Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre IV/Chapitre XIV

Texte établi par J. A. C. Buchon (IIIp. 60-79).

CHAPITRE XIV.

De un capitaine robeur, nommé Aimerigot Marcel, qui tenoit un fort châtel ès marches de Rouergue, nommé la Roche de Vendais, et comme il fut assiégé du vicomte de Meaux, et la prise du dit châtel et comment depuis le dit Aimerigot fut pris et mené à Paris.


En celle saison que la cueillette de gens d’armes se fit en France pour aller en Barbarie, et que ils n’avoient entendu fors de fournir leur voyage sur forme de bonne entente et pour exaulser la foi chrétienne, autres imaginations mauvaises et traîtreuses étoient ès cœurs des pillards et robeurs qui se tenoient en Auvergne et en Rouergue, et en Limousin, quoique les pays cuidoient bien être assurés : et le dussent par droit et par raison être, car la charte de la trève entre France et Angleterre y avoit été publiée par tous les forts, et aux capitaines qui guerre d’Anglois faisoient ; et leur étoit dit, montré et éclairci vivement, et à tous ceux qui l’enfrindroient et briseroient, ni violeroient point ni article qui en la dite charte de trève fut écrit et contenu, ce seroit sur si grand’amende que de recevoir punition mortelle, sans avoir nulle espérance de rémission. Et par espécial Perrot le Bernois, capitaine de Chalucet, Aimerigot Marcel, Olim Barbe, capitaine d’Ouzac en la marche d’Auvergne, étoient nommés étroitement et closement en la dite charte, afin que de nul mal ou cas préjudiciable, si eux ou les leurs le faisoient ou consentoient à faire, ils ne s’en pussent point excuser.

Les aucuns capitaines, qui doutoient la sentence de recevoir mort honteuse ou d’encheoir en l’indignation du roi de France et de ses vassaux, tenoient et tinrent bien les points de la charte sans enfreindre ni obvier à l’encontre ; et les aucuns non ; dont depuis ils le comparèrent chèrement, si comme il vous sera remontré avant en l’histoire.

Vous savez, si comme il est ici dessus contenu en notre livre et dedans le procès de l’histoire faite, dite et ordonnée par véritable et discret homme, sire Jean Froissart[1], trésorier et chanoine de Chimay, comment traités furent entre les pays, c’est à savoir Auvergne, Rouergue, Caoursin et Limousin, aux capitaines qui tenoient plusieurs forts et garnisons ès dits pays ennemis et contraires au royaume de France ; et en furent meneurs et traiteurs Jean comte d’Armignac et Bernard Dauphin d’Auvergne et comte de Clermont. Et tant exploitèrent ces deux seigneurs, et par bonne diligence que ils rendirent, que ils adoucirent aucuns capitaines et les amenèrent jusques à composition et vendition de leurs forts. L’achat des seigneurs dessus nommés fut fait aux capitaines, par manière et condition que, ils dévoient renoncer à la guerre de France et d’Angleterre le terme durant les trèves, et s’en devoient aller avec le comte d’Armignac en Lombardie et là où il les voudroit mener, pour aider a faire sa guerre à l’encontre de messire Galéas comte de Vertus, lequel avoit déshérité ses cousins germains, les enfans de son oncle messire Barnabo, si comme il est écrit et contenu ci-dessus en notre histoire. Et pour avoir l’aide et le confort d’eux, et nettoyer les pays dessus nommés des pillards et des robeurs qui tant mesfaisoient aux hommes et femmes des pays dessus dits, le dit comte d’Armignac et le comte Dauphin son cousin s’en étoient loyaument et diligemment ensonniés, aussi à la requête et prière des bonnes gens, des cités, des villes et du plat pays des terres dessus nommées ; et tant que, par amiable ordonnance, une taille et cueillette d’or et d’argent avoit été faite en Auvergne, en Gévaudan, Rouergue, Caoursin et en Limousin, jusques à la somme de deux cents mille francs. Et s’en étoient les povres du pays et les riches pris si près du payer que plusieurs en avoient vendu et engagé leur héritage, pour vouloir demeurer en paix en leur nation. Et cuidoient les bonnes gens, on leur donnoit à entendre, que de ces cinq pillards et robeurs, qui les forts et les garnisons avoient vidés, parmi l’argent et l’or délivré que payé avoient, être quittes à toujours mais de eux sans nul retour ; mais non furent en trop de lieux, et par espécial de Aimerigot Marcel et de ses gens ; car depuis que le châtel d’Aloïse fut rendu par vendition au comte d’Armignac, qui siéd au droit cœur d’Auvergne, si y fit Aimerigot et conseilla à faire moult de maux.

Cil Aimerigot pouvoit bien en deniers tous appareillés payer et finer de cent mille francs. Et tout lui venoit de pillages, de roberies, de rançons et de pactis ; et avoit mené cette ruse plus de dix ans. Le comte d’Armignac tendoit trop fort à avoir Aimerigot en sa route, et disoit ainsi ; que point ne le lairoit derrière pour deux raisons : l’une raison étoit que de Aimerigot il aimoit grandement la compagnie et le conseil, car en tous faits d’armes il le sentoit subtil et appert pour embler ou pour écheller forteresses, ou pour donner conseil en toutes les manières d’armes que on les vouloit avoir ; et lui faisoit dire et remontrer par aucuns moyens que trop grand profit lui feroit, si il s’en alloit avecques lui. La seconde raison étoit, et l’entendoit le comte ainsi, que si Aimerigot demeuroit derrière, quoique il eût vendu et délivré Aloïse et autres forts qu’il tenoit, et reçu l’argent, il pouvoit de rechef en Auvergne et en Rouergue faire moult de maux. Aimerigot aux traités du comte se dissimuloit et disoit ainsi : « Quand je verrai le département du comte d’Armignac, et ce sera tout acertes qu’il s’en ira, je crois bien, au bon vouloir que j’ai maintenant, que je ne demeurerai point derrière. » Autre réponse ni plus acceptable ne pouvoit-on avoir ni extraire de lui. Le comte d’Armignac se tenoit en Comminge et sur le Toulousain en son pays et entendoit à faire les finances et à pourveoir gens ; et eut son voyage trop plutôt hâté qu’il ne fit, si le voyage d’Affrique n’eût été, mais ce le détria une saison, car plusieurs chevaliers et écuyers, qui au dit voyage étoient allés, lui avoient promis aide et compagnie sitôt qu’il se mettroit en chemin, et il ne pouvoit ses besognes faire fors en faisant. Et ce voyage de Barbarie se fit si soudainement que on ne s’en donnoit de garde, quand les nouvelles en vinrent en France et en celle saison que les nouvelles s’épandirent, or primes se conclurent les traités des compositions du comte d’Armignac à ces guerroyeurs d’Auvergne et des terres dessus dites. Si se hâta-t-il tant qu’il put de payer et délivrer l’argent aux capitaines.

Trop étoit Aimerigot Marcel courroucé, et bien le montra, de ce que le fort d’Aloïse de-lez Saint-Flour avoit rendu ni vendu pour argent, et s’en véoit trop abaissé de seigneurie et moins craint ; car le temps qu’il l’avoit tenu à l’encontre de toute la puissance du pays, il étoit douté plus que nul autre et honoré des compagnons et gens d’armes de son côté, et tenoit et avoit tenu toujours au châtel d’Aloïse grand état, bel, bon et bien pourvu ; car ses partis lui valoient plus de vingt mille florins par an. Si étoit tout triste et pensif, quand il regardoit en soi comme il se déduiroit, car son trésor il ne vouloit point diminuer ; et si avoit appris à voir tous les jours nouveaux pillages et nouvelles roberies, dont il avoit aux parties fait la plus grand’partie du butin, et il véoit à présent que ce profit lui étoit clos. Si disoit et imaginoit ainsi en soi, que trop tôt il s’étoit repenti de faire bien, et que de piller et rober en la manière que devant il faisoît et avoit fait, tout considéré c’étoit bonne vie. À la fois il s’en devisoit aux compagnons qui lui avoient aidé a mener celle ruse, et disoit : « Il n’est temps, ébattement, ni gloire en ce monde que de gens d’armes, de guerroyer par la manière que nous avons fait ! Comment étions-nous réjouis, quand nous chevauchions à l’aventure et nous pouvions trouver sur les champs un riche abbé, un riche prieur, marchand ou une route de mulles de Montpellier, de Narbonne, de Limoux, de Fougans, de Beziers, de Toulouse et de Carcassonne, chargés de draps de Bruxelles ou de Moûtier-Villiers, ou de pelleterie venant de la foire au Lendit, ou d’épiceries venant de Bruges ou de draps de soie de Damas ou d’Alexandrie ? Tout étoit nôtre ou rançonné à notre volonté. Tous les jours nous avions nouvel argent. Les vilains d’Auvergne et de Limousin nous pourvéoient, et nous amenoient en notre châtel les blés, la farine, le pain tout cuit, l’avoine pour les chevaux et la litière, les bons vins, les bœufs, les brebis, et les moutons tous gras, la poulaille et la volaille. Nous étions gouvernés et étoffés, comme rois ; et quand nous chevauchions, tout le pays trembloit devant nous. Tout étoit nôtre allant et retournant. Comment prîmes-nous Carlac, moi et le bourg de Compane ? Et Caluset, moi et Perrot le Bernois ? Comment échelâmes-nous, vous et moi, sans autre aide, le fort châtel de Merquer, qui est du comte Dauphin ? je ne le tins que cinq jours, et si en reçus, sur une table, cinq mille francs. Et encore quittai-je mille pour l’amour des enfans du comte Dauphin ! Par ma foi cette vie étoit bonne et belle, et me tiens pour trop déçu de ce que j’ai rendu ni vendu Aloïse, car il faisoit à tenir contre tout le monde ; et si étoit, au jour que je le rendis, pourvu pour vivre et tenir, sans être rafraîchi d’autres pourvéances, sept ans. Je me tiens de ce comte d’Armignac trop vilainement déçu. Olim Barbe et Perrot le Bernois le me disoient bien que je m’en repentirois. Certes, de ce que j’ai fait je m’en repens trop grandement. »

