Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Observations sur cette nouvelle édition

OBSERVATIONS
SUR
CETTE NOUVELLE ÉDITION.



Je ne m’étais pas flatté d’une vaine espérance en pensant que le public français, accoutumé à des études plus fortes et plus consciencieuses, voudrait bien accueillir mon recueil de nos anciens monumens historiques. Froissart surtout, objet de ma prédilection, a vu se renouveler pour lui ces nombreux témoignages d’affection sur lesquels il s’était accoutumé à compter pendant sa vie. Il m’a fallu songer à en donner une nouvelle édition.

Malgré le bon accueil fait à la première, et la justice qu’on a rendue à la persévérance de mes recherches, j’ai compris que de nouveaux devoirs m’étaient imposés. Dans une première édition, j’avais profité des notes de M. Dacier sur une partie du premier livre de Froissart. Toutes ses recherches sur la partie française étaient excellentes, je les avais conservées. Ses recherches sur la partie étrangère étaient plus rares et fort imparfaites, je les avais supprimées et remplacées par des travaux faits par moi-même avec soin sur les chroniques originales anglaises, écossaises, allemandes, flamandes, espagnoles, italiennes et portugaises. Outre ces notes, j’avais également acquis de M. Dacier quelques collations et copies d’anciens manuscrits de Froissart, aujourd’hui perdus ou égarés, tels que ceux du prince de Soubise et de Saint-Vincent de Besançon.

Dans cette seconde édition, j’ai revu avec soin mes premiers travaux ; j’ai conservé presque toutes les anciennes notes de M. Dacier pour la partie du premier livre dont il s’était occupé : le reste était à faire. Quant à mes propres notes, je les ai revues avec soin pour les abréger toutes les fois que cela m’a paru possible, et pour les compléter quand cela était nécessaire.

Le texte a été également revu par moi avec conscience. J’ai pu le rendre plus complet encore par une collation scrupuleuse avec de nouveaux manuscrits, de telle sorte que le premier livre y a gagné à lui seul plus d’une vingtaine de chapitres.

Bien décidé à ne rien négliger de ce qui pouvait me fournir les moyens d’améliorer mon édition, je résolus d’aller visiter avant tout les bibliothèques des villes de Flandre où Froissart avait habituellement séjourné pendant sa vie, et de revoir encore les manuscrits de Paris, pour savoir si rien d’important ne m’était échappé. Ces recherches ont été fructueuses.

Deux manuscrits de Cambray et un manuscrit de Paris m’ont offert sur le second soulèvement des Gantois de 1378 à 1382 des renseignemens beaucoup plus complets que ceux que je possédais jusqu’alors. Ces trois manuscrits contiennent une histoire séparée de cette guerre, écrite par Froissart sous cette forme monographique, et refondue plus tard par lui dans sa grande histoire. Ce premier jet renferme quelques faits nouveaux et d’autres plus détaillés. J’ai collationné ces manuscrits chapitre par chapitre avec la partie correspondante dans le deuxième livre de ses Chroniques. On trouvera à la suite du deuxième livre l’addition qui contient le résultat de ce travail. J’y donne tous les chapitres et fragmens de chapitres qui ne se trouvent pas dans la rédaction générale.

Un manuscrit de la bibliothèque publique de Valenciennes m’a offert une addition plus précieuse encore. Dans le chapitre XV du premier livre de ses Chroniques, Froissart dit :

« Le jeune Édouard, qui fut puis roi d’Angleterre, s’adonnoit le plus et s’inclinoit de regard et d’amour sur Philippe que sur les autres ; et aussi la jeune fille le connoissoit plus, et lui tenoit plus grand’compagnie que nulles de ses sœurs. Ainsi l’ai-je depuis ouï recorder à la bonne dame qui fut roine d’Angleterre et de-lez qui je demeurai et servis, mais ce fut trop tard pour moi : si me fit-elle tant de bien que j’en suis tenu de prier à toujours mais pour elle. »

Cette remarque, ajoutée évidemment après la mort de Philippe, comme je l’avais indiqué en note, me prouvait que Froissart avait retouché plus tard le morceau d’histoire qu’il annonce lui-même avoir commencé à écrire dès dix-neuf ans et avoir porté, à vingt-quatre ans, en 1361, à la reine d’Angleterre. Ce morceau m’avait paru devoir se terminer avec les trêves de l’année 1341, ainsi qu’on peut le voir dans la note au bas de la page 127, tome Ier ; mais ce n’était là qu’une supposition pour la démonstration de laquelle je n’avais aucune garantie. Le manuscrit de Valenciennes a transformé cette supposition en certitude. N’y trouvant pas l’intercallation citée ici d’après le chapitre XV, je commençai à croire que ce pourrait bien être le récit plus ancien dont une copie aura été laissée par lui dans son pays avant son départ, copie qui aura plus tard été recopiée par d’autres. Je le lus donc avec plus d’attention, et fus frappé de la différence de ce texte avec tous ceux que je connaissais. De cette lecture il résulta pour moi la conviction que le manuscrit de Valenciennes reproduit la première rédaction présentée par Froissart à la reine Philippe en 1361. Un examen du contenu fera certainement passer ma conviction dans l’esprit de tous ceux qui voudront bien l’examiner. Je le publie ici en entier sans la moindre altération d’orthographe, d’après le manuscrit qui n’est que du quinzième siècle, mais qui est certainement fait sur un manuscrit du temps.

Deux réflexions frappent surtout en lisant ce morceau ; ce sont : la partie relative à l’alliance des Flamands avec l’Angleterre et à Jacques d’Artevelle ; et la partie relative au vicariat de l’empire conféré à Édouard III.

