Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre IV/Chapitre XX

Texte établi par J. A. C. Buchon (IIIp. 107-115).

CHAPITRE XX.

De l’armée du jeune comte Jean d’Armignac et du voyage qu’il fit en Lombardie, et comme il mourut au siége devant la ville d’Alexandrie.


Vous savez, si comme il est ici-dessus contenu en notre histoire, comment le jeune comte d’Armignac avoit intention et affection très grande d’aller en Lombardie pour aider et conforter, par puissance de gens d’armes, sa sœur germaine et son beau-frère, mariée à son seigneur messire Barnabo, fils aîné à messire Barnabo, que jadis le duc de Milan avoit fait mourir merveilleusement. Et étoit ce duc de Milan comte de Vertus, qui se nommoit Galéas[1], fils à messire Galéas, duquel le duc d’Orléans avoit à femme la fille. La dame dessus dite, qui fille avoit été à messire Jean d’Armignac et à messire Bernard d’Armignac, comme dame tout ébahie et déconfortée, et qui n’avoit autre recouvrer ni retour que à ses frères, leur avoit signifié tout son état, sa povreté et nécessité, et le dommage où on la tenoit, et humblement et en pitié leur avoit prié qu’il y voulsissent entendre et la garder et défendre contre ce tyran le comte de Vertus, qui la déshéritoit sans nul titre de raison. À la prière de sa sœur, le comte d’Armignac étoit descendu ; et en avoit grand’pitié, et avoit bien dit et disoit, quoiqu’il dût coûter de remettre sus les besognes de sa sœur, il en feroit son devoir et son plein pouvoir ; et tout ce que il avoit dit et promis il accomplit, et montra de fait et de volonté.

Car si comme vous savez, et j’en ai fait mention en cette histoire, il avoit, avec l’aide du comte Dauphin d’Auvergne, fait les traités en Auvergne, Rouergue, Quersin, Limousin, Pierregord, Angoulémois et Agénois, et racheté plusieurs places et forteresses que les Anglois, Bretons et Gascons tenoient, qui guerre faisoient et avoient fait au royaume de France, sous couleur et ombre de la guerre du roi d’Angleterre, ès terres et pays dessus nommés ; et tous ceux que il avoit par traité fait issir et départir des lieux et forts où ils s’étoient tenus et recueillis, ils étoient devers le roi de France absols et nommés quittes ; et encore leur délivroit-on or et argent pour départir entre eux ; mais ils se obligeoient envers le comte d’Armignac d’aller en Lombardie et lui aider à faire sa guerre. Et à ce qu’ils montroient, ils s’y inclinoient et accordoient tous de grand’volonté ; et tous se traioient vers la rivière du Rosne et la rivière de Sone. Le duc de Berry et le duc de Bourgogne les souffroient bien en leurs seigneuries prendre vivres et pourvéances, car moult en désiroient avoir la délivrance. Et gouvernoit pour ce temps la Dauphiné de Vienne, de par le roi de France, messire Enguerran d’Eudin ; et lui avoit le roi escript et mandé que ses gens d’armes et routes qui se nommoient au comte d’Armignac, si souffrît débonnairement passer parmi la Dauphiné de Vienne, et leur fit délivrer ce qui leur faisoit besoin, pour leurs deniers.

Quand le comte de Foix, qui se tenoit en Bearn et en son chastel à Ortais, entendit que le comte d’Armignac mettoit gens d’armes sus et ensemble, si commença à penser, car il étoit moult imaginatif. Bien avoit ouï dire, ainsi que paroles volent de l’un à l’autre, que celle assemblée s’ordonnoit pour aller en Lombardie et sur le seigneur de Milan ; et pour ce que, du temps passé, il et les prédécesseurs du comte d’Armignac, et ce comte même et son frère Bernard d’Armignac, s’étoient guerroyés, il ne savoit à quoi ils pensoient, ni si cette chevauchée retourneroit sur lui. Si ne voult pas être dépourvu, mais garnit toutes ses forteresses de gens d’armes, et se mit si au dessus des besognes que, si on l’eût assailli il fût allé au devant, de puissance. Mais le comte d’Armignac et son frère n’en avoient nulle volonté, et vouloient bien tenir les trèves qui étoient données entre eux, et faire leur fait et emprise. Moult de chevaliers et écuyers bretons, gascons et anglois, étoient obligés à servir le comte d’Armignac, qui, si il voulsist guerroyer ni contrarier le comte de Foix, ils eussent renoncé à son service et venu de grand’volonté servir le comte de Foix, tant étoit-il aimé de toutes gens d’armes, pour la prudence, la prouesse et la largesse de lui. Quand la duchesse de Lorraine fut informée que le comte d’Armignac s’ordonnoit pour passer les monts et entrer en Lombardie à puissance de gens d’armes pour faire guerre au duc de Milan son père, et que le roi de France et ses oncles les ducs de Berry et de Bourgogne le consentoient, pour nettoyer le royaume de France de ces routes et pillards dont le royaume étoit moult grevé, si ne voult pas mettre ces nouvelles en non chaloir et oubli, mais escripsi devers son père, le duc de Milan, afin qu’il se tînt sur sa garde. Le sire de Milan étoit jà tout avisé et informé de ces besognes ; et se pourvéoit grandement de gens d’armes partout où il les pouvoit avoir, et rafreschit les cités, villes et chasteaux de pourvéances et vivres, et se tenoit tout assuré qu’il auroit la guerre.

