’elle a presque toujours l’air triste et la contenance morne. » Il rapporte enfin l’opinion d’Alexandre de Myndes, d’après Ælien : « Les cigognes cassées de vieillesse se rendent à certaines îles de l’Océan, et là, en récompense de leur piété, elles sont changées en hommes. »

Est-ce pour cela que je pensais aux longs vols des oiseaux emblématiques, en transcrivant ci-dessus les titres de ces livres, les noms de ces écrivains qui grossissent depuis quelque temps la littérature de bonne volonté ? Ces livres, le hasard ou l’aurait de la nouveauté mêles a fait lire durant les dernières semaines ; il n’y a pas d’autre motif à leur rapprochement arbitraire, sans choix systématique. Un autre coup de filet dans les envois récens du libraire ramènerait un lot pareil ; et si je traitais à fond le sujet que je vais effleurer, il faudrait enfler cette liste de telle sorte que la bibliographie remplirait à elle seule l’espace dont je dispose.

Voici des hommes très divers. Ils viennent de tous les points de l’horizon : un Russe, un Norvégien, un juif hongrois, des Genevois, des Français. Par l’origine et l’étiquette, sinon par la communion active, ils appartiennent à tous les cultes : catholique, protestant, gréco russe, israélite. Ils sont tous d’esprit très libre, et la plupart chérissent leur temps. Ils n’ont rien de commun entre eux, sauf un trait qui les unit, comme la même chaîne rivait, à bord de la galère barbaresque, une chiourme recrutée sur tous les rivages. Et c’est le trait caractéristique de leur pensée. Ils cherchent leur âme perdue, ils la cherchent avec une angoisse pareille à celle du brave Allemand qui avait égaré son ombre. Ils témoignent d’un malaise indicible, et non pas seulement d’un malaise personnel ; ceci ne serait point nouveau, ni fait pour nous surprendre, chez des penseurs, des artistes, des cérébraux ; mais ils s’accordent à constater autour d’eux ce même malaise, cette recherche de l’âme perdue, dans toutes les parties du monde où le sort les a jetés. Ramassez leurs livres, comme je fais là, devant moi, en un tas : prêtez l’oreille ; c’est une seule harpe, où chaque corde rend, avec sa résonance particulière, la même dominante ; et cette note n’est autre chose que la vibration, sur l’instrument, du souffle de vent qui agite chaque globule de l’air ambiant.

Tolstoï, d’abord, le chef du chœur russe, celui qui a poussé le premier cri, le plus strident, et qui le prolonge avec le plus d’exagération. Nous l’avions vu touché de la grâce, comme il achevait Anna Karénine : — « Il ne faut pas vivre pour soi, il faut vivre pour Dieu… Tout le mal vient de la sottise de la raison, de la coquinerie de la raison ! » — Et peu après, il écrivait dans sa Confession : « Enfin, j’eus l’idée de regarder vivre l’immense majorité des hommes, ceux qui ne se livrent pas comme nous, classes soi-disant supérieures, aux spéculations de la pensée, mais qui travaillent et souffrent, qui pourtant sont tranquilles et renseignés sur le but de la vie. Je compris qu’il fallait vivre comme cette multitude. » Depuis lors, dans tous ces opuscules qui se succèdent sans relâche et qu’on traduit par tous pays, Tolstoï développe le mot du vieil Akim : « Il faut avoir une âme ; » et comme le monde de mensonge où nous vivons empêche l’épanouissement de cette âme dans la vérité, il propose avec une belle candeur d’apôtre la refonte radicale de ce monde, l’anéantissement des villes, de la grande industrie, des tribunaux, des écoles actuelles, le retour à la vie simple et fraternelle des champs. Inutile de multiplier les citations et de résumer plus longuement des écrits si répandus. Traité de fou par les uns, exalté comme un prophète par les autres, Tolstoï peut être taxé de chimère, mais on contredira difficilement les parties critiques de sa prédication. En tout cas, elle répond à des besoins urgens, dans son pays et dans les deux hémisphères, puisqu’on ne se lasse point de le lire. Au moment où le romancier abandonnait son art pour inaugurer son apostolat, j’écrivais à cette place qu’il allait perdre tout pouvoir sur nous. Je crains de m’être grossièrement trompé, triple littérateur que j’étais. Il ne charme plus, mais il inquiète et réveille ; et les hommes sont ainsi faits qu’il faut peut-être, pour les rendre attentifs à une doctrine, l’exagérer jusqu’à l’absurde.