Dans le récit des affaires de Flandre, Froissart montre dans le manuscrit un esprit plus flamand et moins chevaleresque que dans sa révision. En comparant cette traduction à celle des anciennes chroniques de Flandre, latines et françaises, j’ai été frappé de la ressemblance. Froissart était obligé, jeune comme il l’était, de prendre un guide approuvé, et les chroniques de Flandre étaient un excellent guide. Une grande quantité des manuscrits que j’ai consultés a Gand, à Bruxelles et à Paris, et que je ferai connaître dans cette Préface, se terminent aussi avec l’année 1342. Les causes de l’alliance anglaise y sont nettement expliquées non par des affections, mais par des intérêts, et Froissart ne refuse pas sa sympathie aux bourgeois de Flandre pour ne l’accorder qu’aux chevaliers ; c’est qu’il était encore sous l’influence des impressions de sa naissance et n’avait pas été ébloui par le bon accueil des cours. Plus tard ce récit fut modifié et la vérité y perdit : en supprimant la cause véritable de l’alliance des Flamands avec les Anglais contre les Français, le besoin des laines pour leurs manufactures, Froissart a sacrifié la vérité au désir de plaire à ses protecteurs.

Le second récit, celui du vicariat d’Édouard, offre aussi des nuances bien curieuses à observer. Dans cette antique narration cette cérémonie est racontée avec toute l’affection que Froissart a toujours eue pour les pompes solennelles, et on y trouve de nombreux détails qui ne sont fournis par aucun autre historien, et portent tous les caractères du vrai. Dans sa révision tout cela a été omis et l’affaire du vicariat ne tient que quelques lignes. Pourquoi ce sacrifice d’un morceau qui devait lui plaire ? L’explication est facile à donner. Lorsque Édouard voulut pour la première fois essayer sa fortune contre celle de Philippe de Valois, il sentit la nécessité de se fortifier par des alliances en Allemagne. L’entrée de la Normandie ne lui avait pas été ouverte par Jean d’Harcourt, et les victoires de Crécy et de Poitiers n’avaient pas détruit le prestige de la puissance de la France. Jeune et inconnu il se trouva heureux de pouvoir agir et étendre ses alliances sous l’égide d’un nom plus puissant que le sien, celui d’un empereur d’Allemagne. Louis de Bavière, qui occupait alors le trône impérial, fut charmé de voir un roi d’Angleterre solliciter son vicariat, et il donna la plus grande solennité à cette cérémonie, dans laquelle apparaissait si manifestement sa suprématie impériale. Édouard, placé sur un trône inférieur, eut à prêter serment à l’Empire, et on assure que Louis de Bavière demanda, mais inutilement, que ce serment fût prêté à genoux. Le fier Édouard conserva un souvenir pénible de l’infériorité dans laquelle il avait été forcé de se placer, et lorsque plus tard les batailles de Crécy et de Poitiers l’eurent rendu maître de presque toute la France, il eût désiré pouvoir faire oublier qu’autrefois il s’était vu trop faible pour attaquer seul corps à corps la nation dont les fautes sans nombre d’une noblesse étourdie lui avaient permis de triompher. Il voulait que les Anglais conservassent le sentiment de leur supériorité et que les Français fussent rendus plus faibles par le sentiment de leur humiliation. Sous l’empire d’une telle idée on peut croire que l’épisode historique du vicariat, traité avec tant de détails par Froissart dans sa première narration, ne dut pas mériter les suffrages de la reine Philippe. Elle fit sans doute comprendre à Froissart sa maladresse de courtisan, et le morceau fut si bien effacé dans la révision qu’il ne resta plus qu’une simple mention du vicariat, comme fait historique impossible à celer, mais sans aucune mention de la cérémonie.

J’ai comparé ces deux morceaux avec les chroniques latines et françaises de la même époque, et j’ai trouvé le récit de Froissart, tel qu’il est donné dans cette première rédaction, non moins explicite et plus circonstancié. L’authenticité m’en paraît incontestable. Froissart d’ailleurs était de Valenciennes et y conserva de nombreux amis. Il était donc probable que c’était là surtout où j’avais la probabilité de trouver quelque chose de nouveau à cet égard.

À mon retour à Paris je comparai les notes que j’avais prises sur les diverses chroniques de Flandres avec les manuscrits qu’en possède la Bibliothèque du Roi, et plus j’étudiai cet examen plus il me fut démontré que les reproches faits à Froissart sur ses inexactitudes étaient dénués la plupart de tout fondement surtout dans les circonstances les plus importantes. Il peut se tromper sur une date ; il peut éloigner ou rapprocher une ville ; mais toutes les choses essentielles y sont reproduites sous leur vrai point de vue et nullement avec une partialité anglaise comme on s’est plu à le dire sans l’avoir lu. La seule injustice qu’on puisse bien évidemment lui reprocher, c’est de se mettre toujours du côté des chevaliers contre le peuple dans tous les pays, et encore son esprit conserve-t-il encore assez d’impartialité pour faire agir et parler noblement ceux du peuple qui ont noblement agi et parlé. Par une inconséquence étrange les mêmes personnes qui reprochaient à Froissart sa partialité en faveur des Anglais et de leur roi, l’ont accusé en même temps d’avoir créé l’admirable épisode des bourgeois de Calais dans lequel Édouard se montre si peu à son avantage. On va voir par divers extraits des manuscrits ce qu’on doit penser de toutes ces assertions.

Je lis, folio 232 du manuscrit 8380 de la Bibliothèque du Roi, chroniques de Flandre :

« Quand messire Jehan de Vienne, messire Ernoul d’Audrehen et aultres, aussi les bourgeois de Calais veirent comment ils avoient failly à secours, ils prindrent conclusion de eulx rendre. Et de fait ils se rendirent au roy d’Angleterre, par telle condicion que six des bourgeois de Calais alèrent au siége en la tente du roy Édouard en leurs draps linges, sans chapperons et deschauls, la hart au col, et là se misrent du tout à la voulenté du roy, quy tant estoit ayré sur toute la ville que il dist que jà il n’en prendroit homme à merchy, fors tous à sa voulenté. Mais à la requeste de la royne tous furent respités de mort : et adonc par le commandement du roy d’Angleterre, tout le commun peuple de la ville furent contrains à partir, saulf leurs personnes, mais ils perdirent tout leur avoir. Et les chevaliers quy en Calais avoient esté en garnison de par le roy de France, durant le siége des Anglois, furent mis à raenchon. Et adonc le roy d’Angleterre poeupla la ville de Calais de tous purs Anglois, car il n’y laissa nuls homme ni femme de la nation de Calais. »

No 465. Chroniques de Flandre, vol in-4o de la bibliothèque de Bruxelles.