Environ la moitié du mois de mars furent ces gens d’armes et ces routes assemblés et amassés, la greigneur partie en la marche d’Avignon ; et comprenoient la rivière du Rosne, mouvant de Lyon sur le Rosne jusqu’en Avignon ; et se trouvoient bien en nombre jusques à quinze mille chevaux ; et passoient au travers du Rosne là où le plus aisément ils le pouvoient passer. Et sitôt comme ils étoient outre, ils se trouvoient en la Dauphiné de Vienne, et se logeoient ès villages sur les champs ; et les aucuns passoient outre pour mieux avoir le passage des détroits et des montagnes qui sont moult obscures et périlleuses à passer aux hommes et aux chevaux. Le comte d’Armignac, son frère et aucuns chevaliers de leur alliance vinrent voir celui qui se nommoit pape Clément au palais d’Avignon et les cardinaux ; et se offrirent à servir ce pape et l’Église encontre ces tyrans lombards ; et de ces offres leur sçut-on bon gré, et en furent moult remerciés ; et quand ils eurent été en Avignon huit jours, et que moult de leurs routes furent passées outre, ils prirent congé à ce pape et à ses cardinaux et s’ordonnèrent à suivir leurs gens. Là se départirent les deux frères l’un de l’autre, le comte d’Armignac et messire Bernard ; et dit ainsi le comte : « Beau-frère, vous retournerez en Comminge et en Armignac et garderez notre héritage de Comminge et d’Armignac ; car encore ne sont pas tous les forts délivrés ni acquittés. Velà ceux de Lourdes que messire Pierre Ernaulx de Béarn tient en garnison de par le roi d’Angleterre ; et aussi la garnison de Bouteville que messire Jean de Grailli tient, qui fut fils au captal de Buch du tout Foissois[2]. Et quoique pour le présent nous avons trèves au comte de Foix, il est crueux et chaud chevalier ; et ne pouvons savoir à quoi il pense ; ni notre terre ne peut demeurer dégarnie ; et pour ces états que je vous remontre vous retournerez. Moult souvent orrez-vous nouvelles de moi et de vous. »

Bernard d’Armignac s’accorda légèrement à celle ordonnance ; et lui sembla bonne et bien avisée, et aussi il n’avoit pas trop grand’affection de là aller. Encore à son département lui dit son frère Bernard : « Vous retournerez devers notre cousin Raymond de Touraine qui se tient ci en la comté de Venesse[3], terre du pape, et la guerroye ; et si a sa cousine épousée, la fille au prince d’Orange. Si lui priez de par moi, et de par vous, car j’en suis prié du pape, que il s’ordonne à venir en ce voyage avecques moi et je le ferai mon compagnon en toutes choses, et le surattendrai en la cité de Gap, séant entre les montagnes. »

Bernard d’Armignac répondit à son frère et lui dit que le message se feroit. Si se départirent les deux frères à celle parole sur les champs ensemble, à telle fin que oncques puis ne se virent. Le comte d’Armignac prit le chemin des montagnes pour aller vers Gap et en la terre des Gavres, et son frère s’en vint au chastel de Boulogne, où messire Raymond de Touraine se tenoit, lequel reçut son cousin moult liement. Messire Bernard d’Armignac lui remontra toute l’affaire duquel il étoit chargé de par son frère, sagement et doucement, afin qu’il y eût plus grande inclination. Raymond de Touraine en répondit et dit ainsi : « Beau cousin, avant que votre frère soit entré trop avant en Lombardie et qu’il ait assiégé cité ni ville, il pourra bien avenir que je le suivrai. Mais encore est-il assez tôt pour moi et mes gens mettre au chemin. Si m’escripra mon cousin, votre frère, des nouvelles. Et contre ce mai[4] le suivrai, car là dedans je pense bien à avoir fin de guerre à mon oncle ce pape d’Avignon et aux cardinaux qui ne me veulent faire nul droit, et me détiennent de force tout ce que mon oncle pape Grégoire me donna et ordonna. Ils me cuident lasser pour faire excommunier, mais non feront ; ils prient chevaliers et écuyers, et les absolvent de peine et de coulpe pour moi faire guerroyer, mais ils n’en ont nul talent. J’aurois plus de gens d’armes pour mille florins que ils pourroient faire ni donner en sept ans. » — « Beau cousin, répondit Bernard, vous dites vérité ; tenez votre propos, car je ne vous veuil autrement conseiller ; et tout ainsi que vous m’avez répondu j’en escriprai à mon frère. » — « Dieu y ait part ! » répondit Raymond de Touraine.

Ainsi furent-ils un jour ensemble au chastel de Boulogne, et puis au second jour Bernard d’Armignac se départit et passa le Rosne au pont Saint-Esprit et retourna en Quersin et en Rouergue par les montagnes ; et fit tant par ses journées qu’il vint là où il vouloit être, et laissa son frère convenir de celle guerre encontre le seigneur de Milan ; et avant qu’il se départît du pont Saint-Esprit, ainsi que ci-dessus est dit, il escripsit unes lettres au comte d’Armignac, son frère, ès quelles étoit contenue toute la réponse telle que messire Raymond de Touraine avoit répondu. Et reçut les lettres le dit comte sur son chemin, en allant vers la cité de Gap. Si les legit, et quand il vit le contenu passa outre et n’en fit pas trop grand compte.