Ibsen grandit dans la faveur publique. Ce n’est point par l’intérêt scénique de ses drames : nous y sommes réfractaires. Ce n’est point non plus qu’on puisse ranger ce révolté parmi les combattans du bon combat. Il proteste contre la forme de notre monde, il cherche une vérité supérieure aux apparences ; cela suffit, on l’écoute avec ravissement, comme on écoutera quiconque sonnera le glas des erreurs mortes. Surtout s’il tinte aux environs du pôle nord ; le proverbe russe a raison, « elles sont belles, les cloches qu’on entend de l’autre côté de la montagne. » Nous oublions un peu trop que nous avons depuis longtemps notre Ibsen, ou du moins un sonneur de glas de la même paroisse ; depuis la Question d’argent et le Fils naturel, voici plus de trente ans qu’il retourne le cadavre social. Avant de le rejoindre, ce précurseur, on croyait que le secret de sa force était dans son habileté, dans sa verve amusante ; d’autres ont eu de l’habileté et de la verve, qui ne vivent plus ; on l’a rattrapé, on commence à comprendre que ce secret gît dans sa perpétuelle inquiétude morale. — Mais je reviens à Ibsen. Il aurait gagné notre créance, ne fût-ce que par quelques axiomes qui répondent à nos défiances actuelles, comme celui-ci : « La faute capitale de notre éducation est d’avoir mis tout le poids sur ce qu’on sait, au lieu de le mettre sur ce que l’on est, » ou encore, dans Rosmersholm : « L’esprit des Rosmer ennoblit, mais il tue le bonheur. » A la vérité, Voltaire avait déjà dit quelque chose d’approchant, dans l’Homme aux quarante écus : « Monsieur, vous m’avez instruit ; mais j’ai le cœur navré. — C’est souvent le fruit de la science. » — Pour n’être pas dit en norvégien, ce n’en est pas moins bien dit.

« La littérature, l’art, la philosophie, la politique, la vie économique, toutes les formes de l’existence sociale et individuelle laissent apparaître un trait fondamental unique et commun : l’amer mécontentement de l’état du monde. De toutes ces différentes manifestations de l’esprit humain s’échappe à nos oreilles un seul et même cri de douleur qui peut se traduire, en langage vulgaire, par cette exclamation : Sortons, sortons de l’état de choses existant ! » — Celui qui parle ainsi est un juif de Pesth, M. Max Nordau, l’un des écrivains les plus lus dans cette Allemagne qu’il a flagellée. Je ne le nommerais pas, s’il n’eût écrit que ce pamphlet de pur matérialisme, les Mensonges conventionnels de notre civilisation[1] ; curieux livre d’ailleurs, paradoxe poussé aux déductions extrêmes avec une logique à la Proudhon, avec une ironie qui rappelle parfois celle d’Henri Heine. Tout au plus l’eussé-je nommé, en face des avocats qui plaident pour l’âme proscrite, comme un témoin à charge, déposant sur l’impossibilité de vivre dans un monde où « chaque mot que nous disons, chaque acte que nous accomplissons est un mensonge à l’égard de ce que, dans le fond de notre cœur, nous reconnaissons comme la vérité. » Mais M. Nordau a donné depuis un roman, le Mal du siècle[2], où sa pensée trahit des modifications intéressantes. Le sage Schrœtter, le porte-parole de l’auteur, dit au rêveur Wilhelm : « Je voudrais vous souhaiter une chose, mon cher ami : ce serait d’être un peu plus naïf et de prendre un peu la vie avec la simplicité de ces gens qui acceptent le moment tel qu’il s’offre, sans s’inquiéter du but et du terme. Soumettez-vous aux forces supérieures qui vous font vivre, sentir et penser. » Et ce même Schrœtter conclut à la dernière page du livre, en comparant la vie négative de son ami Wilhelm à la vie positive d’un simple hobereau prussien, Paul Haber : « Quelle fleur idéale de l’humanité se serait épanouie en lui, si, non content de penser, il avait aussi agi ? Mais n’est-ce pas demander l’impossible ? .. Celui qui, derrière ce qui est immédiat, voit ou pressent les causes toujours plus lointaines, celui-là, paralysé par le spectacle de l’enchaînement indéfini des causes, perd le courage d’agir vivement. » — Serait-ce donc là « le mal du siècle ? » Et l’humanité réclame-t-elle des Wilhelm ou des Paul Haber ? « On ne peut être que l’un ou l’autre. Lequel des deux maintenant a plus de valeur pour le monde ? Qui fait taire à l’humanité les plus grands progrès ? Qui remplit mieux son devoir d’homme ? .. Je ne décide rien. » M. Nordau ne décide pas : mais vous reconnaissez la crise intellectuelle et morale par laquelle passait Tolstoï, quand il achevait Anna Karénine.

Le courant ne devient limpide, vraiment fécond et tempéré, qu’en se rapprochant de notre pays. Il se resserre, il se précise : la recherche de la destinée aboutit à la glorification du devoir, à la nécessité de l’action, à la restauration de l’âme, opposée comme un fait de conscience aux négations de la science.

« La crise présente, — si crise il y a, — n’est que la protestation très simple de consciences jeunes et saines contre le régime artificiel que préconisent ardemment, en se donnant l’air de n’y pas toucher, les derniers de la précédente génération. Elles sentent quelque chose vivre et battre en elles, qui fait éclater l’armature de science où l’on a prétendu les emprisonner tout entières. Ce sont les traditions de notre race qui nous avertissent de leur présence et de leur domination, et nous enseignent que rien ne pénétrera en nous sans avoir réglé son compte avec elles. » J’ai plaisir à citer en premier, avant les auteurs plus réputés, un de ces jeunes hommes, M. Pierre Lasserre, l’auteur de la Crise chrétienne ; d’abord parce qu’il indique fort bien le principal mobile de l’insurrection idéaliste ; ensuite parce que cet affranchi ombrageux, rebelle au joug des anciennes croyances, n’est pas suspect quand il brise avec une fougue de jeune Vandale tous les clichés consacrés, quand il frappe familièrement sur toutes les idoles élevées depuis cent ans et s’éjouit à constater comme elles sonnent creux.