« Si firent eslever un homme en la ville de Gand, de moult cler engin, que on appelloit Jacques d’Artevelle. Cellui avoit esté avec le conte de Valois oultre les mons, et en l’isle de Rodes, et puis fu varlet de la fruiterie messire Loys de France, puis s’en ala à Gand dont il fu natifs, et prist à femme une brasseresse de miel. Quant il fu eslevés, si fist assembler le commun de Gand et leur remontra que sans le roy d’Engleterre ils ne pouvoient vivre, car toute Flandres estoit fondée sur drapperie, et sans layne on ne pouvoit drapper ; et pour ce looit que on tenist le roy d’Engleterre à amy. Et ils distrent que bien le vouloient. »

Il va ensuite à Bruges, Yppre, Buges, Cassel, Furnes et obtient le même résultat…… « Pour ce qu’ils se doubstoient que les gentils hommes ne les peussent contr’ester en leurs rebellions faire, ils les prindrent en hostaiges (ils craignoient aussi leur comte, allié des François)… Quant les gens du roy d’Engleterre virent qu’ils estoient asseurés du pays de Flandres, ils s’en alèrent et le distrent au roy d’Engleterre qui tantost leur envoy ci des laynes grant foison. »

Cette chronique contient le manifeste d’Édouard, lorsqu’il commença à faire valoir son droit. Il est daté de Gand, 8 février, an ier de notre règne en France et xiiie en Angleterre ; c’est le même que l’on trouvera dans la première rédaction de Froissart, donnée dans ce volume. Froissart, qui s’essayait alors à écrire l’histoire, a souvent suivi pied à pied les chroniques de Flandre pour cette époque.

Cette chronique ne va que jusqu’en 1342, car les trois derniers feuillets sont d’une autre main. Une abréviation qui suit va jusqu’en 1556.

Copie moderne. Chronica Flandriæ, 340d. Copie d’un manuscrit de Saint-Bertin.

« Post hoc inter regem Franciæ et regem Angliæ, dissentionis materia est suborta. Rex verò Angliæ calumniatus est (chalengea) totum regnum Franciæ dicendo quod........etc. Ex hoc sequuntur diffidentiæ ; clauduntur passus ; mercandiæ deficiunt per terram et per maria, depauperantur viciniæ, et Flandria præcipuè quæ de mercandiis et lanificiis solita est sustentari. Tunc vidissetis textores, fullones et alios artifices gregatim panem suum seu victum suum cotidianum per Flandriam mendicare. Rex Franciæ querebat et procurabat quod Flandrenses sibi assisterent contrà regem Angliæ in hac guerrà, sed finaliter licet comes Ludovicus niteretur in contrarium, comitales (les communautés) tamen magis elgerunt prestare auxilium et favorem Anglis pro habendis lanis et mercaturis aliis ab Anglià et Anglicorum consilio, quam à Gallicis antedictis. Et sic comes solus cum paucis nobilibus favebat regi Franciæ et tota patria residua regi Angliæ adherebat.

Regebantque tunc et ordinabant patriam tres cives principales, Gandavum, Brugis et Ypris et eorum obediebant împeriis universi. Gandavum tamen, cujus summus capitaneus erat Jacobus de Artevede, vir ferox et industrius, virtute et potentia ceteris omnibus prepollebat. — (Ce fut alors que le comte ne pouvant se faire obéir se réfugia près du roi de France avec sa femme, son fils, et qu’Artevelde rappela les bannis.) Celle-ci ne va que jusqu’en 1350, et elle parle à l’année 1347 de Nicolas Rienzi.

Elle dit en parlant des habitans de Calais désolés après le départ du roi de France, dont ils avaient espéré le succès :

« Qui ultra non habentes unde viverent et de succursu diffidentes, reddiderunt se misericordiæ regis Angliæ, quartà die mensis augusli. Quod ibidem rex gaudens suscepit, sed misericordiam in tirannidem commutavit. Omnes enim illos qui villam inhabitaverant foras ejecit, etiam religiosos carmelitas, et loco eorum Anglicos introduxit. »

M. Gœthals Vercruysen, de Courtray, possède dans sa précieuse bibliothèque de manuscrits une chronique fort intéressante pour cette même époque, celle de l’abbé Gilles le Muisis. Il en existe aussi un manuscrit à Paris, et j’en ai extrait pour ma première édition de Froissart un poème français sur la bataille de Crécy ; mais ce manuscrit est d’une écriture moderne courante, fort difficile à déchiffrer. Le manuscrit de M. Gœthals est sur vélin, du quatorzième siècle, et paraît être le manuscrit original de l’abbé Muisis lui-même. On me saura gré sans doute de faire connaître un manuscrit que nous ne pouvons posséder. Le gendre de M. de Gœthals m’a permis d’en prendre connaissance pendant mon séjour à Gand.