Nous parlerons du jeune comte Jean d’Armignac[5] et conclurons tout son fait avant que nous entendions à proposer autre chose ; et dirons ainsi, que bonne amour et grand’affection que il avoit à conforter sa serour et son serourge, que le comte de Vertus qui se nommoit sire de Milan déshéritoit frauduleusement et sans nul titre de raison, le menoient joyeusement en la marche de Piémont en Lombardie. En celle armée et chevauchée que le comte d’Armignac faisoit, avoit deux raisons moult belles qui toutes s’inclinoient à bien et à droiture. La première étoit que de ces routes et compagnies que il mettoit hors du royaume de France, le dit royaume en étoit grandement nettoyé, et les pays assurés où tels manières de gens et de pillards avoient demeuré et conversé. La seconde raison étoit telle que pour aider sa sœur dont il avoit grand’pitié, de ce que on lui ôtoit, et à son mari, son héritage et dont ils devoient vivre et tenir leur état[6]. Et sur celle intention, en tout bien faisant, celle chevauchée étoit emprise. Et disoient les compagnons des routes : « Chevauchons liement sur ces Lombards ; nous avons bonne querelle et juste et bon capitaine, si en vaudra notre guerre grandement mieux et en sera plus belle. Et aussi nous allons au meilleur pays du monde, car Lombardie reçoit de tous côtés toute largesse de ce monde. Si sont Lombards de leur nature riches et couards ; nous y ferons notre profit. Chacun de nous qui sommes capitaines retournerons si riches que nous n’aurons que faire jamais de guerroyer. » Ainsi devisoient les compagnons l’un à l’autre ; et quand ils trouvoient une grasse marche, ils s’y tenoient et logeoient un temps, pour mieux aider eux et leurs chevaux.

Pour ce temps dont je vous parle, ce bon chevalier aventureux d’Angleterre, messire Jean Haccoude[7], se tenoit en la marche de Florence, et guerroyoit les Florentins pour la cause du pape Boniface qui se tenoit à Rome ; car ils étoient grandement rebelles à ses ordonnances et mandemens ; et aussi étoient les Perusins[8]. Si s’avisa le comte d’Armignac que, si il pouvoit avoir en son aide le dit chevalier anglois, qui étoit moult vaillant homme et bien séant à ses besognes, sa guerre en seroit plus belle. Si escripsit, entrues que il se tenoit en la cité de Granido sur la frontière de Piémont[9], espéciales lettres à lui, et lui signifia tout son état, et quelle cause le mouvoit de faire guerre au seigneur de Milan ; lesquelles moult espécialement furent écrites, dictées et ordonnées tout entières, et scellées et tantôt envoyées et apportées par un homme prudent, et qui bien en fit son devoir, à messire Jean Haccoude qui se tenoit en la marche de Florence, et avoit route bien de deux mille combattans[10]. Il reçut les lettres du roi, et les lit ou fit lire tout au long ; et quand il eut bien entendu toute la substance de la matière, il fut tout réjoui ; et répondit que, sa guerre achevée, il n’entendroit jamais à autre chose, si seroit venu en la compagnie du comte d’Armignac. L’écuyer, qui les lettres avoit apportées et qui étoit homme d’honneur, répondit et dit : « Sire, vous parlez bien et à point. Et votre bonne volonté, ainsi que présentement vous le me dites, veuillez la récrire à monseigneur, si en sera mieux certifié. » — « Volontiers, répondit messire Jean Haccoude, et c’est raison, au cas que ma plaisance et volonté est de aller là. » Si escripsit le dit chevalier deux ou trois jours après, et les lettres escriptes il les bailla à celui que le comte d’Armignac avoit là envoyé. Si se mit le dit écuyer au retour, et fit tant par ses journées et par son exploit, que il retourna arrière devers son seigneur, et le trouva en la marche de Pignerol, et avoit traités moult grands entre lui et le marquis de Saluces ; et si devoit le dit marquis aller avecques lui pour faire sa guerre plus forte contre le comte de Vertus.

Des nouvelles que l’écuyer du comte d’Armignac rapporta qui retournoit de messire Jean Haccoude, et des paroles qui dedans étoient escriptes fut grandement réjoui le comte d’Armignac ; et dit que celle saison il feroit une forte guerre au seigneur de Milan, et telle que, si il plaisoit à Dieu, il le mettroit à raison ou il demeureroit en la peine.

Le comte d’Armignac, à ce que vous pouvez entendre et ouïr, avoit très grand’affection de aider sa sœur, et à ce pitié le mouvoit. Quand ses gens d’armes eurent passé tous les détroits des montagnes, et ils se trouvèrent en ce bel et bon pays de Piémont vers Turin, et là environ, si furent tout au large ; et commencèrent à courir et faire moult de desroys aux villages qui ne pouvoient tenir contre eux. Et s’en vint le comte d’Armignac mettre le siége devant Aost en Piémont, et avoit intention de là attendre messire Jean Haccoude[11]. Pourvéances leur venoient de toutes parts, et aussi les compagnons rançonnoient petits forts et chastels à vivres ; et leur étoient, tant que pour avoir pourvéances, le pays de Pignerol et la terre au marquis de Saluces et au marquis de Montferrat toutes ouvertes et appareillées, pour avoir vivres et choses nécessaires pour eux et pour leurs chevaux ; et si leur en venoit grand’planté du Dauphiné et de la comté de Savoie. Et s’inclinoient moult de bonnes gens à bien faire à ce comte d’Armignac, pour tant que ils sentoient et véoient que il avoit bonne querelle et juste, et que le comte de Vertus avoit fait mourir son oncle messire Barnabo par envie et mauvaiseté, et pour remettre les seigneuries de Lombardie en une, et déshériter ses cousins germains, dont plusieurs grands seigneurs, quoique point ne s’en mussent, avoient pitié.