Quand les compagnons, qui povres étoient et qui servi avoient Aimerigot Marcel, lui ouïrent dire et mettre avant telles paroles, ils véoient bien que il lui ennuyoit et que il parloit de bon cœur et tout acertes. Si lui disoient : « Aimerigot, nous sommes tous prêts à votre commandement. Si renouvelons guerre, et avisons quelque bon fort en Auvergne ou en Limousin, et le prenons et fortifions. Nous aurons tantôt recouvré tous nos dommages ; et si fait si bel et bon voler en Auvergne et en Limousin que meilleur ne peut faire. Car premièrement, le comte Dauphin et messire Hugues son frère sont hors du pays, et plusieurs chevaliers et écuyers en leur compagnie au voyage de Barbarie ; et par espécial le sire de Coucy, qui est regard souverain de par le roi ès marches de par deçà, est au dit voyage. De lui n’avons nous garde, ni du duc de Berry. Celui là se tient à Paris et se donne du bon temps. » — « Je ne sais, dit Aimerigot, mais j’en suis en bonne volonté, réservé ce que on m’a par mots exprès enclos en la charte de la trève. » — « Ha ! répondirent les compagnons, que de ce ? Or le tiendrez-vous si vous voulez ? vous n’êtes homme en rien au roi de France ; si ne lui devez foi ni obéissance. Vous êtes homel au roi d’Angleterre, car votre héritage, lequel est tout détruit et perdu, siéd en Limousin ; et si nous faisons guerre pour vivre, car vivre nous faut ; jà les Anglois ne nous en sauront mauvais gré, mais se trairont tantôt ceux qui gagner voudront avecques nous. Et si avons cause et titre assez maintenant pour faire guerre, car nous ne sommes pas en Auvergne tous payés des pactis que on nous y doit. Si manderons aux vilains des villages, mais que nous ayons trouvé fort pour nous tenir, que ils nous payent ; autrement nous leur ferons guerre. » — « Or avant ! dit Aimerigot, où nous pourrons-nous à ce commencement loger pour nous recueillir ? »

Là en y eut aucuns qui répondirent et dirent ainsi : « Nous savons un fort désemparé sur l’héritage du seigneur de la Tour que nul ne garde. Trayons-nous là tout premièrement et le fortifions ; et quand fortifié l’aurons, nous le garnirons ; et courrons légèrement et à notre aise en Auvergne et en Limousin. » — « Et où gît ce fort, » demanda Aimerigot. « À une lieue de la Tour, répondirent ceux qui le connoissoient et qui jà avisé l’avoient. On le nomme la Roche de Vendais. » — « Par ma foi, répondit Aimerigot, vous dites vrai. La Roche est un droit lieu pour nous ; et est tenue la terre où il siéd, quoique pour le présent il soit désemparé, des arrière-fiefs de Limousin ; et nous l’irons voir. Si le prendrons et fortifierons. »

Ainsi sur ce propos ils se fondèrent et conclurent ; et se assemblèrent un jour tous ensemble et vinrent à la Roche de Vendais. Quand Aimerigot fut là venu, de rechef il le voult encore aviser pour connoître et voir si leur peine y seroit employée du fortifier. Et quand il l’eut bien avisé et environné, et conçu toutes les gardes et les défenses, si lui plut encore bien grandement mieux que devant. Si le prirent de fait et le fortifièrent petit à petit, avant que ils courussent ni fissent nul contraire sur le pays. Et quand ils virent qu’il étoit fort assez pour eux tenir contre siége et assaut, et que tous les compagnons furent montés et pourvus, ils commencèrent à courir sur le pays et à prendre prisonniers, et à rançonner, et à pourvoir leur fort de chairs, de farines, de cires, de vins, de sel, de fer, d’acier, et de toutes choses qui leur pouvoient servir ; rien n’étoit qui ne leur vînt à point, si il n’étoit trop chaud ou trop pesant. Les pays de là environ et les bonnes gens, qui cuidoient être en paix et en repos parmi la trève qui étoit donnée entre les rois et les royaumes, se commencèrent à ébahir, car ces robeurs et pillards les prenoient en leurs maisons, et partout où ils les pouvoient trouver aux champs et aux labourages, et se nommoient les Aventureux.

Le sire de la Tour, quand il sentit qu’il avoit tels voisins si près de lui que à une lieue de sa meilleure ville la Tour, ne fut pas bien assuré, mais fit garder fortement et étroitement ses villes et ses châteaux. La comtesse Dauphine, une moult vaillant’dame et de grand’prudence, qui se tenoit avec ses enfans en une sienne bonne ville et fort châtel que on dit Sardes séant sur la rivière l’Évêque, ne fut pas bien assurée quand elle ouït dire que Aimerigot et sa route avoient fortifié la Roche de Vendais. Si envoya tantôt à tous ses châteaux et les fit pourvoir de gens d’armes défensables, tels que à Marquer, à Oudable, à Chillac, à Blère et partout, afin que nul ne fût surpris, car trop fort doutoit celui Aimerigot, pour tant que autrefois il avoit eu de ses florins à un seul payement cinq mille. Sachez que tous les pays d’Auvergne et de Limousin se commencèrent grandement à effrayer. Si s’avisèrent chevaliers et écuyers, et les gens des bonnes villes telles que de Clermont, de Montferrant et de Riom, que ils envoyeroient devers le roi de France, ainsi qu’ils firent.

Endementres que ce pourchas se fit des bonnes villes d’Auvergne et de la comtesse Dauphine qui se mit avecques eux, et envoyèrent devers le roi de France et son conseil, et devers le duc de Berry, qui pour lors se tenoit à Paris de-lez le roi, se fortifièrent grandement ceux de la Roche de Vendais ; et au commencement de leur fortifiement ils firent une feuillée où ils logèrent leurs chevaux. Quand toutes manières de gens aventureux, qui cassés étoient de leurs gages, entendirent que Aimerigot Marcel faisoit guerre, si en furent tous réjouis ; et s’en vinrent plusieurs bouter en sa route et compagnie ; et eut tantôt de pillards et de robeurs plus que il n’en voulsist avoir. Nul ne demandoit gages, fors la retenue de lui ; car bien savoient tous ceux qui en sa compagnie se mettoient, que assez ils gagneroient, puisque l’abandon du piller et rober ils avoient. Si couroient tous les jours, une fois dessous et l’autre dessus, ni nul n’alloit au devant ; et se faisoient renommer et connoître en moult de lieux ; ni on ne parloit d’autre chose en Auvergne et en Limousin que de ceux de la Roche de Vendais. Moult en étoit le pays effrayé. Cils de Caluset, dont Perrot le Bernois étoit capitaine, tenoient fermement la trève et ne savoient nulle guerre ; et quand le dit Perrot vit que Aimerigot couroit ainsi le pays, qui cuidoit bien être en trèves et assuré, si fut tout courroucé sur Aimerigot ; et dit que il faisoit mal ; et lui manda ainsi, qu’il ne vouloit que lui ni les siens eussent nul retour en Caluset ni en lieu où il eut puissance. Aimerigot n’en fit compte, car il avoit bien où aller et retraire sans Caluset ; et avoit gens assez ; et tous les jours lui en venoient de ceux qui se vouloient aventurer et mal faire. Perrot le Bernois défendit sur la vie à ceux qui dessous lui étoient et se tenoient, que nul ne se mît aux champs pour porter contraire ni dommage à ses voisins, mais vouloit establement et loyaument tenir la trève. Olim barbe, capitaine d’Ousac, se dissimuloit aussi de celle affaire, et disoit toutefois qu’il vouloit tenir la trève ; mais il me fut dit que ses gens couroient couvertement à la fois ; et quand ils avoient aucuns bons pillages, il en vouloit bien avoir le profit. Les bonnes gens d’Auvergne, et par espécial de ceux de Clermont, et de Montferrant et de Riom, qui en message alloient devers le roi de France et le duc de Berry, exploitèrent tant par leurs journées qu’ils vinrent à Paris ; et trouvèrent là le roi, le duc de Berry, de Touraine et le connétable de France messire Olivier de Cliçon. Si se trairent tantôt devers le conseil du duc de Berry, et remontrèrent ce pourquoi ils étoient venus, et comment Aimerigot Marcel guerroyoit et détruisoit le pays d’Auvergne, et comme les gens qui mal y faisoient se multiplioient tous les jours ; et prioient pour Dieu que on y pourvût ; car si on les laissoit longuement convenir, ils honniroient le pays d’Auvergne et la frontière de Limousin. Quand ces nouvelles furent venues au roi et au duc de Berry, si en furent grandement courroucés, car ils cuidoient bien le pays avoir à trève : si demandèrent : « Ceux de la garnison de Caluset et d’Ousac font-ils nul mal ? » Ils répondirent que de nully ils ne se plaignoient encore, fors que de Aimerigot Marcel et de sa route qui fortifié avoient la Roche de Vendais. Donc répondirent le roi et le duc de Berry : « Or allez, bonnes gens, pensez de vous, car nous y pourveoirons de bref, tellement que vous vous en aperceverez ; et retournez au plus tôt que vous pourrez en vos lieux, et dites ces réponses à ceux qui ici vous envoient. » Ces bonnes gens d’Auvergne se tinrent à contens de ces réponses, et se rafraîchirent et reposèrent deux jours à Paris ; et puis retournèrent quand ils eurent pris congé, par espécial au duc de Berry, et vinrent en Auvergne.