Il commence ainsi, en lettres rouges :

« O vos omnes qui in monasterio beati Martini Tornacensis habitum regularem assumpsistis, et qui ibidem stabilitatem et conversionem morum et obedientiam professi estis, et novistis, tam moderni quanm futuri, reducite ad memoriam et mente sedula sæpissimè cogitate quod nasci pena, labor vita, necesse mori, et quod homo natus de muliere, brevi vivens tempore, repletur multis miseriis. Pensate etiam quod nulla sunt que temporaliter currunt. Finis temporalium ostendit quia nichil, sit quod transire potuit ; casus rerum indicat quia res transiens, et tunc quoque nichil fuit cum stare videretur. Mundus, qui diligitur, fugit, fugientem sequimur, labenti inheremus, et quia labentem retinere non possumus cum ipso labimur, quia cadentem tenemus. »

En encre noire suit[1] :

« Ego autem frater Egidius li Muisis, post restaurationem dicti monasterii humilis abbas decimus septimus, licet indignus, antedicta reducens ad memoriam et cupiens finem ponere viciis, et moribus disciplinam, occurrit michi quod, ad ociositatem evitandam, secundum ingeniolum à Deo michi datum, aliqua compilarem et ordinarem quæ successoribus legere volentibus proficiant ad solamen et salutem. »

Il annonce ensuite qu’il va publier trois traités :

1o Des malheurs qui ont frappé son monastère, des causes de sa dépopulation, et de son élévation à la dignité d’abbé.

2o Des coutumes qui doivent s’observer dans son monastère,

3o Des guerres entre le roi de France et le comte Guy, et entre les deux rois de France et d’Angleterre.

À la suite du volume, il déclare avoir fait insérer un compte rendu des dépenses et des recettes de l’abbaye pendant son administration.

Ce volume, qui est en effet d’une belle conservation, contient tout ce qui est mentionné, y compris la table des matières de la troisième partie, indiquée aussi par lui. D’où il faudrait conclure que ce serait là le volume original.

La table de la troisième partie indique un prologue et quatre-vingt-dix chapitres, dont le dernier se réfère à l’an 1348 selon la table pascale.

Le premier commence avec le monde.

Ce n’est guère qu’à dater du quarante-cinquième chapitre, qui commence à la mort de Louis-le-Long et au couronnement de Charles son successeur, que ce manuscrit commence à devenir intéressant et neuf.

Le traité 1 contient 18 feuillets écrits sur 2 colonnes.

Le traité 2 contient 13 idem.

Le traité 3 contient 230 idem.

Les comptes de l’abbaye se trouvent au folio 29. Déjà dans le premier traité, aussitôt son élévation à la dignité abbatiale en 1331, il avait fait faire un état de l’actif et du passif de l’abbaye, qu’il fit consigner à la fin de ce premier traité.

Dans le prologue de l’histoire, traité 3e, il dit :.... « Ego frater Egidius li Muisis..... perpendens in anno 1347 quod annus ille erat annus ætatis meæ 76, item à die in qua habitum suscepi regularem annus 58, item a die electionis de me facte et promotionis in abbatem annus 16 et benedictionis meæ annus 15, reducens ad memoriam etc. »

Il commence par une table des pontifes empereurs et rois, depuis Adam jusqu’à l’année 1294.

Le chapitre suivant commence avec saint Louis.

Avec le feuillet 61 (XXV de l’ancien numérotage), commence la généalogie des comtes et comtesses de Flandre, depuis Théodoric, fils de Théodoric, duc d’Alsace (il l’appelle Ausai), et de Gertrude, fille de Robert-le-Frison, jusqu’à la mort de Louis, fils de Robert, tué en 1346 à Crécy.

Ensuite vient l’histoire des guerres entre la France et l’Angleterre, depuis l’année 1294 où fut élu Pierre-l’Ermite sous le nom de Célestin.

À la page 41 commence l’année 1337, qui est la partie vraiment intéressante, relative aux guerres entre Philippe et Édouard.

À la page 66 commence le récit de la bataille entre la Broye et Crécy (il la fixe au mois de décembre, 26 août 1346).

« Magna pars de exercitu regis Franchiæ tam equitum quam peditum atque communie fessi sequebuntar, et sarchine et currus de longe veniebant… fuitque regi datum consilium à domino Johanne de Byaumont, domino Milone de Noyers qui portabat signum beati Dyonisii quod vocatur l’oliflambe, et aliis quam pluribus quod suas gentes expectaret, et suas acies et scalas ordinaret ; sed rex non acquiescens eorum coniliis, motu proprio fecit ad arcem proclamare… pedites… et balistarii genuenses pro posse suo se ordinaverunt. Ad quos archistæ anglici stantes ex adverso trahebant et sagittabant cum tanto impetu et copià quod resistere non valebant ; quia defensiones et targias suas non habebant. Et tantus erat tractus sagittarum quod mariscalchi et sui retrò se traxerunt usque ad aciem regis. Quod videns rex, motus quam plurimum, dixisse dicitur quod non erat opus fugæ neque retrocedendi, et quod illà die esset conslabularius et mariscalcus, et motus de suo loco appropinquans clamabat : « Qui tantum me diligit me sequatur… » Videns autem rex fugam balistariorum de genuenes et aliorum peditum, praæcepit quod, ubicumque invenirentur, interficerentur. Fuitque illà die et post de ipsis facta ingens occisio. Sed rex, intelligens causam fugæ, induisit eis, et de eisdem cessare fecit cedem. »

Il ajoute qu’il a cherché à s’éclairer sur les détails, mais qu’il n’est arrivé à rien de certain. Il n’ose jamais se prononcer entre les parties ; il ne donne pas même le nombre des combattans. Il dit cependant du roi de France : « Dicitur habuisse 16,000 armatorum et sine numero peditum. » À la suite de cette narration tronquée par la peur, le Muisis donne un poème français de Colin de Hainaut, faisant quatre feuilles ; c’est celui que j’ai publié.