Entretant que le comte d’Armignac tenoit son siége devant Aost en Piémont, lui vinrent nouvelles de messire Jean Haccoude dont il fut tout réjoui ; et disoient celles nouvelles certaines que les Florentins étoient venus à mercy au pape et aussi bien les Perusins ; et devoit recevoir messire Jean Haccoude soixante mille florins pour lui et pour ses compagnons, et ces florins payés reçus et départis là où ils devroient aller, il se mettroit au chemin atout cinq cents lances et mille brigands[12] de pied, et viendroit toute la frontière de la rivière de Gennèves, et trouveroit il et ses gens bien voie, voulsissent ou non ses ennemis, de venir là où le comte d’Armignac étoit. Ces nouvelles réjouirent grandement le comte d’Armignac et toutes ses gens, car l’aide et le confort de messire Jean Haccoude leur étoit moult plaisant. Or fut examiné au conseil du comte d’Armignac qu’il se départiroit de là où il et ses gens se tenoient, et viendroient mettre le siége devant une bonne cité et grosse qui se appeloit Alexandrie, à l’entrée de Lombardie ; et quand ils l’auroient prise, ils s’en viendroient devant Vressiel[13] qui est aussi bonne cité et belle.

Ainsi fut mis le siége du comte d’Armignac et ses gens devant la cité d’Alexandrie, qui siéd en beau pays et plein au département de Piémont et à l’entrée de Lombardie, et le chemin pour aller sur la rivière de Gennèves. Et avoient ses gens d’armes passé la rivière du Tésin ; et se logèrent à leur aise et tout au large ; car il y a beau pays et bon là environ. Messire Galéas, sire de Milan et comte de Vertus, se tenoit en la cité de Pavie et oyoit tous les jours nouvelles du convenant de ses ennemis, mais d’une chose s’émerveilloit, où le comte d’Armignac pouvoit prendre la finance pour payer et assouvir tant de gens d’armes que il avoit mis en son pays, mais on lui disoit quand il en parloit à son conseil : « Sire, ce sont gens de routes et de compagnies, qui ne demandent que à gagner et chevaucher à l’aventure. Ils ont conversé un long temps au royaume de France, et pris forts et garnisons, et pays où ils demeuroient, et n’en pouvoit-on avoir nulle délivrance. Or est ainsi advenu que le duc de Berry et le Dauphin d’Auvergne auxquels ils portoient grand contraire et dommage, car ils se tenoient, malgré que cils en eussent, au meilleur et plus bel de leurs héritages, et leur faisoient guerre, si ont traité et fait traiter devers eux le comte d’Armignac, pour tant que il s’offroit au roi de France et aux seigneurs dessus nommés à venir en ce pays pour vous faire guerre. Si les a mis hors des forts qu’ils tenoient, par force d’argent qu’ils ont eu, et parmi tant le roi de France et tous ceux qui cause avoient de eux guerroyer les ont absols et clamés quittes de tous leurs mesfaits ; mais par ordonnance et convenance, à leur département, ils ont promis servir le comte d’Armignac de leur pouvoir, en faisant sa guerre ; et tout ce que conquérir pourront sera leur ; ils ne demandent autres gages ; et tel se nomme homme d’armes en celle compagnie, et est à cinq ou six chevaux, qui iroit tout de pied en son pays, et y seroit un povre homme. Pour ce s’aventurent-ils légèrement ; si est une aventure très grande et un péril d’eux combattre, car la greigneur partie sont tous hommes de fait ; et le meilleur et le plus bon conseil que on vous puist donner, c’est que vous fassiez bien garder vos cités et bonnes villes, car elles sont fortes et bien pourvues, et ils n’ont point d’artillerie ni d’atournemens d’assauts dont on doive faire compte. Ils viendront bien aux barrières de vos villes lancer et escarmoucher et faire aucunes appertises d’armes, mais autre chose n’emporteront-ils ni autre dommage vous n’y aurez, ainsi que il appert ; ils ont déjà été en ce pays[14] plus de deux mois, mais ils n’ont pris ni conquêté, tant seulement un petit fort. Si les laissez aller et venir sans eux combattre. Ils se tanneront et dégâteront enfin de guerre mais que point ne soient combattus ; et quand ils auront exillié tout le plat pays, ils n’auront de quoi vivre ; si les conviendra retourner par famine, si autre fortune ou male aventure plus prochaine ne leur court sus. Et est bon que les gens d’armes que vous tenez et soudoyez en garnisons soient toujours trouvés ensemble, parquoi ils puissent aider et conforter l’un de l’autre et conseiller, ainsi qu’il leur fait mestier ; et envoyez ès cités et chasteaux, là où vos ennemis mettront et tiendront siége, parquoi les lieux dessus dits seront aidés et défendus, car les hommes manans ès cités et bonnes villes ne sont pas usés ni accoutumés de guerroyer aux assauts et défenses, ainsi comme sont gens d’armes, chevaliers et écuyers qui en sont faits et nourris. Si envoyez votre bachelerie dedans Alexandrie ; vous y aurez double profit ; votre cité en sera gardée et défendue aux assauts qu’ils feront, et si vous en aimeront vos gens mieux, quand ils verront que vous les aiderez et conforterez ; et à tout ce faire vous êtes tenu, au cas que vous dominez sur eux et qu’ils vous payent rentes et cens, subsides et aides que vous prenez à la fois sur eux. Vos ennemis ne peuvent être si forts sur les champs devant la cité d’Alexandrie que ils la puissent toute enclorre et environner, tant que gens d’armes là envoyés de par vous ne puissent bien entrer en la ville. Et quand ceux d’Alexandrie se trouveront et verront rafreschis de vos gens d’armes, ils en seront de meilleur courage et en plus grand amour devers vous, et ôteront de leurs cœurs et opinions, aucuns ou tous, traités sinistres qu’ils pourroient avoir envers vos ennemis. »