Un écrivain qui avait déjà cherché le sens de la vie dans le roman, M. Edouard Rod, vient de tracer, dans ses Idées morales du temps présent, la courbe de l’évolution intellectuelle entre les négatifs et les positifs. Appellations bien rigides : plusieurs de ceux dont il prend mesure pourraient, selon le point de vue d’où on les considère, passer de l’un à l’autre camp. Je ne reviens pas sur un livre étudié ici même ; j’en rappelle seulement la conclusion : « Il n’est pas besoin de beaucoup de clairvoyance pour reconnaître que ce courant positif a augmenté en volume et en force de tout ce qu’a perdu le courant négatif. Il a commencé faiblement ; il y a dix ans, on l’apercevait à peine, et les gens sagaces qui aiment mieux lire dans l’avenir que dans le passé prédisaient, non sans une apparence de raison, l’approche d’une ère nouvelle, où l’humanité, ayant jeté ses deux vieilles béquilles, la morale et la religion, s’avancerait d’un pas allègre dans la voie de la libre pensée, sous le soleil de la science. Et voici que les faits sont en train de donner un flagrant démenti à ces augures… Beaucoup d’idées et de croyances, qu’on aurait pu croire tombées définitivement dans la défaveur, presque dans le ridicule, reprennent leur ancienne place. »

M. Rod observe avec sympathie le courant : il ne s’y précipite pas. M. Secrétan l’attendait depuis longtemps ; cette noble intelligence avait tracé la voie où les nouveaux-venus s’engagent. Son livre, la Civilisation et la Croyance, est une œuvre puissante ; le philosophe s’attaque aux plus hauts problèmes théologiques, métaphysiques et sociaux ; il dispute pied à pied le terrain au matérialisme, au positivisme pseudo-scientifique, il leur oppose les réalités de la conscience et de la loi morale. Quelques lignes donneront idée de l’objet et de l’esprit du livre. « Dans un temps où tous les appuis artificiels sont ruinés, où toute liberté, toute propriété, toute existence, sont absolument livrées au bon plaisir des masses, où le pouvoir tombe aux mains des déshérités, qui, trompés par un mirage, pensent trouver dans la destruction de l’ordre social la satisfaction de leurs besoins ; dans un temps où les freins moraux subsistent seuls, où tout dépend plus manifestement que jamais de la volonté des individus, redresser cette volonté, préciser l’idée du devoir, ranimer le sentiment du devoir, en le mettant à sa place, au centre de la vie et de la pensée, telle est la question véritable, tel est l’objet de notre effort. — Dès le début, j’ai cru comprendre qu’aucun système ne pouvait être vrai et n’était acceptable à la raison, s’il ne faisait place aux réalités du monde moral sans les comprimer, sans les travestir, sans en altérer la nature. » Et voici le thème des conclusions : « Que doit-on augurer de la civilisation ? Nous l’ignorons. Ce que nous voyons avec tout le monde, c’est que notre équilibre n’est pas stable et que l’état présent des choses ne saurait durer. Il faut que cette civilisation se purifie et se transfigure dans le feu de la charité, ou qu’elle s’écroule dans l’incendie allumé par la haine, qui couve partout. » Parfait. Malheureusement, c’est une entreprise de lire M. Secrétan ; sa pensée est longuement concentrée, elle fera reculer le commun des hommes : les lâches, qui ne sont pas prêts à soulever des haltères pour se fortifier dans les vérités éternelles.

A ceux qui n’ont point la tête très solide, je recommande plutôt les livres de M. le pasteur C. Wagner, Justice, et surtout le dernier paru, Jeunesse[3]. On ne saurait trop répandre cet excellent conseiller. Sa chaleur d’âme est contagieuse, ses observations sur « la jeunesse populaire » empruntent leur autorité à une longue expérience des milieux ouvriers, car M. Wagner est une force appliquée. On peut le croire lorsqu’il nous dit : « Plus j’ai parcouru ce monde particulier, plus je me suis convaincu du vide immense qui s’est peu à peu creusé dans l’âme populaire. Il y a des jours où ce qu’on entend et ce qu’on voit vous amène jusqu’à conclure qu’il n’y a plus rien. Une demi-douzaine de formules négatives, résultat condensé des négations accumulées, servent à occuper la catégorie du mystère et de l’infini. » Et la jeunesse intellectuelle ? : « En philosophie, en science, en art, le délabrement des principes est complet. » — Quand M. Wagner s’épouvante du « vide immense » qu’il aperçoit, son effroi est d’autant plus convaincant qu’il se joint à un enthousiasme passionné pour notre temps, pour la science, pour les grandeurs intellectuelles et matérielles de notre civilisation. Mais l’écrivain a mis le doigt avec une rare sagacité sur la contradiction que l’on ne veut pas avouer. Le pouvoir de l’homme a grandi, l’homme a diminué ; il est le maître du monde, il ne l’est plus de lui-même ; il devient le premier esclave du mécanisme trop puissant qui le sert si bien. Chacun de nous est en petit un empire romain, de l’époque où l’empire romain tenait l’univers et ne se tenait plus au dedans ; magnifique, puissant et pourri. Lisez à ce sujet tout le chapitre si équitable, « Les conquêtes et les pertes du siècle. » — « En réduisant ainsi la réalité aux proportions de ce que nous en connaissons, nous nous sommes appauvris, et, circonstance bien remarquable, après avoir vu tant de choses que nos pères ignoraient, nous avons en somme rétréci notre horizon. L’homme est diminué à ses propres yeux. Voilà le grand résultat négatif du développement scientifique tel que nous venons de l’esquisser. » J’ai regret à quitter trop vite cet homme de bien ; je m’attarderais volontiers à citer ses vues droites, ses ardentes exhortations, ses beaux cris d’espérance. Mais je cherche ici des concordances, les caractères généraux d’un groupe et non les traits particuliers d’une figure.