Le roi de France et ses consaulx ne mirent point en oubli ces nouvelles ; car le duc de Berry, auquel il touchoit grandement, pourtant qu’il tient grands héritages en Auvergne, fit avancer la besogne ; et regardèrent qui ils y pourroient envoyer des parties de France. Vous savez, si comme il est ici dessus contenu en notre histoire, que le sire de Coucy étoit constitué et ordonné de par le roi et son conseil à être capitaine et souverain regard de tout le pays mouvant de la mer de la Rochelle, retournant, et comprenant jusques à la rivière de Dordogne, en allant jusques à Bordeaux sur Gironde. Or vous savez que le sire de Coucy n’étoit pas au pays, mais au voyage de Barbarie avecques les autres seigneurs de France et d’autres pays. Néanmoins, à son département, il avoit ordonné et institué son cousin messire Robert de Bethume, vicomte de Meaux à être lieutenant au pays dessus nommé. Si en souvint au conseil du roi, et dirent ainsi, que mieux appartenoit que le vicomte eût la charge de ce voyage pour aller en Languedoc que nul autre. Si fut demandé où on en orroit nouvelles, et fut sçu que il se tenoit à Condé sur Marne. On escripsit devers lui au nom du roi, et le mandoit le roi. Celui qui ces lettres portoit se hâta tant que il vint à Condé, et là trouva le vicomte de-lez sa femme. Si lui bailla les lettres de par le roi de France. Le vicomte les prit et ouvrit et lisy, et quand il sçut de quoi elles parloient, si dit que il obéiroit au commandement du roi ; c’étoit raison. Il ordonna ses besognes le plus tôt qu’il put et se partit de Condé sur Marne, et chevaucha tant que il vint à Paris. Il trouva le roi et son conseil qui lui dirent : « Vicomte, exploitez-vous et assemblez gens d’armes de votre retenue, car il vous en faut aller en Auvergne ; il y a là pillards desquels Aimerigot Marcel est chef, selon ce que nous sommes informés, qui hérient et travaillent les bonnes gens ; faites tant que tous soient boutés hors ; et si vous pouvez attraper celui Aimerigot Marcel, si le nous amenez, nous en aurons grand’joie. Il est ordonné que vous serez délivré à Clermont, en Auvergne, de la somme que vous aurez de gens d’armes ; et pour aller d’ici jusques là, parlez au trésorier des guerres, il lui est chargé que il vous délivre aucune chose pour vos menus frais ; et vous délivrez, car la besogne demande hâte. »

Le vicomte répondit qu’il étoit tout prêt. Si retourna à son hôtel ; et lui étant à Paris, il fit lettres écrire et envoyer hâtivement aux chevaliers et écuyers de France et de Picardie de sa connoissance et retenue, en eux signifiant que ils se délivrassent et vinssent à Chartres, et que là le trouveroient, et là feroit-il sa montre. Tous, chevaliers et écuyers, qui escripts et mandés furent, obéirent volontiers, car ils aimoient le vicomte et le tenoient à bon capitaine. Et vinrent et furent tous en la cité de Chartres au jour qui préfix y étoit ; et se trouvèrent bien deux cents lances, et tous gens de guerre bons et féables.

Quand là furent tous assemblés les François et les Picards, ils se départirent de Chartres et prirent le chemin et l’adresse pour aller vers Auvergne, et exploitèrent tant qu’ils vinrent en Bourbonnois. Les nouvelles s’épandirent en Auvergne que grand secours leur venoit de France. Si en fut tout le pays réveillé et réjoui.

Bien étoit de nécessité que ces gens d’armes de France s’avançassent pour venir en Auvergne au devant de ceux de la Roche de Vendais, car si ils eussent encore attendu six jours, Aimerigot et ceux de sa suite avoient jeté leur visée de venir courir à puissance en ce plain pays entre Clermont et Montferrand, la Ville-Neuve sus Allier et tout environ Riom, et jusques à Ganap. Et sachez, si ils eussent fait ce voyage, ils eussent porté dommage au pays de cent mille francs ; car en la marche que je vous dis gît toute la graisse d’Auvergne ; ni nul ne fût allé au devant, car le pays pour lors étoit vuis de gens d’armes, et si couroit renommée que la route Aimerigot étoit plus grande assez qu’elle ne fut. Ce les faisoit ressoigner. Aimerigot et sa route étoient tout prêts de faire celle chevauchée. Mais nouvelles vinrent entre eux, je ne sais comment ce fut, par pélerins ou par espies, que grand’foison de gens d’armes, desquels le vicomte de Meaux étoit chef, approchoient durement et venoient de France pour eux faire guerre et bouter hors de la Roche de Vendais. Ces nouvelles les retardèrent et les firent tenir tout clos dedans leur fort, et sentirent tantôt que ils auroient le siége. Or se commença Aimerigot à douter et à repentir de ce qu’il avoit fait, car bien savoit que s’il étoit tenu il ne viendroit à nulle rançon. Si en parla à aucuns de ses compagnons, et dit : « J’ai tout honny ; j’ai cru mauvais conseil. Convoitise sans raison me détruira, si fort n’y a. » Donc répondirent ceux à qui il en parloit et devisoit : « Pourquoi vous doutez-vous ? Nous yous avons vu le plus fort homme d’armes qui fût en toutes ces marches. Nous avons bonne garnison et forte, et si est bien pourvue ; et si sommes gens tous de défense et de volonté, et qui avons et avions autant cher à garder nos corps comme vous faites le vôtre. Vous ne pouvez perdre que nous ne perdions. Si par cas d’aventure vous êtes pris, vous finerez trop bien par raison, car vous avez grand’finance, et nous n’avons rien ; si nous sommes pris, c’est sur la tête ou sur la hart. Il n’y a autre rémission. Si nous vendrons chèrement, et nous garderons aussi du mieux que nous pourrons ; si, ne vous ébahissez en rien de chose que vous oyez ni véez, car nous n’avons garde de siége ; et si, guerroyerons sagement. » Ainsi réconfortoient les compagnons Aimerigot Marcel.

Tant exploitèrent ces gens d’armes de France, le vicomte de Meaux et les autres, qu’ils vinrent à Moulins en Auvergne, et puis passèrent outre. Mais la duchesse de Bourbon, fille au comte Dauphin, recueillit à Moulins le vicomte et les chevaliers moult grandement, et leur donna à dîner ; puis passèrent outre, et vinrent ce jour, du soir, gésir à Saint-Poursain. Là se rafreschirent et vinrent à Ganap, et puis à Aigue-perse, et puis â Riom et là se rafreschirent ; et de là ils vinrent à Clermont, où ils furent bien recueillis de l’évêque du lieu et de ceux de la ville. Là eurent les compagnons de l’argent, car le pays pour payer les gens d’armes avoit fait une taille et cueillette. Si furent délivrés. À Clermont ils passèrent outre et vinrent à Notre-Dame d’Orcival, à quatre lieues de la Roche de Vendais : là s’arrêtèrent le vicomte de Meaux et ses gens, et là étoit fait le mandement des chevaliers et écuyers d’Auvergne et de Limousin. Si s’assemblèrent là tous, et eux assemblés, ils se trouvèrent plus de quatre cents lances, que uns que autres, et environ six vingt arbalêtriers gennevois. Là étoient avec le vicomte le sire de Montagu, Vermandisien, et son frère le sire de Doumart messire Beraut de la Rivière, messire Guillaume le Boutillier, le seigneur de Domme, le seigneur de la Roche, le sire de la Tour, messire Louis d’Aubière, le seigneur de Saint-Ausisse, messire Robert Dauphin et plusieurs autres. Et étoient capitaines des Gennevois deux vaillants écuyers, lesquels on nommoit Aubert de l’Espinette et Calevace ; et étoit pour ces jours maître de l’hôtel le vicomte de Meaux un gentil écuyer, qui s’appeloit Louis de l’Esglivesle ; et étoient tous ces gens d’armes, Gennevois et arbalêtriers, pourvus et armés de toutes pièces, autrement ils ne fussent point passés aux gages ni au regard du vicomte.

Quand ceux de la Roche de Vendais, Aimerigot Marcel et Guyot du Sel son oncle, entendirent que ces gens d’armes françois, picards, auvergnois et gennevois s’avançoient et étoient venus à Notre-Dame d’Orcival, et se ordonnoient pour venir mettre le siége devant leur fort, si s’avisèrent quelle chose ils feroient pour mieux résister à l’encontre d’eux. Premièrement ils regardèrent que ils n’avoient que faire de là tenir leurs chevaux, puisque ils auroient le siége et qu’ils en seroient trop empêchés.