À ce conseil que on lui donna s’accorda le sire de Milan ; et furent tantôt et sans délai remis ensemble chevaliers et écuyers et toutes gens d’armes, qui se tenoient à lui et à ses gages, et se trouvèrent bien cinq cents lances quand ils se furent tous rassemblés. Si en fut chef, gouverneur et meneur un ancien chevalier, qui s’appeloit messire Jaqueme de la Verme[15], bien usé et accoutumé d’armes ; et chevauchèrent à la couverte le pays, et s’en vinrent bouter sur le soir en Alexandrie. Et jà étoient retraits en leurs logis toutes gens d’armes qui ce jour avoient assailli et escarmouché à la bataille, car ils ne pouvoient ni vouloient point être oiseux.

De la venue messire Jaqueme de la Verme et de ses compagnons d’armes furent réjouis grandement ceux de la cité d’Alexandrie, et à bonne cause ; car, pour ce que le comte d’Armignac ne cuidoit et n’avoit vu dedans nulles gens d’armes, par trois jours tout entiers continuellement avoient été les assauts et les envayes aux barrières ; et si bien s’étoient défendus ce tant petit de gens qui dedans étoient, que les Armignacs n’y avoient rien conquêté. Quand messire Jaqueme de la Verme fut atout sa route, sur le soir, venu et entré en la cité d’Alexandrie, et il se fut trait à l’hôtel, et toutes ses gens aussi, par l’ordonnance de ceux qui les devoient loger, et il se fut un petit rafreschi, voire est que ceux qui avoient la ville à garder et gouverner le vinrent tantôt voir et festoyer pour sa venue à son hôtel. Adonc il leur demanda de l’état de la ville et la manière et convenant de leurs ennemis, pour avoir conseil et avis sur ce. Les plus sages et les mieux parlans répondirent et dirent : « Sire, de ce que le comte d’Armignac a été ci-devant, nous avons eu aux barrières tous les jours l’assaut et escarmouche. » — « Or c’est bien, répondit le chevalier ; demain au jour, s’il plaît à Dieu, nous verrons comment ils se portent, ni quelle chose ils voudront faire. Ils ne savent point ma venue, si ferai une secrète issue et embûche sur eux. » — « Ha, sire ! répondirent ceux qui parloient, il vous faudra bien garder quelle chose vous voudrez faire ni emprendre, car ils sont bien seize mille chevaux ou plus. Et si ils vous tenoient à la découverte sur les champs, sans bataille, par l’effort de leurs chevaux, ils feroient si grand’pouldrerie sur vous et sur vos gens que de vous-mêmes vous seriez tous déconfits. »

Répondit le chevalier : « Or atant, paix ! je verrai demain comment la besogne se portera. Il nous faut faire aucun exploit d’armes, puisque nous sommes ci venus. »

Ainsi cessèrent leurs paroles, et retourna chacun en son hôtel ; et le chevalier signifia tout secrètement que à lendemain il vouloit issir d’Alexandrie et aller en embûche sur les champs, et que chacun fût appareillé.

Quand ce vint à lendemain messire Jaqueme de la Verme[16] s’arma et appareilla, et fit armer tous les compagnons ; et issirent tous hors par une porte, à la couverte, sur les champs, à l’opposite de l’ost ; et s’en allèrent-ils, en environ trois cents, en sus de la ville bien demi-lieue ; et se boutèrent en une vallée où point on ne les véoit ; et en fit demeurer deux cents à la barrière, et leur dit : « Si nos ennemis viennent escarmoucher, si vous défendez faintement et vous faites, tout en reculant et défendant, amener jusques là où nous serons. » Ils répondirent : « Volontiers. »

Ce jour fit moult bel et moult chaud : le comte d’Armignac, qui étoit jeune et entreprenant et de grand’volonté, quand il eut ouï sa messe en son pavillon et bu un coup, demanda ses armes et s’arma tout au clair et à l’étroit, et de toutes pièces, et fit son pennon développer tant seulement, et prit son glaive et dit : « Allons voir la ville et escarmoucher. Nous retournerons au dîner. » Et quand il se départit, il n’emmena point avecques lui cent hommes. Il n’en fit compte, car il ne cuidoit avoir à faire à nully, et s’en vinrent il et ses gens, tout le pas devant les barrières. Vérité est que petit à petit le suivoient gens d’armes, et les plusieurs n’en faisoient compte et disoient : « À quoi faire nous armerions-nous et travaillerions-nous ? Quand nous avons été aux barrières, nous ne savions à qui parler. » Ainsi se tenoient-ils tous cois, et entendoient à eux loger, à boire ou à manger, ou à faire autres vuiseuses[17] ; et le comte d’Armignac s’en vint à toute sa compagnie escarmoucher devant les barrières ; et commencèrent à escarmoucher et à jeter l’un à l’autre, ainsi que gens d’armes font ce mestier. Guères ne firent en cet état les défendans, quand ils commencèrent à reculer ainsi que dit leur avoit été, petit à petit, et tant allèrent que ils se trouvèrent sur l’embûche. Quand messire Jaqueme de la Verme vit ses gens et ses ennemis approcher, si découvrit son embûche, et saillit tantôt hors. Là furent environnés et fort recueillis aux pointes des glaives les Armignacs, et aussi vaillamment se défendirent, et toujours leur venoient gens petit à petit. Là eut fait mainte appertise d’armes et bouté et reculé maint homme d’armes. Ce fut le jour Saint-Jacques et Saint-Christophe ; et descendoit si grand’chaleur du ciel que proprement il étoit avis à ceux qui étoient en leurs armures qu’ils fussent en un four, tant étoit l’air chaud et sans vent. Et à peine les plus légers et les plus jeunes n’avoient nulle puissance de faire grand’planté d’armes ; et ce qui aidoit au seigneur de Milan, ils étoient bien trois contre un, La poudrière et la fumière qui sailloit hors de terre et de leurs haleines les ensonnioit grandement. Et perdoient la vue de l’un l’autre et plus ceux du comte Armignac que leurs adversaires.