Ces concordances, on les retrouvera dans le vaillant petit livre de M. Paul Desjardins, le Devoir présent[4]. L’aveu capital de M. Wagner y revient : « Notre mal est de nous sentir moins hommes qu’il y a soixante ans… La vérité est qu’on ne sait plus que devenir… Nous nous sentons divisés au dedans, nous avons besoin d’être unifiés… » Ayant reconnu son mal et le mal commun, M. Desjardins propose des règles d’hygiène, à défaut de remède ; le salut est dans la pratique du devoir ; le devoir est dans l’amour, sous la forme de la pitié, dans l’action sous toutes ses formes. Il annonce sa foi : « Je professe en toute certitude que l’humanité a une destinée, et que nous vivons pour quelque chose. Que faut-il entendre au juste sous ce mot d’humanité ? Je n’en sais en somme rien ; sauf que ce je ne sais quoi n’existe pas encore, mais est en voie d’exister, en voie de se faire de soi-même, et que cela me concerne, moi qui suis ici. Que faut-il entendre sous ce mot de destinée ? Je n’en sais pas beaucoup davantage… » — C’est peu. Mais la raillerie facile aurait tort de s’attaquer à ces parties faibles de l’affirmation. Mieux vaut admirer le bel exemple de ce lettré délicat ; il s’est réveillé un jour, comme saint Augustin à Milan, saoul de lettres profanes et affamé de vérité ; il a le courage de le dire et d’agir en conséquence. Et si l’on conteste aux professeurs de rhétorique la mission de réformer le monde, on doit bien reconnaître que le professeur de rhétorique Augustin ne s’y est pas trop mal employé. Je comprends les objections tirées contre M. Desjardins du vague de ses conclusions, de l’élasticité du cadre où il voudrait réunir toutes les bonnes volontés. Je comprends moins l’étonnement qu’excite ce conseil : agissons comme si nous avions la foi, avant même d’avoir la foi, et sans savoir si nous l’aurons jamais. N’est-ce pas le thème séculaire de l’enseignement le plus orthodoxe ? On ferait une bibliothèque avec les préceptes des théologiens sur ce point. Dans leur expérience de l’homme, ils savaient que l’esprit inspirateur d’une règle ne s’acquiert le plus souvent que par la soumission préalable à cette règle. Ce que l’auteur du Devoir présent nous propose en d’autres termes, c’est ce qu’on appelle, dans le langage de l’école, la justification par les œuvres.

Enfin j’aimerais citer longuement M. Darmesteter, car celui-ci ne sera pas soupçonné de tiédeur pour la science, ou de compromis avec des idées arriérées. Et pourtant, dans sa préface aux Prophètes d’Israël, on surprend les mêmes désenchantemens et les mêmes espoirs : « Dans cette toute-puissance et cette impuissance de la science, tout le monde moral se décompose autour d’elle. Tous les principes dont vivent l’homme et la société sont mis en demeure de justifier de leur validité par raison démonstrative, et comme ils ne reposent pas sur la raison démonstrative, ils sont condamnés et sombrent. Devant la science, maniée par des inconsciens, tout ce qui est expliqué est justifié, et l’homme, sorti de la brute, est amnistié quand il y retourne… Pourtant ce débridement, chacun le sent, ne peut durer. L’âme moderne est meilleure que ses doctrines et, sous l’écume de la surface, la source d’idéal coule aussi profonde que jamais. Elle sait bien que ce ne peut être là le dernier mot de l’émancipation de la pensée, et qu’il y a là un sophisme qui la déshonore et la tue. La poussée qui porte au mysticisme une partie de la jeunesse n’est qu’une première réaction de la conscience, qui cherche une issue vers l’air pur ; réaction stérile, car le mysticisme est la mort de l’âme, mais qui annonce les révoltes fécondes. » — Et M. Darmesteter se rappelle avec à-propos des versets du prophète Amos, qui nous renvoient du fond de l’histoire un écho où se résument d’avance tous les cris, tous les gémissemens, toutes les observations sur soi-même et sur le monde que je viens de rassembler à travers ces livres :


Voici venir des jours, dit le Seigneur, où j’enverrai la faim dans ce pays, non la faim après le pain, ni la soif après l’eau, mais la faim d’entendre la parole divine. — Ils erreront d’une mer à l’autre, et du nord au levant ils courront pour chercher la parole divine : et ils ne la trouveront pas.