Assez près du fort de la Roche de Vendais siéd un autre fort qui se appelle Saint-Soupery ; et se tenoit pour ce temps ce fort à Aimerigot Marcel. Et là demeuroit sa femme ; si y envoya une grand’partie de sa chevance. Si ordonnèrent qu’ils envoieroient leurs pages et leurs chevaux à Saint-Soupery, et les y envoyèrent. Vous devez savoir que la Roche de Vendais est durement fortifiée ; et si siéd, à voir dire, en moult forte place ; et moult en avoit été le seigneur de la Tour de ceux du pays blâmé, de ce que il l’avoit laissée et désemparée ; et disoient en Auvergne communément les hommes, que ce dommage ils recevoient par lui, car bien il pût avoir tenu la Roche de Vendais ; ou si tenir ne la vouloit pour les coûtages, avoir abandonnée aux hommes du pays, qui tellement l’eussent désemparée que jamais nul depuis ne s’y fût amassé ; mais au désemparer, on avoit laissé les murs tout entiers et une partie du manoir ; et tel l’avoit trouvée Aimerigot et ses gens. La Roche de Vendais est divisée des montagnes qui sont à l’environ moult hautes et dures ; et est une roche à part ; et sur un des lez il y a un pan de roche qu’ils avoient fortifié, et fait leurs manteaux et leurs atournemens pour eux garder et défendre ; et ne les pouvoit-on assaillir de nul côté fors que par devant et par escarmouche. Or se départirent de Notre-Dame d’Orcival le vicomte de Meaux, chevaliers et écuyers et Gennevois arbalêtriers, et cheminèrent tant que ils vinrent devant la Roche de Vendais. Si se logèrent et amassèrent ainsi, comme gens bien usés d’armes savent faire, et mirent siége, et petit à petit amendèrent leurs logis. Quand la comtesse Dauphine, qui se tenoit à Sardes, sçut les vraies nouvelles que la Roche de Vendais étoit assiégée et les Anglois dedans, si en fut moult réjouie ; et pour ce qu’elle pensoit bien que le vicomte de Meaux, de si loin venu de France et de Picardie, il n’avoit fait venir ni acharier tentes ni pavillons, elle ordonna tantôt et fit appareiller deux tentes belles et bonnes, qui étoient de son seigneur le comte Dauphin ; et les envoya au vicomte de Meaux qui étoit devant la Roche de Vendais, par manière de prêt et pour lui aider le siége durant. Le vicomte reçut ce présent en bon gré et se recommanda moult de fois à la comtesse Dauphine, en la remerciant des tentes que envoyées lui avoit, car bien lui venoient à point. Le sire de la Tour étoit en son pays et à une lieue de son châtel et de sa maison ; si avoit aussi ce qui lui convenoit. Tous chevaliers et écuyers s’ordonnoient au mieux qu’ils savoient ou pouvoient, et avoient vivres et pourvéances à foison, qui leur venoient de toutes parts et à bon marché. Le temps étoit bel et sec, et l’air coi et chaud, tel comme il est au mois d’août. Si se tenoient volontiers les chevaliers et compagnons dessous les feuilles et les ramées, quand elles étoient vertes et nouvellement coupées. Or vinrent nouvelles en l’ost, qui mirent en doute les seigneurs et les compagnons, que les garnisons voisines des ennemis, comme de Caluset et d’Ousac, se cueilleroient ensemble et viendroient un soir ou une matinée réveiller l’ost, quand on ne se donneroit garde, et leveroient le siége. Le vicomte de Meaux et les chevaliers en eurent conseil ensemble ; et ordonnèrent que ce seroit bon que ils envoyassent un héraut à Perrot le Bernois, capitaine de Caluset, et à Olim Barbe, capitaine d’Ousac, pour savoir leur entente, à celle fin que ils n’en fussent surpris et que des garnisons anglesches ils fussent assurés ou en guerre, et selon ce que on leur feroit de réponse ils se pourvoieroient. Si envoyèrent un héraut de leur côté, et l’instruisirent et chargèrent de ce qu’il devoit dire. Le héraut se partit de l’ost et chevaucha vers le fort de Caluset, et exploita tant qu’il y vint ; et trouva d’aventure à la barrière Perrot le Bernois et grand’foison de ses compagnons qui s’ébattoient à jeter la pierre. Il descendit jus de son cheval et demanda le capitaine ; on lui enseigna. Quand il fut devant lui, il parla et fit son message bien et à point de tout ce dont instruit on l’avoit. Perrot le Bernois répondit à ce et dit : « Héraut, vous direz à vos maîtres qui ci vous envoient, que nous voulons aussi entièrement et loyaument tenir la trève, qui donnée est et scellée entre France et Angleterre, comme nous voulons que on le nous tienne, et si nous savions aucun des nôtres qui l’enfrainsist ni violât par aucune incidence, si nous le pouvions tenir, nous en prendrions telle correction comme il en appartient à prendre et que promis l’avons ; et veux bien que vous dites à vos maîtres que ce que Aimerigot Marcel a fait, c’est hors de notre conseil et ordonnance, ni oncques n’en parla à nous. Et lui avons bien défendu et aux siens le retour en notre seigneurie ; et si nous le tenions il auroit mal finé. » Le héraut fut mené dedans le fort et dîna. Après dîner il prit congé. Perrot le Bernois lui fit délivrer, pour l’honneur des seigneurs de France, dix francs ; il les prit et l’en remercia, et puis se départit et demanda le chemin à Ousac, et trouva le capitaine du lieu qui s’appeloit Olim Barbe et étoit Gascon. Le héraut parla à lui sur la forme et manière que parlé avoit à Perrot le Bernois. Olim Barbe répondit tout pareillement, et dit que pour rien il n’enfraindroit la trève, car il ne vouloit pas être déshonoré. Le héraut dîna au châtel d’Ousac, et au prendre congé on lui donna dix francs ; et puis se départit et retourna vers ses maîtres à la Roche de Vendais. Quand il fut venu et descendu, les chevaliers étoient moult en grand désir d’ouïr nouvelles. Si s’assemblèrent à l’entour du vicomte, et là généralement il dit et remontra bien et sagement comment il avoit été à Chaluset et à Ousac, et quels il avoit trouvés les capitaines, et les réponses sur les paroles que dit avoit le héraut, dont répondu avoit été. Le vicomte de Meaux et les chevaliers tinrent plus grand compte que devant ne faisoient de Perrot le Bernois et de Olim Barbe, et furent hors de toutes doutes de ce côté et continuèrent le siége devant la Roche.

Le siége étant devant la Roche de Vendais, vous devez savoir que tous les jours il y avoit escarmouche de ceux de dehors à ceux de dedans, et souvent en y avoit de blessés du trait, car Gennevois sont bons arbalétriers, subtils et de juste visée. Ainsi se continua et tint le siége neuf semaines. L’entreprise de la garnison étoit grandement à l’avantage de ceux de dedans ; et je vous en conterai la manière et l’ordonnance. Sur aucuns côtés ils pouvoient bien issir quand ils vouloient malgré leurs ennemis, car pour tout assiéger environnement et eux tollir leurs issues, il y convînt plus de six mille hommes. Or advint que le siége étant devant la Roche de Vendais, Aimerigot, qui fut et étoit pour lors moult imaginatif, regarda à son fait et considéra toutes choses, et véoit que point il n’avoit bien fait ; mais pour tourner son fait en droit, et afin que cette Roche de Vendais lui demeurât, il avisa que il envoieroit en Angleterre un sien varlet bien enlangagé et bien besognant, et porteroit lettres de créance au roi d’Angleterre et au duc de Lancastre. De ce propos il en parla à un sien oncle qui s’appeloit Guyot du Sel, en l’âge espoir de soixante ans, mais moult étoit usé d’armes et connoissoit assez le monde. Quand Aimerigot lui eut dit la manière et sur quelle forme il vouloit envoyer en Angleterre, cil Guyot en fut assez d’accord, et dit que de là envoyer homme bien enlangagé et instruit on ne pouvoit perdre. Si prirent un varlet de leur connaissance, nourri avec eux. Aimerigot, avant son département, l’inditta trop bien et l’instruisit en disant ainsi : « Nous te mettons hors de céans sauvement et hors de tous périls malgré nos ennemis. Je te délivrerai or et argent assez pour mieux besogner et exploiter. Tu t’en iras en Angleterre et porteras ces lettres, unes au roi, les autres au duc de Lancastre et les tierces au conseil du roi. Tu me recommanderas bien et sagement à eux. Toutes les lettres sont de créance. On te demandera tantôt sur quel état tu es là venu. Les recommandations faites, tu diras que Aimerigot Marcel, leur petit soudoyer et leur sujet, et homme de bonne volonté et appareillé à tous leurs services, est enclos et assiégé en un petit fort, lequel est tenu des arrière-fiefs de Limousin, héritage au roi d’Angleterre, et cils qui sont devant ce fort à main armée se peinent et travaillent tous les jours pour le prendre et les compagnons qui le gardent et défendent, desquels ceux qui sont devant est un chevalier, cousin au seigneur de Coucy, qui s’appelle Robert, et vicomte de Meaux et capitaine institué de par le roi de France. Si prie au roi d’Angleterre et à son conseil, aussi au duc de Lancastre, comme à celui qui est souverain regard en Bordelois et en l’héritage du roi d’Angleterre, que ils veulent escripre et mander et commander à ce vicomte de Meaux que il se départe du siége, et lève et ôte ses gens ; et n’oublies pas à faire mettre et écrire ce point en la lettre, pour donner au vicomte plus grand’connoissance de cremeur que il se met en peine de rompre la paix donnée et scellée à Lolinghen, séant entre Boulogne et Calais. Et pour ce que je ne sais, ces lettres vues, que le vicomte en voudra dire ni quelle réponse il en fera, car il est assez étrange et merveilleux, fais que tu aies autant bien lettres du roi, de son conseil et du duc de Lancastre adressans au duc de Berry ; car si le duc de Berry veut, tantôt ils se départiront et lèveront du siège ; et fais tant pour mieux besogner que tu aies avec toi un écuyer d’honneur de par le roi ou de l’hôtel du duc de Lancastre : si le me salue et dis de par moi que il vienne avec toi ; il sait trop bien besogner et si est bien connu du duc de Berry et des seigneurs de France ; et je lui donnerai cent francs. Et mets bien en mémoire tous ces paroles dont je t’instruis et informe, et en sois soigneux, et dis bien par-delà à ceux à qui tu parleras, que ce petit fort, lequel j’ai fortifié, s’il demeure Anglois, viendra encore trop grandement à point à ceux qui ès marches de par-deçà guerre feront pour le roi d’Angleterre ; car il siéd sur frontière du pays et pour faire sur une saison gagner, au courir en Auvergne et en Limousin à l’aventure, deux cent mille francs. »