« Eodem anno (1346), 17 septembris, naves custodientes portum ante villam de Calais, circiter viginti quinque, fuerunt capti à triginta duabus navibus et à quam pluribus barghis que supervenere de parte regis Franchiæ, quas aduxerunt cum eis unà cum providentiis, et lesis omnibus recesserunt ; et hoc erat in aspectu regis Angliæ et ejus gentium qui à terrà supra dictà potuit videre. »

Il dit que le roi d’Angleterre avait commencé le siége de Calais le 3 septembre 1346 et y resta ainsi quarante-huit semaines ; il raconte que les Calaisiens ; voyant que le roi de France était parti sans faire lever le siége et réduits à la famine, offrirent de capituler, par Jean de Vienne, ce qui fut accepté par le roi Édouard : « Cives qui fuerant divites et nobiles qui erant de parte regis Franchiæ, videlicet 22, penes se retinuit. »

Avec la feuille 87, verso, commence la querelle entre le comte Louis et les Brugeois ; il dit dans le prologue :

...... « Testificor quod in adolescentià meà, dum eram monachus Vîveriis, familiaris fui magistro Johanni de Harlebieke, qui fuit de Flandrià oriundus, qui erat clericus semper studens et astrologus peritus atque expers etfamosus… » Ce fut lui qui lui raconta la guerre entre Philippe-le-Gros et Guy, comte de Flandre, et prédit les maux futurs.

...... « Non quod ego adhibeo fidem dictis mathematicorum neque fatorum, quia intentionis meæ est nichil dicere aut affirmare quod sit aut esse possit contra fidem catholicam. »

Il ajoute, en parlant des Flamands : « Quis unquam ista audivit ? ............... Populus tam rebeliis, gens sine capite, modò volens unum, modò aliud, nunquam in uno proposito permanens, semper paratus se coadunare ad malicias et ad guerras, nulli obediens, nisi illis quos eligebant, et qui sibi placentia loquebantur, et pro sue libito voluntatis, qui etiam expulso Ludovico comite et domino suo proprio pepigerunt fedus, auctoritate proprià cum rege Anglie, cum duce Brabantie, cum comité Hanonie, et aliis principibus et baronibus contrà illustrissimum principem dominum Philippum regem Franchie… Gens utïque patrias circumquaque dissipans, vastans et destruens ecclesias, monasteria, loca sancta, mulieres et virgines violans, personas ecclesiasticas depopulans, ecclesiastica bona in ditione suà levans et usurpans, et in istis et aliis pluribus perseverans, penè regna Francie et Anglie et reliquam cristianitatem commovens, sententiarum fulminationes parvi pendens et quasi nemmem formidans… »

Suivent deux pages, et la fin du livre, en lettres rouges, avec l’année 1348, au moment où la Flandre est soumise à Louis.

« Et audeo dicere, quod in festo Purificationis virginis gloriose, anno Domini 1348, tota patria Flandrie comiti Ludovico juniori subjecta erat et suo consilio obediebant… et sic pono finem. »

Voici ce qu’il dit sur la mort de Jacques d’Arteveld :

« Eodem igitur anno (1345) circà festum beate Marie Magdalene, fuit Jacobus de Artevelde suprà dictus, in domo suà occisus à communitate gandensi, et sepultus in quodam claustro monialium quod dicitur Biloca, juxtà Gandavum, Regnavit que per 7 annos, et fuit gubernator et superior totius ville gandensis ac totius patrie Flandrie ; et ad ejus imperium et voluntatem obediebant, et nichil in dictà patrià fiebat sine eo ; et erat semper vallatus viris armatis 25 vel 30, fortissimis et ad bella promptissimis. Et multa mala evenerunt per eum et propter eum. »

La bibliothèque de Bourgogne à Bruxelles vient de faire l’acquisition d’un deuxième volume d’Égidius-le-Muisis. C’est un in-folio sur vélin, écriture du quatorzième siècle, qui paraît, comme le premier de la bibliothèque de M. de Gœthals, avoir appartenu à l’auteur.

Égidius-le-Muisis annonce qu’il a commencé cette chronique en 1349. Il vante beaucoup son maître Jean de Harlebecque, bon catholique, et savant astrologue, mais en secret.

À la suite vient un poème latin sur l’année 1349, en neuf cents vers environ ; puis des conjectures en prose sur les accidens de cette année et des pronostics sur les suivantes ; puis un chapitre sur la captivité et la destruction des Juifs représentées par une miniature.

Il parle ensuite des flagellans, qu’il blâme beaucoup, attendu, dit-il, que la pénitence doit être raisonnable et régulière. Une miniature offre la procession des flagellans dans la ville de Tournay, qui se laissa gagner par l’exemple.

Il passe de là à la description de la peste de 1349. Une miniature offre des bières et des fossoyeurs. À la suite vient une nouveau poème latin en quatre cents vers environ.

Dans la narration qui suit, le Muisis raconte sur Aymery de Pavie, Godefroy de Charny et Eustache de Ribaumont, le même fait que Froissart a décrit avec tant de grâce et d’élégance dans l’histoire de l’année qui suit la prise de Calais. Ici Le Muisis vient encore confirmer la véracité de notre historien qui n’a fait qu’ajouter les détails gracieux et propres à mieux peindre la scène et l’époque. Dans Le Muisis c’est encore Eustache de Ribeumont qui remporte le los d’être le mieux faisant. Voici ce chapitre dans son entier :

« Anno eodem (1349) die lune, videlicet quarte die mensis januari (1350 n. st.) fuit conflictus coram villà de Calays de gentibus regis Francie contrà regem Anglie, et ejus filium et gentes eorum ; et ceciderunt ex utraque parte milites nobiles et strenui ; et de gentibus regis Francie quam plurimi pedites cæsi sunt et submersi. Fuit autem dux, ex parte regis Francie, miles strenuus et expers in armis et famosus quam plurimum ultra mare et citra, et fuit in multis guerris et in multis conflictibus mortalibus, in omnibus se gerens tanquam probus et nobilis. Rex autem Francie Philippus pro ipsius probitate et fidelitate retinuit dictum militem de suo consilio et misit eum in fronteriis Flandrie, dans eidem potestatem super gubernatores, ballivos, servientes, et super subditos regis citra Parisios in diversis balliviis ordinandi castra, etiam et fortalicias visitandi, et provisiones faciendi, patriam et jura regni defendendi. Nomen autem dicti militis erat Godefridus de Carny ; et erat etiam gubernator et ballivus superior Insulis et Duaci ; et in balliviis de Mortanià et de Tournacensio dominus Eustacius de Rybemont.