Amos ne vous persuade point ? Vous le trouvez vieux jeu ? Rentrez au cercle, écoutez la voix veule et blanche de Costard, vous savez bien, le Costard du Nouveau jeu, le gendre de Labosse, qui conclut pour tous ses contemporains, en terminant sa vie agitée : Je vais t’avouer une affaire ; tu ne vas pas te moquer de moi ? Eh bien ! plus je vais, plus je crois à l’immortalité de l’âme. Je te jure. » — Lui aussi, il balbutie de sa bouche pâteuse le cri des cigognes, cet homme. Je devrais frémir de citer en si grave compagnie M. H. Lavedan ; mais je prends mes notes, je l’ai dit, dans tous les livres parus à la même heure, lus ensemble ; on ramasse son bien partout où on le trouve. A parler franc, je ne frémis pas du tout : j’aime entendre le rire amer de Beaumarchais, dans cette gaîté sinistre qui témoigne et démolit autant que les lamentations des prophètes. Quand on interroge une époque, les dépositions des Beaumarchais valent celles des Montesquieu.

II

Des pessimistes, de hâves pessimistes ! diront les gens dont le contentement, relevé d’un juste orgueil, est fait de digestions heureuses, d’un diplôme de bachelier, de la certitude d’avoir conquis la liberté et l’égalité dans la meilleure des républiques. Pessimistes ! je veux bien que ce soit un stigmate ; ce n’est pas une réponse. Quelqu’un a démontré ici, très fortement, que le pessimisme était la source de toutes les améliorations D’ailleurs, il faudrait s’entendre. Il y a quelques années, on bafouait au nom de l’idéal le pessimisme résigné des naturalistes ; si l’on accuse aujourd’hui le pessimisme inquiet des idéalistes, qu’on nous dise comme il faut penser. Et les optimistes sont nombreux parmi nos réformateurs : je ne sais pas d’optimisme plus robuste, plus débordant, plus candide parfois que celui de M. C. Wagner. M. Desjardins fait bruire allègrement sa joie. — Mais ils ne disent rien de nouveau ! — Je le crois quelquefois. Ce n’est pas une raison pour les faire taire. Il y a longtemps que l’on sème chaque année le même blé, de la même façon ; c’est très monotone ; mais c’est apparemment qu’il faut toujours aux hommes le même pain. Au surplus, regardez-y de près : parmi tant de plaintes vieilles comme le fumier de Job, vous remarquerez dans ces écrits la constatation d’un mal assez neuf, tout au moins assez rare. Ce n’est pas le mal des romantiques, l’ancien « mal du siècle ; » celui-là provenait du « vague des passions, » de leur impuissance à satisfaire le cœur, et parfois de l’impuissance à les satisfaire : n’est-ce pas, René ? Il était le plus souvent individuel, artistique, très cher à ceux qui le possédaient. Nous entendons aujourd’hui la dénonciation d’un mal collectif, social. — Ce n’est point la dénonciation du [dernier siècle, proclamant avec Rousseau l’impossibilité de vivre plus longtemps dans une maison vermoulue ; à la seule condition d’abattre cette maison, les mécontens du XVIIIe siècle promettaient aux hommes une ère fabuleuse de bonheur. Leur réclamation confiante était de même nature que celle des socialistes, lorsqu’ils imputent uniquement leur souffrance à un système légal et à des causes économiques ; je n’ai pas à m’occuper ici de cette catégorie de réformateurs, malgré le rapport étroit, inaperçu d’eux, qui existe entre les deux malaises actuels. Les nôtres prennent grand soin de dire : vous aurez beau changer des lois, bouleverser l’assiette sociale, vous ne rendrez pas à ce monde le principe de vie faute duquel il meurt. — Alors, c’est le reproche perpétuel du prédicateur sacré, l’anathème au siècle, l’invitation à le quitter pour embrasser la vie spirituelle ? — Pas précisément. Le prédicateur sacré s’adresse à chaque individu en particulier, il juge par comparaison avec la cité céleste, laissant aller le siècle à sa guise. Nos gens parlent en politiques, en historiens, — j’allais dire en sociologues, bien que je n’aie pas encore réussi à comprendre ce mot, depuis le temps que je le rencontre ; provisoirement, ils n’ont souci que des réalités terrestres, du monde présent, et c’est la société humaine qu’ils voudraient guérir, pour des fins humaines. S’il est vrai, — les érudits le contestent aujourd’hui, — que le monde crût entrer en agonie aux approches de l’an 1000, c’était alors terreur superstitieuse chez la foule ; à cette heure, la foule ne connaît pas son mal, ou se méprend sur les causes : c’est l’élite intellectuelle qui donne des signes d’épouvante. En vérité, pour retrouver un sentiment pareil d’extinction graduelle dans le néant moral, de non-être à l’apogée d’une civilisation, on doit remonter en Occident jusqu’au déclin du monde antique. Je n’insiste pas sur ce souvenir ; il évoque quelque chose de gros, d’enflé ; je voudrais être très simple et ne rien pousser au tragique.