Quand Aimerigot Marcel, présent Guyot du Sel son oncle, eut bien inditté et instruit son varlet et que les lettres de créance furent escriptes et scellées, et que il lui eut délivré cent francs pour ses menus frais, il s’ordonna pour partir et partit ; et s’en vint de nuit et tout à pied, bien aconvoyé, à un autre fort, lequel étoit à Aimerigot Marcel, et le nomme-t-on Saint Soupery. Quand il fut là venu, il prit tel cheval que il voult avoir, à son avis le meilleur de la route, car il étoit à choix et si avoit à faire grand chemin. Il monta sus et passa parmi le royaume de France comme un François d’Auvergne ; et vint à Calais, et se accointa du capitaine messire Jean de Beauchamp, et lui conta une partie de ses besognes, afin qu’il fût plutôt avancé, si comme il fut, car le capitaine lui fit tantôt avoir passage ; il passa et vint outre à Douvres ; et lorsque son cheval fut hors du vaissel, il monta et se mit au chemin, et exploita tant que sur un jour et demi il vint à Londres ; et eut si bonne aventure que le roi d’Angleterre et ses deux oncles, le duc de Lancastre et le duc d’Yorch et le conseil étoient tous là au palais à Wesmoustier, pour conseiller des besognes de Northombrelande ; car les Escots, selon ce que les plaintes en étoient venues au roi et à son conseil, ne tenoient point trop bien la trève ; si que on devoit en ordonner pour là envoyer. À ce point vint le varlet Aimerigot à Londres. Il se traist à l’hôtel ; il s’accointa de son hôte et dit une partie de son entente. L’hôte pour l’adresser le mena à Westmoustier, et fit tant que premièrement il parla au duc de Lancastre qui se tenoit en sa chambre ; car encore n’étoient-ils point entrés en conseil : il lui bailla les lettres qui venoient à lui. Le duc les prit et lisit : quand il les eut lues, il le tira en un lieu à part pour savoir de cette créance. Le varlet lui dit et conta tout de chef en chef comme la besogne alloit, ainsi que vous avez ouï et que Aimerigot lui a voit chargé. Le duc entendit à ces paroles et lui demanda si il avoit plus de lettres. Il répondit : « Oil, au roi et au conseil. » — « C’est bien, dit le duc, je vous ferai avoir entrée et audience. » Et le recommanda à un sien varlet de chambre. Le duc de Lancastre alla au conseil, et quand il vit que point et heure fut, il promut la besogne du varlet. À la promotion du duc le varlet fut appelé ; il vint avant, et bailla ses lettres au roi et au conseil. On les ouvrit et lisit ; il fut là examiné et demandé de la créance. Cil, qui étoit tout avisé et bien hardi de parler, ne fut point ébahi, autrement il n’eût la que faire. Si remontra la besogne de Aimerigot moult sagement, et plus sûrement assez que on ne lui avoit chargé, tant que de tous il fut volontiers ouï. Quand il eut tout dit et fait ses requêtes, on lui dit que on en auroit conseil et avis, et que de ce qu’il requéroit il seroit répondu. Il issit de la chambre du conseil, et vint au dehors, et là attendit tant que les lettres furent conseillées et que on en fit réponse.

La réponse fut telle, que le roi escriproit au vicomte de Meaux et au duc de Berry sur la forme et ordonnance que Aimerigot requéroit ; et aussi feroit le duc de Lancastre ; et délivreroit-on à l’homme qui apporté avoit les lettres un écuyer gentilhomme d’Angleterre et de l’hôtel du duc de Lancastre, lequel passeroit la mer et feroit tous ces messages et apporteroit ces lettres ; et pour mieux exploiter, Derby le héraut viendroit avecques lui et aideroit à faire tous ces pourchas, pour tant qu’il connoissoit assez les seigneurs d’Auvergne et par espécial le duc de Berry. Le varlet qui les lettres avoit apportées de par Aimerigot se contenta grandement de cette réponse, et poursuivit depuis le duc de Lancastre, et fit si bien son devoir et sa diligence que, sur briefs jours, ses lettres furent escriptes et le gentil homme de l’hôtel au duc de Lancastre ordonné et chargé pour aller en ce message ; et l’appeloit-on, ce me semble, Hertbery[2] ; et devoit Derby le héraut passer la mer avec lui, laquelle chose il fit volontiers, car le varlet à Aimerigot lui dit que, si il passoit la mer, il auroit de son maître cent francs tout comptans.

Quand ces lettres furent escriptes et scellées, les trois les prirent et puis se partirent du duc de Lancastre et se mirent au chemin ; et exploitèrent tant qu’ils vinrent à Douvres et avancèrent leur voyage ; et eurent tantôt une nef passagère, qui les mit outre d’une marée au havre de Calais ; et issirent hors et allèrent en la ville loger ; et quand la mer fut retraite, ils mirent hors leurs chevaux et se départirent de Calais, et prirent le chemin de Boulogne : ils passèrent outre toute Picardie et vinrent à Paris ; point n’y séjournèrent. Ils se mirent au chemin et exploitèrent tant qu’ils vinrent en Auvergne, et quand ils approchèrent Limoges et ce pays où la Roche de Vendais sied, ils allèrent tout autour pour y venir couvertement.

Sur la forme et état que je vous recorde exploitèrent tant le messager, l’écuyer et Derby le héraut, que ils vinrent assez près de la Roche de Vendais. Quand ils furent venus jusques sur le siége, l’écuyer et le héraut avisèrent pour le mieux que point ils n’iroient pour le présent en la ville de Vendais, mais renvoyèrent le varlet qui les étoit venu quérir en Angleterre ; et disoient qu’ils exploiteroient du surplus bien sans lui ; car si on le véoit en leur compagnie, on supposeroit tantôt que on les seroit allé quérir en Angleterre et que c’étoit une chose faite à la main ; et mieux montreroient, quand on les orroit entre eux deux parler et deviser, que la besogne seroit acertes pour le roi d’Angleterre, que si plus de gens s’en ensoignoient. Le varlet obéit à l’ordonnance des deux pour le mieux et retourna au fort, de nuit, par le chemin qu’il savoit, sans le danger de ceux qui devant séoient ; et trouva Aimerigot Marcel et Guyot du Sel son oncle et les compagnons qui lui firent bonne chère quand ils le virent, et furent tous émerveillés qu’en si briefs jours il étoit allé et retourné d’Angleterre. Il recorda à Aimerigot comment il avoit exploité et comment l’écuyer du duc de Lancastre et Derby le héraut étoient issus hors d’Angleterre en sa compagnie, pourvus de lettres du roi d’Angleterre et du duc de Lancastre, adressans au vicomte de Meaux et au duc de Berry, si il besognoit. « Et pourquoi, dit Aimerigot, ne sont-ils venus jusques-cy ? » Répondit-il : « C’est par cautelle, si comme ils me dirent ; car entre eux deux feront bien et achèveront bien le message ; et ne veulent point que nul de par vous soit vu en leur compagnie. » — « Ils sont sages et bien avisés, répondit Guyot du Sel, ils montreront que de fait le roi d’Angleterre et le duc de Lancastre les envoient par-deçà la mer et que la besogne leur touche. » Répondit le varlet : « Vous dites vérité. »

De ces nouvelles fut Aimerigot tout réjoui, et dit à son varlet : « Tu as très bien exploité et sur briefs jours, et bien te le guerdonnerai. »

Vous devez savoir que l’homme envoyé de par le duc de Lancastre, et Derby le héraut en sa compagnie, tantôt issus hors d’Angleterre, s’en vinrent devant la Roche de Vendais et droit où les François tenoient leur siége, et demandèrent le logis au vicomte de Meaux. On leur enseigna : ils y furent menés ; ils trouvèrent le vicomte qui devant sa tente s’ébattoit à voir jeter la pierre. Quand ils furent venus jusques à lui, ils s’inclinèrent et le saluèrent. Le vicomte leur rendit leur salut et puis leur demanda d’où ils venoient. Ils répondirent que ils venoient d’Angleterre, et que ils éloient là envoyés de par le roi d’Angleterre et le duc de Lancastre. « Vous soyez les biens-venus ! dit le vicomte. Quelles nouvelles vous amènent maintenant en cette terre sauvage ? » — « Monseigneur, dit le héraut, véez ci un écuyer qui est à monseigneur de Lancastre, qui vous apporte lettres du roi d’Angleterre et du duc de Lancastre. Si les lirez, s’il vous plaît ; et pour ce que je connois un petit le pays de par-deçà, je suis venu en sa compagnie. »

Adonc lui bailla l’écuyer les lettres, et le vicomte les prit, et regarda les sceaux, et connut bien que elles étoient bonnes et apportées d’Angleterre. Si prit un de ses hommes à part qui bien savoit lire. Si les lit toutes de chef en chef par deux ou trois fois, tant que le vicomte les eut bien entendues. Si pensa sur ces escrîptures et regarda comment le roi d’Angleterre lui escripsoit que il étoit et logeoit, et dormoit et reposoit sur son héritage à main armée, et se mettoit en peine tous les jours de rompre la trève, laquelle il ne pouvoit ni devoit faire, car c’étoit grandement au préjudice des scellés que scellé avoient entre lui et son adversaire de France. Et mandoit, telle étoit la conclusion de la lettre, que, ces lettres vues et lues, le vicomte et ses gens se partissent de là et levassent le siége, et laissassent à Aimerigot Marcel paisiblement possesser de son héritage, lequel lui avoit moult coûté à fortifier.