Là advint au dit comte une trop dure aventure d’armes, car il fut si oppressé de chaud et si atteint que il ne se pouvoit aider ; et chéy en très grand’foiblesse, et se bouta sur une aile hors de la bataille ; ni nul n’entendoit à lui, ni ami ni ennemi. Et trouva assez près de là en un aulnaie un petit ruissel d’eau courant qui venoit hors de cet aulnaie. Il sentit l’eau au pied ainçois que il la vît ; et lui fut avis proprement qu’il fût en paradis ; et s’assit tout seul sur ce ruissel sans ce que nul l’empêchât. Quand il fut assis, à grand’peine il ôta son bassinet et demeura à nue tête couverte d’une coiffe de toile, et puis s’abaissa et se plongea son visage en l’eau, et commença à boire et à reboire tant que il en valut pis, car en buvant celle eau froide, la grand’chaleur qu’il avoit ne le laissoit saouler ; et tant en but et à tel outrage, que le sang du corps lui refroidit, et commença fort à entrer en foiblesse de popelesie et à perdre la force de ses membres et le mouvement de la parole, ni ses gens ne savoient qu’il étoit devenu. Et jà en avoit grand nombre de pris et de créantés[18] qui se tenoient tous cois, ni plus ne se combattoient.

En ce parti que je vous dis du comte d’Armignac le trouva en sus des autres un écuyer soudoyer au seigneur de Milan ; et quand il le vit en cel parti, il eut grand’merveille qui c’étoit. Bien véoit qu’il étoit chevalier et homme d’honneur. Si lui demanda l’écuyer : « Qui êtes-vous ? Rendez-vous. Vous êtes mon prisonnier. » Le comte entendit bien la parole ; mais parler ne put, car il avoit jà sa langue si morte et le palais si clos qu’il ne faisoit mais que balbutier. Mais il lui tendit la main et fit signe qu’il se rendoit. Il le voult faire lever, mais il ne pouvoit Si demeura tout coi de-lez lui. Et les autres entendoient à combattre, et y eut faite mainte appertise d’armes.

Quand messire Jaqueme de la Verme, qui fut sage chevalier et percevant, vit que la journée se portoit bien pour eux, et que ils avoient mort et pris grand nombre de leurs ennemis, et que ses gens se commençoient à fouler et à lasser, et les Armignacs à venir et multiplier tout frais et nouveaux, et à charger de faix ses gens, si se mit à la retraite devers Alexandrie tout sagement, en escarmouchant et défendant ; et l’écuyer, qui l’aventure avoit eue de trouver le comte d’Armignac en l’état que je vous dis, ne le voult pas laisser derrière, car il lui sembloit bien homme d’honneur ; et pria à ses compagnons que ils lui voulsissent aider à porter et mener à sauveté en la ville, et de ce que il en auroit de rançon, il leur en départiroit bien et largement. Ceux qui priés et requis en furent le firent et lui aidèrent à porter et mener, et à quelque peine que ce fût, ils l’emportèrent en la cité et le mirent chez son maître ; et fut le comte désarmé et dévêtu et mis sur un lit. Messire Jaqueme de la Verme et tous les compagnons rentrèrent ès barrières et ès portes qui furent tantôt refermées. Et avoient moult de prisonniers : si se trairent à leurs hôtels et se désarmèrent et rafreschirent et aisèrent de ce qu’ils eurent ; et pareillement les Armignacs qui à la bataille avoient été, retournèrent et se désarmèrent et rafraîchirent et aisèrent. Et quand les nouvelles vinrent en l’ost que nul ne savoit à dire que le comte d’Armignac étoit devenu, car point n’étoit retourné, si furent tout ébahis, et ne savoient que dire ni que penser ; et vinrent plusieurs où la bataille avoit été, cerchèrent les morts et la place là environ, et point ne le trouvèrent. Si retournèrent en l’ost ainsi que gens tout ébahis.

L’écuyer, qui fiancé avoit le comte d’Armignac, avoit grand désir de savoir quel homme il tenoit ; et s’en vint à un écuyer d’honneur gascon, qui prisonnier étoit et reçu sur sa foi, et lui pria, et à son maître aussi, que ils voulsissent aller avecques lui en son hôtel. L’écuyer lombard mena l’écuyer françois en une chambre et sur le lit du comte d’Armignac, qui trop fort se plaignoit, et fit avoir grand’lumière pour le mieux aviser, et lui demanda : « Dites-moi, mon ami, connoissez-vous cet homme ? » L’écuyer s’abaissa et regarda au viaire le comte d’Armignac, et tantôt le connut, et dit : « Oil, je le dois bien connoître, c’est notre capitaine, monseigneur le comte d’Armignac. » De celle parole fut l’écuyer lombard tout réjoui, quand il sçut qu’il avoit à prisonnier le comte d’Armignac, et dit ainsi : « Or parlez à lui, je n’en puis plus traire parole. »

Adonc lui conta-t-il là où il l’avoit trouvé et comment. L’écuyer françois voult mettre en parole le comte d’Armignac, mais il étoit jà si passé de mal qu’il n’entendoit à chose que on lui demandât ni dît. Si dit à son maître : « Allons, allons, laissons-le reposer. » Si le laissèrent en cel état ; et celle propre nuit mourut le comte d’Armignac par la manière que je vous recorde[19].