Les causes de cette anémie ? Des experts en ont disserté longuement, il faudrait remonter au déluge. Cependant, en clarifiant les dires de nos auteurs, l’essentiel peut se résumer en quelques lignes. L’esprit de négation, de critique, d’analyse, comme on voudra l’appeler, a fait depuis cent ans trois grands abatis. Au siècle dernier, il a détruit la tradition religieuse et sociale du passé, tous les appuis de la vie intérieure qui avaient suffi jusqu’alors ; il leur a substitué le fonctionnement de la raison abstraite, avec l’idéal humanitaire qu’elle devait réaliser. Noble et généreux idéal, qui a fourni de quoi vivre un instant à nos pères. Mais cet échafaudage provisoire n’était pas assez fort, paraît-il, pour porter le poids du monde ; une nouvelle poussée de l’esprit critique l’a jeté bas ; la raison pure et l’idéal humanitaire ont été rejoindre les ruines qu’ils avaient remplacées. Le règne de la science leur a succédé après 1848. Quel enivrement ce fut, et comme on le comprend ! Les forces naturelles découvertes et asservies, les conditions de l’existence transformées, le lointain passé illuminé par des torrens de clarté, n’était-ce pas la garantie des plus audacieuses espérances, la remise à l’homme de l’outil créateur avec lequel il devient Dieu ? La Bible et le code de l’humanité allaient tenir dans des livres comme l’Avenir de la science, cet acte de foi ardente qui demeure le grand litre d’honneur de son auteur. Mais M. Renan, jugeant à distance « son vieux pourâna » avec sa bonne grâce habituelle, a jugé du même coup ses contemporains et leur rêve de cabinet, quand il a dit : « On ne réclame pour ces pages qu’un mérite, celui de montrer dans son naturel, atteint, d’une forte encéphalite, un jeune homme vivant uniquement dans sa tête et croyant frénétiquement à la vérité. » Pour mesurer les progrès de « l’encéphalite, » écoutez ce cri de triomphe d’un savant, trente ans plus tard : « Le monde est aujourd’hui sans mystère. La conception rationnelle prétend tout éclairer et tout comprendre ; elle s’efforce de donner de toutes choses une explication positive et logique, et elle étend son déterminisme fatal jusqu’au monde moral. »

Le malheur est que le monde moral a regimbé. Devant ses exigences imprescriptibles, la science souveraine s’est fâchée, elle a voulu faire le silence là où elle ne pouvait pas faire la lumière : Vous n’avez ni besoin ni droit de connaître ce que j’ignore moi-même. — C’était le raisonnement d’un professeur d’hydraulique disant à une masse d’eau : Consentez seulement à ne pas couler sur une pente, et je vais réussir de merveilleuses expériences. — L’eau a continué de couler sur les pentes. Elle a fait brèche dans le nouvel édifice. Il reste debout et magnifique, en tant qu’atelier de l’intelligence et forge de nos œuvres matérielles ; il est ruiné en tant que logement des âmes. Ainsi, tout ayant sombré dans ces naufrages successifs, — la tradition du passé, la raison pure, l’idéal humanitaire, la loi à la révélation scientifique, — il n’y a plus rien à jeter dans la fosse que nous avons creusée ; l’humanité avance toujours, elle est au bord du trou béant, elle cherche un nouvel expédient pour le combler : rien ! rien !

Cependant l’instrument de l’analyse critique, lancé comme une roue d’engrenage, continue de fonctionner à vide, broyant çà et là les quelques vestiges d’organismes vivans qui subsistent. Par routine et par orgueil, nous croyons encore à la sûreté de ce jeu du cerveau, devenu presque mécanique à force d’habitude. N’y aurait-il point, — je le dis sérieusement, — un dernier pas à faire dans notre nihilisme pour qu’il soit complet ; ce pas ne nous coûterait guère, après tant d’autres ; ne serait-il point temps de mettre en doute la valeur de notre machine à douter ? J’entends lorsqu’elle s’attaque aux réalités solides, — et il y a des réalités de l’ordre moral, — qui constituent l’ensemble du monde, tel que l’ont accepté des milliers de générations, tel que l’a façonné la grande volonté qui est au fond des choses, afin qu’il servît de cadre au développement normal de la vie humaine. Emparons-nous, pour la retourner, d’une phrase qui a fait fortune ; devant le penseur, a-t-on dit, les phénomènes de la vie universelle ne sont qu’un feu d’artifice perpétuel. Et si c’était le contraire ? Le feu d’artifice changeant et puéril, ne serait-ce point ces subtiles combinaisons d’idées dans le cerveau du penseur ? Ses explications et ses négations ne seraient-elles autre chose que les étincelles d’un appareil électrique, dégagées pour notre divertissement, mais qui ne jettent aucune clarté sur la vie impénétrable de l’univers ? M. Secrétan dit quelque part un mot d’une grande portée : « Le matérialisme fournit une explication des choses qui satisfait l’imagination, mais qui ne dit rien à la raison. » En effet, matérialistes ou autres, les systèmes métaphysiques ne sont probablement que des poèmes d’imagination, d’une imagination qui crée son rêve chez le philosophe avec des syllogismes et des idées pures, comme elle le crée chez le poète avec des sensations et des métaphores. Je sais qu’on fera difficilement accepter ce point de vue aux tout jeunes gens ; la première fois qu’on lit un traité systématique, pourvu qu’il soit clair et ingénieux, on est convaincu ; l’univers paraît s’y mouler avec une docilité parfaite. On en lit quelques autres, et l’on fait des efforts sérieux pour accorder entre elles ces explications divergentes, également séduisantes. On en lit cinquante, on en lit cent ; l’impression qui finit par prévaloir est celle du feu d’artifice sans conséquence, tiré devant l’univers qui reçoit les flammèches et continue ironiquement sa vie obscure, inviolée. Nous le sentons si bien que notre créance est acquise, dans tous les ordres d’études, aux démonstrations historiques de préférence aux démonstrations métaphysiques. Mais nous voyons mal, parce que nous souffrons d’un excès d’intellectualisme. A un certain niveau de culture, on ne rencontre plus que des cerveaux hypertrophiés, qui se meuvent sur deux pieds dans l’oxygène pur. Machines intéressantes, formidables en apparence, mais trop faibles pour déplacer le poids du vaste monde, le poids du long passé qui les écrase sous une lente accumulation de consentemens généraux, sous des créations organiques et durables, parce qu’elles répondent aux besoins éternels de l’âme, du cœur, des instincts sociaux.