Ces paroles, et autres plusieurs colorées, avoit encore dedans ces lettres, et tout à l’aide de Aimerigot Marcel. Tout ainsi, et sur une même forme comme les lettres du roi d’Angleterre parloient, celles du duc de Lancastre chantoient. Et mandoit le duc comme duc exerçant de la duché d’Aquitaine. Adonc répondit le vicomte de Meaux, quand il se fut avisé, et dit : « Beaux seigneurs, ces nouvelles que vous m’apportez demandent bien à avoir conseil. Je m’en conseillerai, et puis vous en répondrai. » Lors se trairent arrière l’écuyer et le héraut, et tantôt trouvèrent qui les prit et qui les mena boire du vin au vicomte. En ce detri et espace se conseilla le vicomte, car il manda le seigneur de la Tour, messire Guillaume le Boutillier, messire Robert Dauphin, messire Louis d’Aubière, et aussi le seigneur de Montigny, Vermandisien, et messire Beraud de la Rivière ; mais cil là étoit de son hôtel. Quand ils furent tous venus ensemble, il leur renouvela les paroles, et ce pourquoi il les avoit mandés, et leur fit lire les lettres là envoyées. Quand les chevaliers les eurent ouïes, ils furent tous émerveillés comme jà lettres pouvoient être venues et apportées d’Angleterre, car encore n’avoient-ils pas été au siége un mois. « Je vous dirai, dit le vicomte, que je suppose. Cil Aimerigot Marcel est un subtil varlet. Sitôt qu’il vit qu’il auroit le siége, il envoya un sien varlet espoir en Angleterre pour impétrer ces lettres. Or y obéirai, si je vueil : je vous dis bien que j’en répondrai tantôt. Mais de ce que le roi d’Angleterre et le duc de Lancastre me mandent, je n’en ferai rien, car je ne suis rien tenu de obéir à eux, fors au roi de France, notre sire, qui m’a ci commis et envoyé. On fasse venir le héraut et le varlet avant, et je leur ferai réponse. » Tantôt on les alla quérir et furent amenés devant le vicomte et les chevaliers qui là étoient. Quand ils furent venus, ils inclinèrent les chevaliers, et le vicomte commença à parler, et lors se tut chacun, et dit ainsi : « Derby, et vous Thommelin Hertbery, ainsi êtes-vous nommés, selon la teneur des lettres que vous m’avez apportées ; il me semble que vous êtes ci venus et envoyés de par le roi d’Angleterre et le duc de Lancastre, lesquels sont informés, je ne sais pas comment, ou par l’impétration d’Aimerigot Marcel ou par autrui qui le veuille aider, et qui ait été en Angleterre au nom de lui, que je suis à présent à main armée demeuré et logé sur l’héritage du roi d’Angleterre ; et me mande que je m’en parte et lève le siége, et laisse paisiblement jouir et possesser Aimerigot Marcel d’un petit fort, lequel à grand’peine et à grands coûtages il a fortifié ; et me mandent encore que je me mette en péril et en aventure de moi déshonorer, car je vueil et consens à rompre la chartre de la trève, qui est donnée et scellée à tenir fermement et establement, le terme de trois ans, entre le roi de France et le roi d’Angleterre, leurs conjoints et leurs adhers. Je vous dis, beaux seigneurs, que à l’encontre de la chartre je ne puis ni vueil obvier que je ne tienne la trève, et, pour chose que je séjourne et loge ici, que elle soit en rien enfreinte, violée ni brisée. Je suis homme au roi de France, notre sire, lequel m’a ci envoyé et établi comme un sien petit maréchal pour le présent ; car il est venu à la connoissance du roi et de son conseil, par la complainte des nobles du pays d’Auvergne, de Limousin et des bonnes gens des villes et du plat pays, qui grand’perte et grand dommage ont reçu à ce que Aimerigot Marcel a, en celle marche et sur le département des pays, avisé une forte place laquelle étoit bien vide, la place et l’habitation désertée et condamnée à non demeurer jamais ; il l’a prise et fortifiée ; et sur ce il ne l’a pas fait pour fort, ni maison de paix ni de soulas, mais en a fait un fort et retour de larrons, pillards et meurtriers. Si m’est commandé, de par le roi, que je me tienne ici pour défendre et garder le pays ; et afin que cils qui y sont amassés et qui tiennent le fort, que on nomme la Roche de Vendais, ne puissent multiplier en leur mauvaiseté de ce que ils ont fait, et que pour eux punir et corriger, par telle sentence que à leur fait appartient, je me mette en peine de eux prendre et avoir. Doncques, beaux seigneurs, au commandement du roi, auquel je vueil et dois obéir, je ferai mon devoir et m’en acquitterai loyaument, et de cy je ne mouverai ni partirai, pour mandement qui me vienne, tant que j’aurai le fort et ceux qui le tiennent à l’encontre de moi et de mes compagnons ; et si Aimerigot Marcel vouloit dire et mettre avant que je me sois avancé de rompre la paix, de la tréve c’est à entendre, car en tréve doit être bonne paix, il se traie avant et je le ferai combattre par aussi bon et meilleur qu’il n’est, et lui ferai montrer et prouver que il même l’a enfreinte pleinement et rompue par trop de points et d’articles. Doncques, beaux seigneurs, tout considéré, je vous fais réponse. Vous pouvez retourner quand il vous plaît ; et vous venus par de là, ne veuillez dire ni recorder autres paroles, ni plus ni moins que je vous ai dit, car les rapporteurs des paroles mal assises informent, tel fois est, les seigneurs à l’encontre et au contraire de vérité. » — « Monseigneur, répondit l’écuyer, nous ne sommes, Derby et moi, ci venus, fors que pour rapporter ce que nous orrons et que on nous dira ; et puisque vous n’en voulez autre chose faire, nous n’avons que séjourner ci. »

Ils prirent congé, et le vicomte demeura. Il fit à leur département délivrer au héraut dix francs pour l’honneur du roi d’Angleterre et du duc de Lancastre, qui là l’avoient envoyé, et auxquels il étoit.

Quand ils furent départis du vicomte et on les eut mis à grand chemin pour venir et retourner en la cité de Clermont, car ils disoient que ils s’en vouloient aller à Paris, et que par là étoient-ils venus, et ils eurent chevauché environ demie-lieue, entre eux deux commencèrent à parler et rentrer en leur matière, et dirent ainsi : « Nous n’avons rien fait. Il nous faut aller devers le duc de Berry. » — « Il est sire de ce pays, dit Derby, il se escript duc de Berry et d’Auvergne. Le vicomte de Meaux ne l’osera courroucer, si le duc lui mande que il se départe de là ; et nous avons lettres du roi d’Angleterre et du duc de Lancastre adressans à lui. Si est raison que il les voie et que nous sachions son entente. » Ils tinrent ce propos et chevauchèrent tant que ils vinrent à Clermont. Ils y furent les bien-venus, car le héraut connoissoit assez le pays : il y avoit été autrefois ; et disoient partout, quand on leur demandoit qu’ils quéroient, que ils étoient messagers au roi d’Angleterre. Eux venus à Clermont en Auvergne, ils demandèrent du duc de Berry où il se tenoit. On leur dit que pour le présent il étoit en Auvergne en un très bel châtel, lui et la duchesse, lequel châtel on appelle la Nonnette. Le héraut savoit bien la Nonnette, car autrefois il y avoit été. Si se départirent, de Clermont et chevauchèrent, et vinrent à Issoire et de là à la Nonnette : ils montèrent à mont, car la montagne est moult haute à monter, avant que on soit au châtel.

Quand ils furent venus, là sus ils trouvèrent grand’foison de gens au duc de Berry, qui s’ébattoient en la place devant la porte. Le héraut fut tantôt connu des aucuns. Si furent menés devers le duc, qui, pour l’amour du roi d’Angleterre et du duc de Lancastre, leur fit bonne chère. L’écuyer anglois, qui portoit les lettres adressans au duc de Berry, les lui bailla. Le duc les prit, ouvrit et lisit tout au long par deux fois, et quand il les eut lues, il pensa sus un petit, et puis répondit courtoisement à la plaisance de ceux qui apportées les avoient, car il dit : « Pour l’amour de nos cousins, nous en ferons volontiers notre pouvoir. »

De cette réponse furent l’écuyer et le héraut tous joyeux, et cuidèrent à ce coup avoir exploité de tous points ; mais non eurent, si comme je vous dirai. Si ne demeura-t-il mie en la négligence du duc de Berry, car de commencement il fit de lever le siége grandement sa diligence, et s’y inclinoit pour complaire au roi d’Angleterre et au duc de Lancastre, qui l’en prioient que le siége fût levé de devant la Roche de Vendais et que le petit fort demeurât à Aimerigot, et au cas que il y demeureroit, on le feroit tenir tout paisible et amender ses forfaits, si il avoit courroucé le roi et son conseil. Le duc de Berry, qui se vouloit acquitter de ce dont il étoit prié, et délivrer les Anglois qui étoient en son hôtel, escripsit tantôt unes lettres bien dictées et ordonnées, au mieux que on les put faire, adressans au vicomte de Meaux ; et les lettres faites, avant qu’elles fussent scellées, il les fit lire devant les Anglois, lesquels les tinrent à bonnes et bien parlans.

Ces lettres furent apportées par un écuyer notable du duc de Berry au siége de la Roche de Vendais et baillées au vicomte de Meaux, lequel les prit, ouvrit et lisit ; et puis appela les chevaliers et les écuyers d’honneur qui là étoient, et leur fit lire en leur présence, entretant que cil qui apportées les avoit étoit mené boire, car on lui fit bonne chère pour l’amour du duc de Berry. Ce fut raison. « Seigneurs, dit le vicomte à ses compagnons, nous ne demeurerons point en paix, puisque le duc de Berry veut porter et aider Aimerigot, l’homme du monde qui depuis douze ans a plus grevé, travaillé et guerroyé le pays d’Auvergne et fait là tant de povres gens. Et cuidois que le duc le haît moult grandement ; mais non fait à ce qu’il montre, quand il veut et demande expressément que je me départe d’ici. Par ma foi, je n’obéirai pas à présent à ses lettres, mais me excuserai, et de raison, par le roi notre sire et son conseil, qui ci m’ont envoyé, et au département de Paris, enjoint étroitement et commandé que, pour mandement que j’eusse, si il ne venoit de la bouche du roi, je ne me départisse d’ici, tant que aurois le fort de la Roche de Vendais pris et conquêté, et Aimerigot Marcel aussi pris, comment qu’il fût, si prendre le pouvois. Et le duc de Berry me mande de tout le contraire, et que tantôt et sans délai, ses lettres vues, je lève le siége. Par ma foi ! je n’en ferai rien. » — « Sire, répondirent les chevaliers et écuyers qui là étoient et qui ouï parler l’avoient, vous parlez royaument et loyaument, et nous demeurerons avec vous. Mais sachez de côté, si savoir on le peut, qui émeut maintenant monseigneur de Berry à escripre et prier pour ses ennemis. Nous supposons que Derby, le héraut et l’écuyer anglois, qui apportèrent les lettres l’autre jour ci à vous, pareillement, de par le roi d’Angleterre et le duc de Lancastre, lui aient aussi apporté lettres. » — « Vous dites grand’merveille, dit le vicomte, et je le saurai, si je puis. »