« Accidit autem quod ex parte regis Anglie, in castro apud Calays, erat unus castellanus habens secum fratrem suum et quosdam consocios ad castri custodiam. Iste castellanus fraudulenter fingens se esse pro rege Francie, maliciosè misit ad dictum militem dominum Godefridum (de Carny) mandans ei in secreto quod si vellet et ei placeret sibi loqui, ipse dicto militi redderet castrum supra memoratum, et per consequens villam inferius sibi et regi Francie subjugaret. Dictus autem miles credens vera esse que mandaverat et dicebat, significavit dictum negocium domino suo regi. Rex autem confidens de dicto milite et ejus industrià, habito privato consilio, mandavit ei suam voluntatem. Et quia dictum negocium fieri secretè postulabat dominus Godefridus, non advertens fraudem, per se et per medias personas tractavit et tractari fecit cum predicto castellano. Conventione autem factà et pacto de certà summà pecunie et de complendo negocio, ordinatum fuit de modo veniendi, et quo tempore ipse Godefridus et gentes regis Francie venirent. Dictus autem miles coadunavit et congregavit magnam copiam hominum armatorum, equitum electorum, usque ad mille et quingentos, et de peditibus circiter quatuor milia, prout dicebatur et fama fuit. Et interim dictus castellanus significavit regi Anglie totum negocium.

Qui rex preparans se venit cum suo filio et aliis nobilibus secretè per mare, et intravit in dictam villam cum suis, et cum paucà multitudine, cum illis qui erant in villà et in castro, et ibi ordinaverunt suum factum.

Dominus autem Godefridus et gentes sue quas adunaverat venerunt in villam de sancto Audemaro et in villam de Gines et in locis circumvicinis. In die autem in quà castellanus promiserat complere suum factum, ipse posuit et poni fecit ubique super castrum vexilla regis Francie, et mandavit dicto domino Godefrido quod ipse acceleraret negocium et veniret cum suis. Dominus autem Godefridus remisit ad dictum castellanum quod sibi mitteret promissa hostagia. Ipse autem castellanus maliciosè et fraudulenter misit proprium fratrem suum. Dominus autem Godefridus transmisit eum in castrum de Gynes, et tenens se pro securo appropinquavit, et gentes armorum et pedites similiter, et venit antè castrum cum paucis de suo consilio. Et castellanus descendit cum paucis portans copiam clavium in manu suà, ei dicens : Ecce omnes claves castri ; paratus sum vobis tradere, et illud recipere quod michi est promissum. Ibique fecerunt longum parlamentum, adeo quod totus exercitus et omnes equites et pedites qui erant ordinati mirabantur, et ceperunt dubitare quia etiam mare redibat suo cursu finaliter.

Dominus autem Godefridus cum aliquantis suis intravit castrum, et ilicò porte clause sunt et serate, omnibus aliis extrà dimissis. Et incontinenti parati erant super castrum qui deposuerunt vexilla regis Francie universa, et levaverunt vexilla regis Anglie. Exercitus autem afforis hoc videns et quod ipsi erant traditi, ceperunt post clamare traït ! traït ! traït ! traït ! et ceperunt fugere, et multi pedites et alii sunt submersi atque cesi, quia gentes in villà existentes, in castro, in turribus et in muris apparuerunt, qui anteà se celabant.

Et licet de exercitu extrinseco copiosa multitudo fugeret, remanserunt tamen multi nobiles qui erant boni sanguinis, se ordinantes et ad bellum preparantes.

Rex autem Anglie cum suo fiiio nullo consilio remanendi acquiescens, exivit cum suis qui in dictà villà erant, armati et ad pugnam preparati ; et sic dicte acies appropinquaverunt et mutuò bellaverunt ; et de utraque parte ceciderunt nobiles et milites et etiam pedites, et capti fuerunt plures ex ulraque parte.

Inter ceteros dominus Eustacîus de Ribemont qui se gessit et defendit viriliter ut nobilis, et sic fugientibus pluribus, qui erant de gentibus regis Francie, sine causa, rex Anglie et sui obtinuerunt victoriam, et spolia multa cum curribus habuerunt. Certum est enim quod in conflictibus talibus multa eveniunt registratione digna, si saperentur, et quia confusio fuit quod tanta armatura equitum et peditum recesserunt et fugerunt, veritatem rei nescirent dicere fugientes. Illi quoque qui remanserunt pro suà salvatione et mortis evasione intenti, factum rei atque belli pro vero referre nescierunt.

Dominus autem Eustacias de Ribemont, factà cautione, licenciatus fuit ad dominum suum regem Francie veniendi. Qui veniens ad dictum dominum suum regem Francie, narravit sibi negocium et reversus est ; et ante diem sibi prefixam in Angliam transfretavit. Fueruntque ducti omnes prisionarii et captivi capti in Angliam, et in die sancto Pasche anno mccc quinquagesimo, de omnibus nulla certitudo habebatur.

Après cette narration animée viennent environ trois cents mauvais vers latins.

Au feuillet 69 commence l’année 1350. Le Muisis rapporte à cette année l’élection de Raoul, comte de Guines, à la dignité de connétable, occupée par son père, le comte d’Eu, mort dans la même année 1350. Ce sont des faits mentionnés brièvement.

Au feuillet 90, commence l’année 1351. Il annonce au feuillet 101 qu’il commence à ne pouvoir plus lire ni écrire, et il termine par un autre poème d’environ 350 vers, dans lequel il réclame l’indulgence de ses lecteurs.

Au feuillet 107 commence l’année 1352. Les notices ne sont plus que fort courtes. On voit qu’il vieillit.