Et ce que j’en dis n’est pas pour flatter le bon réactionnaire, celui qui voudrait nous ramener d’un saut brusque à ce passé ; celui qui méprise ou ignore la grandeur de la science. Le seul tort de la science, qu’elle partage innocemment avec l’amour, est de ne pouvoir nous donner tout ce que notre folie attend d’elle. — Le bon réactionnaire raisonne du passé comme un homme justement convaincu de la richesse d’un dépôt de houille, et qui nourrirait l’étrange illusion de rendre la sève à ces forêts pétrifiées, pour s’abriter de nouveau sous leurs ombrages. Le parlait révolutionnaire croit au contraire qu’il faut jeter à la mer ce minéral inutile. Le chimiste se contente de l’analyser, pour nous bien prouver que ce sont des arbres morts. Il y a mieux à faire, si l’on comprend que la forêt n’est pas morte, mais transformée, et que, sous sa forme nouvelle, elle reste pour nous source de lumière, de chaleur et de force. Le passé, tel que nos pères le connurent, ne peut plus nous servir ; toutefois on ne fera rien sans utiliser le produit du passé.

Mais j’entends qu’on me crie : A la question ! à la seule question ! Ils ont constaté le mal ; ils prétendent en découvrir les causes ; qu’ils disent le remède, cela seul nous importe ! — On reconnaît la scène de famille que chacun de nous a vue : le médecin vient pour un cas grave, mais lent, chronique et ancien ; il diagnostique l’état du malade, la marche antérieure de l’affection ; il conseille un spécifique d’effet certain. — Impossible, s’écrie le malade, mon organisme ne le tolère plus, et je n’y crois pas. — A votre aise, répond le médecin ; il donne quelques préceptes d’hygiène, il sort ; et la famille n’a pas de termes assez durs pour qualifier cet âne bâté. — N’éveillez jamais d’espérances : ou vous les nourrirez d’un leurre, et vous ne serez plus sincère ; ou vous les désenchanterez, et elles deviendront féroces. — S’il fallait une preuve de la profondeur et de l’universalité du mal que nous étudions, on la trouverait dans l’impatience candide des jeunes gens qui accourent, partout où retentit sur ces questions une parole de bonne volonté, et qui pressent l’écrivain ou l’orateur : Vous avez le remède ! Dites vite que vous avez le remède ! Pour un peu, ils s’écrieraient, comme les juifs rassemblés aux Encénies : Quousque animam nostram tollis ? Si tu es Christus, die nobis palam ! Mais le Christ était le Christ et pouvait répondre.

Cependant les plus audacieux proposent leur remède. On connaît celui de Tolstoï : abandon des villes, retour aux champs, travail manuel, communisme fraternel. C’est d’une exécution difficile, et qui souffrira quelques délais. M. Darmesteter invite ses contemporains à se remettre sous la direction des prophètes d’Israël ; de fort honnêtes gens, mais vraiment un peu loin, et bien oubliés. D’autres croient voir quelque chose qu’on ne voit pas très bien. Les plus avisés décident sagement qu’il faut faire son devoir, tel que la conscience le dicte au temps présent, et que le reste sera donné par surcroît. On ne parle que pour mémoire, parce que chacun y pense, des médecins attitrés, de ceux qui ont charge de répéter depuis dix-huit siècles : « Venez à moi, je suis la vérité et la vie. » Il faut avouer que leur invitation n’est pas toujours engageante : quelques-uns traitent le malade comme un criminel, ils lui enjoignent de revenir en chemise et la corde au col ; ils sont fort loin du respect et de la compassion de Pascal pour « ceux qui s’emploient à chercher, n’ayant pas trouvé, ceux qui sont malheureux et raisonnables. » Mais les meilleurs de ces médecins, étant gens d’expérience et de charité, n’attendent pas le miracle qui leur ramènerait d’un coup tous les infirmes. Ils savent que des oiseaux, effarouchés par le chasseur, tournent longtemps en cercles concentriques avant de se reposer à la place d’où on les fit lever ; ils savent que ces oiseaux finissent par s’abattre dans la même forêt, rarement à la même place. Plusieurs reconnaissent qu’ils ont quelques soins à prendre, pour approprier cette place aux nouvelles formes du vieux besoin, pour regagner le temps perdu en lamentations sur l’inévitable.