Adonc fut appelé l’écuyer du duc de Berry pour lui faire sa réponse. Il vint ; et quand il fut venu en la présence du vicomte et des chevaliers et écuyers d’honneur, le vicomte parla ainsi et dit, et nomma l’écuyer par son nom, car bien le connoissoit : « Pierre, je vueil bien que vous sachiez que je dois et vueil devoir toute obéissance à monseigneur de Berry, car il est si grand et si prochain du roi notre sire que je ne l’oserois courroucer ; mais moi et mes compagnons, qui ici sommes et avons été jà cinq semaines au siége devant ce fort, pour le prendre, et les larrons qui dedans sont, à l’étroit commandement de la bouche du roi et de son conseil, nous émerveillons grandement, et bien y a cause, comment monseigneur de Berry nous prie pour ses ennemis que nous nous départions d’ici et ôtions le siége. Si fait étoit, nous disons généralement, et le dient tous ceux qui ici sont, par la bouche de moi, que nous donnerions grand’matière et bon exemple à tous larrons et pillards, qui courir voudroient au royaume de France, que ils fissent du pis qu’ils pourroient. Pierre, vous direz ainsi à monseigneur de Berry, de par nous tous et de par moi en chef, que nous sommes et suis tout prêt et enclin à faire ce qui lui plairoit et commanderoit, mais il m’est si étroitement enjoint et commandé du roi et de son conseil à ici être et tenir le siége, tant que à bonne conclusion l’aurai mis, comme souverain capitaine de tous ceux qui devant le fort à siége sont, que je ne l’oserois enfreindre ni passer ; et dites bien que à nul autre mandement ni commandement n’obéirai, fors au roi, à qui je suis sujet et qui m’a ici envoyé. Mais je vous prie que vous me dites une chose, si savoir le puis. D’où vient-il maintenant à prier monseigneur de Berry pour Aimerigot Marcel, qui tant a fait de contraires en Auvergne et en Limousin, et il est pris et attrapé ainsi comme un traître doit être, pour venir à male fin, car bien l’a desservi, car contre ce qu’il a juré à tenir, il erre et a allé ? » — « En nom Dieu ! sire, répondit l’écuyer, ils sont venus de-lez monseigneur de Berry deux hommes d’Angleterre, un héraut et un autre homme, qui ont apporté lettres à monseigneur, de par le roi d’Angleterre et de par le duc de Lancastre, et prient trop fort pour Aimerigot. » — « Je vous en crois bien, dit le vicomte, c’est Derby le héraut et un écuyer avec lui qui s’appelle Hertbery. Ils m’apportèrent aussi l’autre jour lettres sur la forme, si comme je suppose, que le roi d’Angleterre et le duc de Lancastre escripsent à monseigneur de Berry. Doncques, Pierre, dites à monseigneur de Berry encore de par moi, avec les paroles que je vous ai chargé dire, que il considère bien toutes choses ; car toutes ces prières qui viennent de delà la mer, ce sont prières impétrées et auxquelles nul seigneur de par-deçà, s’il aime l’honneur et le profit du royaume de France, ne se doit incliner ni descendre. » — « Monseigneur, répondit l’écuyer, soyez certain que je n’oublierai rien, car Aimerigot n’est point trop bien en ma grâce ; je aimerois trop plus cher à voir sa punition que sa délivrance. »

Adonc prit l’écuyer congé au vicomte et aux chevaliers. Ils lui donnèrent. Il monta à cheval et se départit d’eux. Depuis exploita tant, lui et son cheval, qu’il revint à la Nonnette, où il trouva le duc de Berry, à qui il fit son message, et recorda tout ce dont on l’avoit chargé de dire bien et sagement. La conclusion fut telle que il dit bien que le vicomte de Meaux avoit dit que, pour nul mandement qui vînt ni qu’il eût, il ne se départiroit du siége devant la Roche de Vandais, si le roi de France étroitement ne lui mandoit. Celle réponse ne reçut pas le duc de Berry trop en gré ; et lui sembla qu’il pouvoit bien tant au royaume de France que on devoit obéir à ses lettres, et par espécial en la terre d’Auvergne.

Quand l’écuyer anglois et Derby le héraut eurent ouï la réponse que l’écuyer à monseigneur de Berry avoit rapportée, et que point le siége ne se lèveroit, si furent tout pensifs, et virent bien que ils travailloient en vain. Si demandèrent au duc : « Monseigneur, que nous en conseillez-vous à faire ? Nous départirons-nous de vous sans rien exploiter ? Le roi d’Angleterre et le duc de Lancastre avoient grand’fiance en vous que vous feriez lever le siége, pour tant que la Roche de Vandais gît en votre seigneurie. » — « Souffrez-vous, dit le duc de Berry. Aimerigot est en forte place ; il n’a garde d’être pris, si il ne lui mesvient trop grandement, et je dois prochainement aller en France devers le roi ; et moi venu par-delà, j’en parlerai au roi et à son conseil, et pour l’amour de mes cousins d’Angleterre qui en prient, je y adresserai ce que je pourrai, et vous viendrez aussi avecques moi ; si verrez comme je exploiterai. »

Sur celle parole se apaisèrent et contentèrent l’écuyer et le héraut. Depuis ne demeura que quatre jours que le duc se départit de la Nonnette, et laissa là la duchesse sa femme et grand’part de son hôtel, et s’en vint à Riom en Auvergne. Quand il fut là, il y séjourna plus de huit jours, attendant le comte de Sancerre et le sire de Revel, que il avoit envoyés en Avignon pour ses besognes. Quand ils furent venus, ils se départirent de là tous ensemble et se mirent au chemin parmi Bourbonnois, et chevauchèrent tant et à petites journées, que ils vinrent à Bourges en Berry, et là fut le duc deux jours ; il s’en partit au tiers jour, et vint à Mehun sur Yèvre, un châtel à lui ; et à droit là, l’une des plus belles maisons du monde y avoit pour lors ; car le duc de Berry excellentement y avoit fait ouvrer et édifier, et avoit bien coûté trois cent mille francs.

Là séjourna le duc quinze jours, dont moult ennuyoit aux Anglois qui procuroient pour Aimerigot. Mais ils n’en pouvoient autre chose avoir ; et s’en dissimuloit jà le duc et n’en faisoit plus compte ; je vous dirai pourquoi et comment. Le comte de Sancerre et le sire de Revel, qui étoient les souverains de son conseil avec messire Pierre Mespin, avoient trop grandement chargé le fait de celui Aimerigot, et en avoient par conseil blâmé doucement monseigneur de Berry, et lui avoient dit qu’il n’avoit que faire de soi mêler des besognes de Aimerigot, car sa vie avoit été et étoit déshonorable, et étoit un pillard faux et mauvais contre la couronne de France, et par lequel trop de vilains faits, trop de pilleries et roberies avoient été faits, soutenus et avancés en Auvergne et en Limousin, et n’étoit pas un homme pour qui on dût prier ni parler, mais en devoit-on laisser convenir le roi et son conseil.

Ces paroles et autres avoient grandement refroidi et refroidoient le duc de Berry ; et n’en faisoit plus nul compte. Néanmoins les deux Anglois dessus nommés faisoient grandement leur devoir de ramentevoir au duc, et le duc, en lui dissimulant, leur en répondoit courtoisement, et leur disoit : « Souffrez-vous ; nous serons tantôt à Paris ; mais que nous soyons départis d’ici. » Et quoi qu’il dît, encore se tenoit-il à Mehun sur Yèvre et se tint plus de trois semaines. Et devisoit au maître de ses ouvriers de taille et de peinture, maître Andrieu Beau-Neveu, à faire nouvelles images et peintures ; car en telles choses avoit-il grandement sa fantaisie de toujours ouvrer de taille et de peinture ; et il étoit bien adressé, car dessus ce maître Andrieu dont je parolle n’avoit pour lors meilleur ni le pareil en nulles terres, ni de qui tant de bons ouvrages fût demeuré en France ou en Hainaut, dont il étoit de nation ; et au royaume d’Angleterre.

Or vous vueil dire et recorder quelle chose il advint de Aimerigot Marcel et de la Roche de Vendais. Il, qui étoit assez imaginatif, quand il vit que la détriance se mettoit si longuement à lever le siége, si pensa bien que les messagers du roi et du duc de Lancastre ne pouvoient rien impétrer, et que ses prières et ses lettres alloient toutes à néant. Si visa un autre tour ; et s’avisa que il se départiroit de là et chevaucheroit de nuit et de jour, tant qu’il réveilleroit les capitaines de Pierregord et de Pierreguis[3], Guyonnet de Sainte-Foix, Ernauldon de Sainte-Colombe, Ernauldon de Rosten, Jean de Marsen, Pierre d’Anchin, Remonet de Compane, et plusieurs autres Gascons et Béarnois et tous forts Anglois et grands guerroyeurs ; et feroit tant par belles paroles que tous ces capitaines s’assembleroient et monteroient en Auvergne, sur l’espèce et convoitise de fort gagner ; et viendroient, ou de soir ou de matin, lever le siége, et prendroient tous les gentilshommes qui là étoient ; et bien auroient pour cent mille francs de prisonniers sans le menu butin. Si en parla à son oncle Guyot du Scel, et lui dit tout le long de sa pensée : « J’ai telle chose proposée, qu’en dites-vous ? » Il répondit et dit : « Je n’y vois que tout bien ; autrement ne serons-nous délivrés de ces François. » — « Or, mon oncle, dit Aimerigot, je ferai ce voyage puisque vous le me conseillez. Mais je vous prie de une chose avant mon partement. » — « Quelle ? » dit Guyot du Scel. « Que pour escarmouche que les François fassent ni pour saillie, que vous ne vueillez point ouvrir les barrières ni issir au dehors, car si vous le faisiez, vous pourriez perdre plus que gagner. » Répondit Guyot : « Je m’en garderai bien ; nous nous tiendrons ici dedans, tout clos, tant que vous reviendrez et que nous orrons nouvelles de vous. » — « Voire, bel oncle, dit Aimerigot, je vous en prie ; autrement ne les pouvons-nous courroucer que de nous tenir enclos. De leurs assauts et escarmouches n’avons-nous garde. »

Depuis ne demeurèrent pas trois jours que Aimerigot Marcel se départit de la Roche de Vendais et un page tant seulement, et se mit en chemin. Il passa tout outre sans le danger des François ; et avoit intention de amener compagnons aventureux et lever le siége. Et quoique Aimerigot Marcel fût hors de la garnison, ceux de l’ost n’en savoient rien ; car on pouvoit bien entrer et issir hors de la Roche de Vendais quand on vouloit, sans le danger ni le sçu dès François. Tous les jours il y avoit devant le fort escarmouche et assaut aux barrières ; et avint que, environ cinq ou six jours après ce que Aimerigot se fut départi de la Roche de Vendais, il y eut des François fait un assaut grand, bel et bien ordonné, et furent départis les François en trois parties, et toutes les parties firent armes. Car cil Guyot du Scel étoit bon homme d’armes, et long-temps en avoit usé ; mais encore à ce jour il se forfit par outre cuidance, car il alla hors de l’ordonnance de son cousin, qui lui avoit chargé que, pour assaut que on fit, point ne issît hors, ni ouvrît les barrières. À cel assaut il y eut trois écuyers, deux d’Auvergne et un Breton, lesquels étoient en faisant armes sur un pan de mur au plus près de la forteresse ; ces trois écuyers, par espécial et dessus tous les autres, se portèrent vaillamment et y firent beaucoup d’armes. Cils d’Auvergne étoient nommés Kacart de la Violette et Winoc de Rochefort, et le Breton le Monadich, qui jà fut pris en Limousin au dit châtel de Mont-Ventadour, et étoit à messire Guillaume le Boutillier. Et dura cel assaut jusques à la nuit : et y acquirent ces trois écuyers grand’grâce ; mais quelle peine ni travail que les François eussent ce jour en assaillant, si n’y conquirent-ils rien.