L’ouvrage se termine par un poème latin dont chaque verset est suivi d’une paraphrase en vers français. Ce poème offre la série des abbés de Tournay, parmi lesquels il figure lui-même. Voici les vers latins qui le concernent :

Egidius li Muisis abbas 17, prefuit annis 23.


Inspirati divinitus,
Per viam Sancti Spiritus,
Hunc priorem Egidium
Le Muisis monacum pium,
Concorditer elegerunt
Et abbatem præfecerunt.
Mala multa sustinuit ;
Sed hoc fecit quod potuit.
Sibi sit cooperator
Bonorum remunerator


Voici la paraphrase française de ces vers, telle qu’il la donne :


La voie dou Saint Espré prisent
Li moine qui cest abbé fisent,
Gilles li Muisis fu nommés.
Grand’paour ot, quand fu sommés
S’il volroit le fais entreprendre.
Consentir convenoit ou rendre.

Mais moult envis s’i consenti.
Pourquoi ? pour chou qu’il en senti
Maint traval puis et mainte paine,
Maint grief, mainte male semaine.
Mais en Dieu mist sen espérance.
Là doit cescuns avoir fiance
Or fu paistrés diz i septimes.
Papes Jehans vint e deusimes
Cassa pour voir l’élection ;
Mais, par la procuration
Dam Lambiert, puis le pronuncha
Abbet, qui tantost li nuncha.
Trestoutes ses adversités
Et toutes ses prospérités
En ses livres seront trouvées,
Car il les a bien registrées.


L’Académie de Bruxelles a décidé que ce manuscrit serait imprimé et en a confié le soin au savant M. Warnkœnig, professeur à l’université de Gand.

Un autre abbé de la même époque, Jean Le Tartier, abbé de Cantinpré, diocèse de Cambray, a laisse des Chroniques encore manuscrites. Dans un catalogue de la bibliothèque de Favier, on les trouve mentionnées à la suite d’un manuscrit des deux premiers livres de Froissart. Je désirais d’autant plus vivement connaître cette chronique que, d’après le témoignage du catalogue Favier, de M. Dinant dans ses Poètes cambrésiens et de M. Leglay dans son Catalogue de Cambray, Froissart aurait été lié avec Jean Le Tartier, et se serait même retiré dans son abbaye pour y rédiger avec plus de loisir la révision et la continuation de ses Chroniques, qu’il annonce lui-même avoir faites en 1390 ; mais toutes mes recherches ont été inutiles.

M. Leglya m’a dit en posséder une copie qu’il se proposait de publier un jour ; mais je ne l’ai jamais eue entre les mains, et je ne puis connaître son véritable mérite.

Après avoir rendu compte des recherches scrupuleuses que j’ai faites pour améliorer et compléter le texte de cette édition, il me reste à dire quelques mots sur l’exécution.

Beaucoup d’érudits m’ont reproché, ainsi que je l’avais prévu dans ma première édition, d’avoir adopté un système unique et plus moderne d’orthographe pour les quatre livres des Chroniques qui offraient mille variétés orthographiques. Je persiste à croire que j’ai eu raison. S’il eût existé un seul manuscrit qui portât bien authentiquement l’orthographe approuvée par Froissart lui-même, j’aurais dû le respecter, au hasard d’en rendre la lecture plus difficile ; mais chacun des copistes de chacun des manuscrits dans les diverses provinces et dans les différens temps a modifié cette orthographe pour l’adapter à la prononciation de sa province et de son temps. Qui eût pu guider le lecteur à travers ce labyrinthe de difficultés ? et quel droit pouvait avoir à être respecté, un copiste souvent ignorant, qui n’avait respecté lui-même ni le fond du texte ni la forme des phrases ? Il m’a fallu quelquefois dix manuscrits divers pour compléter non-seulement un livre mais même quelques chapitres. Quand on n’imprime ni Corneille, ni Bossuet, ni aucun des écrivains du grand siècle avec leur orthographe réelle, pourquoi ferait-on une loi plus impérieuse pour un écrivain déjà assez difficile à comprendre sans cela ? Qu’eût gagné le lecteur à ce que j’eusse supprimé la ponctuation et les accens parce qu’il n’en existe pas dans les manuscrits, et à ce que j’eusse laissé des u et des i au lieu de v et de j, forme actuelle de la même lettre ; et qu’au lieu de l’ê j’eusse laissé l’ancienne forme es, lorsque ce seul changement qui ne dénature en rien la langue contribue cependant à rendre la phrase plus intelligible ? Telles sont pourtant les seules modifications réelles que j’aie faites au texte des manuscrits. Je n’ai jamais remplacé un mot ancien par un mot plus moderne, et même lorsque l’orthographe ancienne indiquait une forme conjugative ou étymologique je l’ai scrupuleusement respectée. Ainsi j’ai laissé, par exemple, escripre pour écrire, ils prindrent pour ils prirent, et de même pour tous les autres mots. Je me suis toutefois rangé à l’avis des critiques sur les noms propres de lieux et d’hommes, que j’ai conservés avec toute la variété qu’offrent les manuscrits. Dans ma première édition, pour mettre le lecteur sur la voie, j’avais donné la véritable orthographe ou la signification des mots en parenthèse ; je me suis convaincu que cela gênait le lecteur ; j’ai adopté dans celle-ci une autre marche. J’ai fait précéder le premier volume de trois dictionnaires nouveaux.

Le premier est un Glossaire offrant tous les mots des Chroniques de Froissart qui ne sont plus en usage dans notre langue moderne, et j’ai ajouté à chaque mot plusieurs exemples tirés du texte de Froissart. Ce travail pourra ne pas être sans utilité pour ceux qui se livrent à l’étude historique de notre langue. Quelquefois Froissart francise des mots allemands et flamands, simples et composés : j’en ai donné l’interprétation.