Quand ce vint à lendemain matin, et les nouvelles furent venues et publiées, que le comte d’Armignac étoit mort en Alexandrie sur son lit, si ne voult pas messire Jaqueme de la Verme que sa mort fut celée, mais le fit savoir et publier en l’ost par leurs gens mêmes que ils tenoient prisonniers, pour voir et savoir comment ses gens se maintiendroient. Ils furent si ébahis en tout l’ost et si déconfits que ils le montrèrent ; car ils n’avoient nul capitaine à qui ils pussent retraire, ni qui fût chef de la guerre, car ce n’étoient que gens de routes et de compagnies ; et dirent entre eux : « Sauvons-nous et mettons au retour, car nous avons perdu la saison. »

Tantôt fut sçu en la cité d’Alexandrie que les Armignacs se déconfisoient d’eux-mêmes, et n’avoient nul capitaine. Si fit tantôt armer tout homme et issir hors à cheval et à pied, et venir sur l’ost en écriant : « Pavie ! au seigneur de Milan ! » Oncques homme des Armignacs ne se mit à défense, mais se laissèrent prendre et occire ainsi que méchantes gens ; et fut le butin et le conquêt moult grand pour les compagnons qui étoient venus avecques messire Jaqueme de la Verme. Et avoient tel effroi et tel hideur ces méchans gens que ils se rendoient à leurs ennemis sans défense nulle, et jetoient aval leurs armures, et étoient ramenés en Alexandrie par monts, et les chassoient devant eux les Allemands et les soudoyers, ainsi que on chasse proie de bêtes qui sont cueillies devant une forteresse.

Or regardez et considérez la grande infortunité et povre aventure du comte d’Armignac et de ses gens, et comment pour bien faire, selon l’intention de lui, il lui tourna à grand mal, quand il fut là mort si méchamment ; et si il eût encore attendu cinq jours tant seulement, messire Jean Haccoude fût venu et descendu en l’ost à cinq cents lances et à mille brigands de pied ; par lequel Haccoude moult de beaux faits d’armes et de recouvrances se fussent faites, et tout se dérompit et perdit par povre aventure.

Vous devez et pouvez croire et savoir que quand le duc de Milan sçut la vérité de la besogne, et que ses ennemis, desquels il se doutoit grandement, étoient morts, pris et déconfits et mis en chasse, et proprement le comte d’Armignac étoit mort, si en fut réjoui grandement, et en aima et prisa en son cœur trop fort son chevalier messire Jaqueme de la Verme, par lequel emprise et bonne aventure la besogne étoit achevée. Si l’ordonna et institua depuis souverain dessus toute sa chevalerie, et le fit maître et régent de son souverain conseil. Le duc de Milan avisa sur les prisonniers quelle chose il en feroit : si en voult délivrer son pays, et leur fit telle grâce et courtoisie que, aux gentils hommes fit rendre et donner à un chacun un cheval, et à tout homme un florin, et parmi tant quittes de leurs prisons et de leurs maîtres qui pris les avoient. Mais à leur département, il leur fit jurer et convenancer que jamais à l’encontre de lui ne s’armeroient. Si issirent ces gens déconfits de Lombardie et de Piémont, et entrèrent en la comté de Savoie et au Dauphiné de Vienne, et eurent tant de povretés que merveilles, car on ne les vouloit recueillir en nulle bonne ville fermée, et clooit-on villes, chasteaux et cités à l’encontre d’eux. Chacun eut tantôt dépendu son florin : si les convenoit pourchasser, si ils vouloient vivre ou cheoir en grand danger. Aucunes gens en avoient pitié, si leur faisoient aumône et charité, et les autres non, mais les moquoient et les vitupéroient, et leur disoient honteusement : « Allez, allez querre votre comte d’Armignac, qui s’est tué et crevé à boire fontaine devant Alexandrie. » Encore fut le meschef trop grand pour eux, quand ils vinrent sur les rivières de Rosne et de Sone, car ils cuidèrent passer légèrement pour rentrer au royaume de France, mais non firent : commandé et défendu étoit, de par le roi, que tous passages leur fussent clos. Si chéirent en grand danger, péril et toute povreté, ni oncques depuis ne se purent rejoindre ni remettre ensemble. Ainsi se dérompit et gâta l’armée du jeune comte d’Armignac, et demeura sa sœur en cel dur parti, comme elle étoit au devant. Le duc de Milan renvoya par un évêque de son pays, et par les prochains que le comte d’Armignac eut par delà à la journée qu’il fut pris, le corps du dit comte en un sarcueil, bien embaumé, à son frère messire Bernard d’Armignac, qui fut moult courroucé de ces nouvelles, et à bonne cause ; mais tant que pour lors il n’en pouvoit autre chose faire. Si fut le dit comte ensepveli en l’église cathédrale de Rhodez, et là gît.