Cette lenteur des révolutions historiques, cette nécessité de retrouver le neuf dans le vieux, ce n’est point l’affaire de nos jeunes impatiens, avides de surprises séduisantes. Raison de plus, pour les bons laboureurs qui sèmeront peut-être, mais ne moissonneront pas, pour ces bons ouvriers auxquels je m’unis de tout cœur, raison de plus d’être en garde contre quelques embûches que le Malin tendra sous leurs pas. Le Malin, c’est le journaliste enclin aux baptêmes hâtifs, qui les dénommera « néo-chrétiens, » « néomystiques, » et autres vocables prétentieux dont le premier tort est de ne rien signifier. Mieux vaudrait rester humblement de bonnes cigognes. Le Malin, c’est le jeune enthousiaste qui offrira à l’Elisée attendu un pan du manteau d’Élie : le vêtement est tentant ; mais il siérait mal sur nos redingotes. Et souvenons-nous, à propos de redingotes, que notre pays n’aime guère les sermonnaires sous cet habit ; il flaire aussitôt un puritanisme qui ne fera jamais fortune chez nous. Souvenons-nous que Buffon tempère d’une seule réserve l’éloge qu’il fait des cigognes : « Elles ont l’air triste et la contenance morne. » Il est possible que ce pays de France, où l’on verra encore tant de choses singulières, traverse quelque jour une crise d’ascétisme ; on peut parier à coup sûr qu’il ne connaîtra jamais une crise de puritanisme. Un ami, très convaincu de l’urgence du réveil idéaliste et très séduit par ses excitateurs, me demandait naguère avec une touchante inquiétude : est-ce qu’ils vont nous défendre de regarder une jolie fille ? — C’était un faible, sans doute ; mais ils sont beaucoup. Et cela voulait dire, au fond, qu’une inhibition aussi cruelle, il ne l’accepterait, sauf à s’y conformer dans la mesure de ses forces, que de ces hommes qui ont droit de commander aux cœurs], parce qu’ils ont meurtri le leur ; de ces hommes que leur robe met à part, et non-seulement leur robe, mais surtout, vous le savez bien, le mystère insondable qui signe leur front, le mystère du triple vœu : obéissance, chasteté, pauvreté. Ces vœux, les avons-nous faits, mes amis ? Comptons-nous les faire ? Ce serait un peu tard pour quelques-uns d’entre nous. Alors, laissons les grandes paroles à ceux qui donnent les grands exemples. Contentons-nous d’être à peu près d’honnêtes gens, ce qui n’est déjà pas commode, même avec les sept péchés par jour concédés au sage ; contentons-nous de philosopher avec nos pairs, les remueurs de libres idées. Engageons-les, — c’est aujourd’hui le principal et j’y reviens, — à regarder le monde d’une vue vraiment scientifique ; à se demander si « le feu d’artifice des phénomènes » n’est point tiré dans leur propre cerveau ; à constater en dehors d’eux les faits d’observation directe, la perpétuité et la légitimité des besoins de l’âme, l’accumulation du passé qui a su satisfaire ces besoins, les exemples historiques et la possibilité actuelle d’une accommodation de ce passé aux exigences morales et sociales du présent. N’oublions pas que pour persuader nos pairs, gens difficiles, il faut mêler un grain de bon sens à beaucoup de générosité et de sincérité ; il faut avoir lu ce monstre de Voltaire et s’en souvenir, ne fût-ce que pour cultiver son jardin mieux que lui. — C’est réduire notre tâche ; mais nous n’avons point d’illusions, n’est-ce pas ? Le grand coup de sainte folie qui changera le monde, s’il doit venir, frappera sur les foules où il n’y a pas de bacheliers ; il sera déchaîné, c’est au moins probable, par un de ces êtres sacrifiés qui sont les ministres naturels des sublimes folies, toujours du droit de leur robe et de leur triple vœu. — C’est écarter par là même les candidatures au rôle messianique ; quelques candidats en seront fâchés ; et ce langage nous vaudra, d’ailleurs, des accusations aussi variées que les tempéramens. Les uns y verront la fourbe d’un hideux clérical : point ne nous chaut ; d’autres, la timidité d’un centre gauche : ce sera déjà plus dur ; d’autres encore, la cautèle d’un opportuniste ; ce sera douloureux. Qu’y faire ? Puisqu’il est entendu que tous seront désormais sincères et véridiques, dans la confrérie, le premier devoir y doit être d’agir de son mieux et de croire selon ses lumières, mais de ne pas s’en faire accroire et de ne pas en faire accroire aux autres.

Moyennant quoi l’on peut espérer ceci. Les architectes qui bâtiront la cathédrale de l’avenir, pour peu qu’ils aient, avec de la mémoire et de l’indulgence, la fantaisie copieuse des imagiers d’autrefois, ne manqueront pas de sculpter dans quelque tympan un nid de cigognes ; à moins qu’ils ne le taillent dans la plus haute pierre, sous l’auvent du clocher, pour mieux figurer l’humeur de ces voyageuses ; nées sur ce faite d’où l’on voit beaucoup de pays, elles gagnent souvent le large, étant des oiseaux curieux et de grand vol ; rappelées par la voix qui leur sonne là-haut des heures accoutumées, elles reviennent tourner autour, d’instinct, sans savoir pourquoi, pauvres bêtes ! par le commandement exprès qui a fait à chaque être sa destination particulière, qui a fait d’elles les modestes messagères de paix, les avant-courrières des bons jours.


EUGÈNE-MELCHIOR DE VOGUE.

  1. Traduction d’A. Dietrich ; Westhausser, éditeur.
  2. Hinrichsen, éditeur.
  3. Fischbacher, éditeur.
  4. A. Colin, éditeur.