Le second est un Dictionnaire des noms d’hommes. J’ai cherché à rectifier de mon mieux les noms étrangers, à l’aide des chroniques originales anglaises, écossaises, flamandes, allemandes, italiennes, espagnoles et portugaises, et peut-être trouvera-t-on que cette recherche ingrate n’était pas sans difficulté. Au reste, je me suis convaincu encore par-là des soins minutieux pris par Froissart pour arriver au vrai sur tout. S’il défigure des noms étrangers, c’est toujours pour se rapprocher davantage de la prononciation ; car il faut se rappeler que ce n’est pas sur des mémoires écrits qu’il composait, mais sur des narrations orales ; et presque toujours on retrouve exactement jusqu’au nom de baptême des chevaliers qu’il mentionne : ainsi dans le Podich d’Asvede j’ai retrouvé Lopo Diego de Azevedo ; dans le Pouvasse de Cogne, j’ai revu Lopo Vasquez da Cunha ; dans Alve Gresia d’Albene, Alvares Garcias de Albornoz ; dans le Maître de Vis, le grand maître d’Avis ; dans les comtes de Devensière de Salebrin, d’Astrederne, de Boskem, les comtes de Devonshire, de Salisbury, de Strathern, de Buchan, et tant d’autres que l’on retrouvera sous toutes leurs variétés dans mon dictionnaire.

Le troisième est un Dictionnaire des noms de lieux. La même minutieuse investigation m’a été nécessaire, et je me suis convaincu aussi que l’ignorance des copistes avait encore ajouté à la difficulté de retrouver les lieux qui ne sont indiqués que par la manière dont il les avait entendu prononcer. Ainsi, dans Baudelocque et Val-de-Yosse, on retrouve Badajoz, selon qu’il l’a entendu prononcer par des narrateurs espagnols ou portugais ; dans la Cabasse, Alcobaça ; dans Esturmelin, Stirling ; dans Pleumoude, Yarmoude ou Gernemude, Plymouth et Yarmouth ; dans la Dunoe, le Danube ; dans la Malcabée, la Moldavie, et ainsi du reste, plus défiguré souvent par les copistes que par lui-même.

Voici pour les additions faites au premier volume, sans y comprendre une augmentation notable du texte d’après un manuscrit du prince de Soubise aujourd’hui perdu, mais dont j’avais acheté la copie de M. Dacier. En collationnant soigneusement cette copie avec l’ancien texte, j’ai pu l’augmenter de plusieurs chapitres intéressans.

Dans le second volume j’ai inséré en addition la collation que j’ai faite avec trois manuscrits des bibliothèques publiques de Cambray et de Paris, qui contiennent une histoire particulière de la deuxième guerre de Gand, écrite d’abord par lui comme ouvrage séparé et fondu plus tard, en l’abrégeant dans sa rédaction générale.

Le troisième volume contient la reproduction exacte du manuscrit de Valenciennes tel que je l’ai décrit plus bas. Comme ici je n’avais qu’un seul manuscrit, je l’ai reproduit fidèlement sans en changer l’orthographe. Je n’ai fait qu’y ajouter la ponctuation et les accens, et substituer les j et les v aux i et aux u de l’écriture ancienne. On trouvera ce morceau dans les pages qui suivent.

À la suite de ce morceau vient une biographie de Froissart, tirée uniquement de ses Poésies et de ses Chroniques, arrangées chronologiquement. Les diverses circonstances de sa vie, et l’historique de sa vie littéraire et pour ainsi dire de toutes ses pensées, y sont données par lui-même. J’ai déjà publié en un volume ses poésies les plus intéressantes. J’en ai extrait ce qui le concerne lui seul, et y ai ajouté quelques pastourelles historiques que je n’avais pas publiées dans mon premier volume. J’ai pensé que cette auto-biographie aurait plus de prix pour ses nombreux admirateurs que la biographie la plus exacte qui viendrait de tout autre.

La biographie de Jean-le-Bel, son guide, tirée du Mémorial des nobles de Hasbaie, par d’Hemricourt, écrivain du quatorzième siècle, suit celle de Froissart.

Enfin, pour qu’il ne manquât aucuns matériaux à ceux qui voudront le mieux connaître, j’ai terminé cette auto-biographie par une chronologie composée des événemens politiques de son temps et des événemens de sa propre vie. On verra mieux comment ces grands faits ont pu agir sur sa mobile imagination.

Le tout est terminé par une table chronologique de tous les faits contenus dans les quatre livres des Chroniques.

Ces devoirs d’éditeur consciencieux ainsi remplis, il m’est permis, je le pense, d’énoncer un vœu qui a sa source dans la sincère admiration qu’a fait naître en moi une longue et scrupuleuse étude de sa personne et de ses ouvrages, c’est qu’une tardive justice lui soit enfin rendue, et que la ville de Valenciennes, qu’il a honorée par sa naissance, lui élève enfin un monument digne de lui. Une rue de cette ville porte déjà son nom ; mais ce n’est pas assez : une statue de Froissart doit s’élever sur la grande place de cette ville aujourd’hui si riche et si active, pour prouver à tous que les progrès de ses habitans dans tout ce qui concerne la prospérité matérielle ne lui feront jamais perdre le respect des richesses intellectuelles qui assurent, embellissent et dignifient la jouissance des premières. Déjà M. Aimé Le Roy, bibliothécaire de la ville, homme aussi distingué par ses lumières que par son caractère privé et ses qualités publiques, en a fait la proposition à ses concitoyens. Plus d’un habile artiste de la province offrira son concours dans cette œuvre patriotique, et le gouvernement français s’empressera, j’en suis certain, de seconder ce noble mouvement.

« L’exemple des récompenses, écrivait le roi goth Théodoric au sénat romain, est un aliment pour la vertu, et il n’est personne qui ne cherche à parvenir à la perfection morale, s’il voit qu’aucun de ceux qu’il a loués dans sa conscience n’est privé de distinction publique. »


J. A. C. Buchon.

Paris, 5 octobre 1835

  1. Cette partie du volume est écrite sur trois colonnes.