Vous savez, si comme il est ci-dessus contenu en notre histoire, comment messire Thomas de Percy fut au royaume de France envoyé de par le roi Richard d’Angleterre, lequel roi, si comme il montroit et montra depuis, avoit grand’affection que ferme paix fût entre France et Angleterre ; et avoit cil par espécial deux de ses oncles concordant grandement à toutes ses volontés, c’étoient le duc Jean de Lancastre et le duc Aymond d’Yorch ; mais son autre oncle, leur frère, messire Thomas, duc de Glocestre, comte d’Excesses et de Buck[20] et connétable d’Angleterre, ne s’y concordoit, ni vouloît concorder nullement ; et disoit bien secrètement que jà ne s’accorderoit à ce que paix fût entre les François et eux, comment que on traitât et parlementât, si ce n’étoit à leur honneur, et que toutes les terres, cités, villes, châteaux et seigneuries, qui données avoient été au roi d’Angleterre et à ses hoirs héréditablement, lesquelles frauduleusement et sans nul titre de raison les François avoient repris, et avec ce toute la somme de quatorze cent mille francs, qui demeurés étoient derrière à payer, quand les François relevèrent la guerre, ne leur étoient rendus, baillés et délivrés.

De cette opinion étoient plusieurs barons d’Angleterre, et par espécial le comte d’Arondel ; et disoit que jusques à mort il n’istroit de celle opinion : et les aucuns autres barons d’Angleterre, qui bien disoient que le duc de Glocestre avoit droit et raison de soutenir ce propos, s’en dissimuloient couvertement, pourtant que ils véoient que le roi d’Angleterre, de cœur et affection, s’y inclinoit si grandement. Aussi s’inclinoient à la guerre povres chevaliers et écuyers et archers d’Angleterre, qui avoient appris les aises, et soutenoient leur état sur la guerre. Or considérez comment paix, amour et concorde pouvoient être ni devenir, ni par quel moyen entre ces parties ; car les François mettoient en leur traités avoir Calais abattu et tenir en leurs seigneuries Guynes, Hames, Melk, et Oye, et toutes les terres de Fretun et des dépendances de Guynes jusques au fil de l’eau de Gravelines. Voire est que le roi de France et cils auxquels il en appartenoit à parler vouloient bien rendre au roi d’Angleterre et à ses hoirs autant de terre ou plus, venant et retournant en profit pris en Aquitaine, comme les villes, les chasteaux et les terres dessus nommées valoient par an à la couronne d’Angleterre ; et contre tel article arguoit trop fort le duc de Glocestre et disoit ainsi : « Les François nous veulent payer du nôtre. Jà savent-ils, et nous l’avons par chartre scellée du roi Jean et de tous ses enfans, que toute Aquitaine nous fut baillée et délivrée sans ressort ; et ce que ils en ont depuis fait et repris, ce a été par fraude et mauvais engin ; et ne tendent nuit et jour à autre chose que ils nous puissent decevoir. Car si Calais et les terres qu’ils demandent leur étoient rendues, ils seroient seigneurs de toutes les frontières sur mer, et iroient toutes nos conquêtes à néant ; ni jà à la paix tant que je vive je ne m’accorderai. »

  1. Jean Galeas Visconti.
  2. C’est-à-dire entièrement dévoué au comte de Foix.
  3. Venaissain.
  4. Vers le mois de mai.
  5. Jean III d’Armagnac. Sa sœur Béatrix avait épousé Charles Visconti, fils de Bernabo.
  6. Cette partie d’histoire est écrite avec autant de clarté que d’exactitude et de talent par M. de Sismondi (tom. vii de ses Républiques italiennes, de 1384 à 1395.)
  7. Hawkwood.
  8. Habitans de Perugia.
  9. Jean d’Armagnac entra en Italie au mois de juillet 1391.
  10. Suivant M. de Sismondi, John Hawkwood avait sous ses drapeaux 6,600 cuirassiers, 1,200 arbalétriers et un gros corps d’infanterie, quand il s’étoit mis en marche vers Milan, au mois de mai de cette année.
  11. « Les ambassadeurs florentins qui suivaient le comte d’Armagnac, dit M. de Sismondi (tome vii, pag. 315), avaient ordre de le conduire sur la rive droite du Pô, jusqu’au-dessous de Pavie, de lui faire traverser le Pô, seulement après son confluent avec la rivière, et de rejoindre ainsi, en évitant tout combat jusqu’après cette réunion, l’armée d’Hawkwood qui l’attendait dans l’état de Brescia. Ce plan de campagne, tracé par les Dix de la guerre de Florence, aurait eu probablement un heureux succès sans le mépris profond qu’avait pour les troupes italiennes qui lui étaient opposées, Jean d’Armagnac, qui, à l’âge de vingt-huit ans, avait déjà remporté plusieurs victoires. »
  12. Soldats armés de brigandines.
  13. Vercelli.
  14. Jean d’Armagnac était entré au mois de juillet en Italie, ainsi qu’on l’a vu plus haut.
  15. Jacques del Verme alla s’enfermer dans Alexandrie avec 2,000 lances et 4,000 fantassins. (Sismondi, tome vii, p. 315).
  16. Jacques del Verme.
  17. Choses oiseuses.
  18. Rendus sur parole.
  19. Le récit de la mort du comte d’Armagnac, ainsi que le donne ici Froissart, est beaucoup plus probable que celui de tous les autres historiens. Jean Galéas fut généralement accusé de l’avoir fait empoisonner, crime qui eût peu étonné en lui. Mais les circonstances de cette mort sont rapportées ici d’une manière si naturelle qu’on ne peut refuser d’y croire.
  20. Buckhingham.