Or avint, à une autre escarmouche après, que le vicomte de Meaux eut nouvel sens et avis ; et mit en embûche douze hommes d’armes de ses gens en une vieille croûte au dehors du fort, et dit aux autres compagnons : « Allez escarmoucher aux barrières, et si vous véez que ceux qui sont dedans saillent hors, ainsi que ils le pourront faire, car ils sont convoiteux de gagner, si reculez petit à petit tant que vous soyez retraits outre l’embûche ; et lors ceux de l’embûche sauldront avant, et vous aussi retournerez ci. Ainsi seront-ils enclos, et par celle manière seront-ils pris et attrapés. Je n’y vois meilleur avantage. »

Tout ainsi que le vicomte devisa et ordonna il fut fait ; et furent ceux nommés qui seroient des douze en l’embûche ; Louis de la Glisvelle en fut l’un ; Robert de Béthencourt, Vendelle, Guillaume de la Sauçoye, Guionnet de Villerague, Pierre de Saint-Vidal, Pierre-le-Col, Andrieu de la Roche, Jean Salemagne, et tant qu’ils furent douze bons hommes d’armes. Et s’embûchèrent en une vieille croûte au dehors du fort ; et les autres compagnons allèrent escarmoucher, tels que Winoc de Rochefort, Kacart de la Violette et le Monadich ; et étoient moult frisquement armés de toutes pièces, afin que ils fussent plus convoités de ceux de dedans ; et étoient les escarmoucheurs aussi eux douze tant seulement. Quand ils furent si avant que à la barrière, ils commencèrent à assaillir faintement et à faire les simples ; par quoi Guyot du Scel n’en fit compte, et saulsist hors. Si dit à ses compagnons : « Par Saint-Marcel ! nous sauldrons hors, car à la barrière sont jeunes compagnons, qui ne connoissent encore les armes, à ce qu’ils montrent, nous leur apprendrons à connoître ; ils seront nos prisonniers, ils ne nous peuvent échapper. »

À ces mots il fit ouvrir la barrière, et saillit hors tout premier ; et ne lui souvint pas de ce que Aimerigot lui avoit dit à son département, car le grand désir que il eut de faire armes et de gagner aucune chose lui fit oublier. L’escarmouche commença. Quand les François virent que ceux du fort étoient hors de la barrière, et Guyot du Scel tout devant, si en furent tout réjouis, et commencèrent à reculer petit à petit et ceux après au poursuivir. Et tant allèrent que ils passèrent outre la première embûche ; et quand ils furent en sus et ils virent que il étoit heure, ils saillirent hors de la croûte et se mirent sur le chemin entre le fort et leurs ennemis, en criant : Coucy ! Coucy ! au vicomte ! Si furent enclos devant et derrière. Quand Guyot du Scel vit l’ordonnance, si connut bien que il s’étoit mesfait et que fort étoit de lui sauver ni retraire. Si commença à reculer pour revenir à la garnison, mais on lui saillit au devant. Que vous ferois-je long conte ? Ils furent là tous pris et attrapés, ni oncques nul n’en échappa ; et furent amenés au logis du vicomte devant les chevaliers qui là étoient, lesquels en eurent moult grand’joie.

Par le conseil que le vicomte de Meaux donna, furent Guyot du Scel et ceux qui ce jour étoient issus hors du fort pris, attrapés et menés en l’ost devant les seigneurs de France et d’Auvergne. Quand le vicomte de Meaux vit Guyot du Scel, si lui demanda où Aimerigot Marcel étoit et qu’il en dît la vérité, car il le cuidoit au fort. Il répondit qu’il ne savoit et qu’il étoit parti du fort plus avoit de douze jours. Adonc devinèrent les seigneurs qu’il étoit allé au pourchas : on le fit mener arrière, et les compagnons qui avecques lui avoient été pris. Là demanda le vicomte aux chevaliers d’Auvergne quelle chose il étoit bon à faire de ce Guyot et de ses compagnons, et que il en vouloit user par leur conseil. Messire Guillaume le Boutillier répondit et dit : « Certes, sire, je suppose que Aimerigot soit allé au secours et réveiller les compagnons des garnisons en Pierregord et en Pierreguis. Car toujours trouvera, quoique trèves sont, qui s’aventurera volontiers pour mal faire. Et pourroit avenir que il viendroit sur nous de soir ou de matin avant que nous en sçussions rien ; et nous pourroit porter contraire ou dommage ; car Aimerigot est moult subtil, et si est de grand pourchas. Si faisons une chose. Disons à ce Guyot du Scel et à ceux qui sont avecques lui qu’ils nous fassent rendre le fort de la Roche de Vendais, ou nous leur ferons trancher les têtes sans déport ; laquelle chose, s’ils ne veulent faire, ils ne soient point épargnés. » — « Ce conseil est bon, répondit le vicomte, car au voire dire, pour avoir ce fort sommes-nous venus en ce pays ; si nous n’avons Aimerigot Marcel maintenant, une autre fois viendra-t-il à point. »

Adonc s’appareillèrent le vicomte, le sire de la Tour, messire Robert Dauphin, messire Guillaume le Boutillier et les autres, et vinrent devant le fort au plus près qu’ils purent, et là furent amenés Guyot du Scel et les autres. Le vicomte ouvrit la parole et leur dit et adressa, premièrement à Guyot pourtant que il étoit capitaine : « Guyot, vous devez savoir, et tous ceux qui ci sont des vôtres, que nous vous ferons tous trancher les têtes sans déport, si vous ne nous faites rendre le fort de la Roche de Vendais ; et là où vous nous le rendrez, nous vous lairrons aller quittes et délivrés. Or avisez laquelle part vous voulez, ou la mort ou la vie. »

De celle parole furent Guyot et ses compagnons tout ébahis, et regardèrent que trop mieux leur valoit sauver leurs vies que mourir. Guyot du Scel répondit et dit : « Sire, je me mettrai en peine. » Adonc vint-il jusques à la barrière et fit tant qu’il parla à ceux qui dedans le fort étoient ; ils trairont avant. Or sachez que cils qui au fort étoient se tenoient jà pour tous déconfits. Ils ne savoient de qui faire capitaine, puisqu’ils avoient perdu leurs deux maîtres et les meilleurs de leurs compagnons. Si que tantôt que Guyot du Scel parla à eux et traita, ils furent d’accord et conseillés de rendre le fort, par condition telle que ils emporteroient tout le leur, ce que porter en pourroient, et auroient répit bon et sur un mois entier pour eux traire là où mieux il leur plairoit. Tout ce leur fut accordé, écrit et scellé. Ainsi eurent les François la Roche de Vendais et par la bonne aventure de l’escarmouche ; et pour ce dit-on : « toutes fortunes, bonnes et males, aviennent en armes, qui les poursuit. »

Quand la Roche de Vendais fut rendue aux seigneurs de France et d’Auvergne qui assiégée l’avoient, vous devez savoir que ceux du pays environ en furent grandement réjouis. On tint à Guyot du Scel et aux autres moult bien tout ce que on leur avoit promis. Quand ils eurent pris ce que porter en purent et voulurent, on leur donna congé et vraies assurances qui duroient un mois, pour aller là où mieux leur plaisoit. Le vicomte de Meaux et les seigneurs abandonnèrent la Roche de Vendais à ceux du pays, lesquels entendirent tantôt à désemparer, rompre et briser, tellement qu’il n’y demeura muraille entière ni habitation nulle, ni pierre l’une sur l’autre ; tout fut renversé et porté par terre. Les François qui là étoient venus au service du roi, avec le vicomte, prirent congé aux chevaliers et écuyers d’Auvergne et eux à eux, et se départirent les uns des autres, et retournèrent ceux d’Auvergne et de Limousin en leurs maisons. Le vicomte de Meaux donna congé de retourner en Picardie une quantité de ses gens ; et il s’en alla devers la Rochelle, et s’en vint loger à Saint-Jean d’Angely pour garder la frontière, car encore y avoit-il des pillards et robeurs, qui couroient à la fois en Xaintonge, quand ils véoient leur plus bel. Si leur vouloit aller au devant, car il y étoit tenu.

En la forme et manière que vous m’avez ouï recorder, fut pris et conquis ce nouveau fort la Roche de Vendais et mis à exécution, dont tout le pays fut moult réjoui ; et en furent les bonnes gens plus à sûr ; car au voire dire, si il fût demeuré, il leur eût porté trop de dommages et de contraires. Les nouvelles de la prise et du fait, si comme il étoit allé, de la Roche de Vendais en vinrent au duc de Berry à Cantelou, en un manoir qui sien est, séant entre Chartres et Mont-le-Héry à neuf lieues de Paris. Il n’en fit compte, car il étoit tout refroidi de impétrer grâce au roi pour Aimerigot.

Quand Derby le héraut en fut informé, et que les chevaliers du duc lui dirent que la Roche de Vendais étoit prise et abattue, si dit à l’écuyer qui avecques lui étoit : « Hertbery, j’ai perdu cent francs que Aimerigot Marcel m’avoit promis. » — « Pourquoi ni comment ? » dit l’écuyer. « En nom Dieu ! la Roche de Vendais est prise. Les François l’ont conquise : prenons congé au duc de Berry et retournons en Angleterre : nous n’avons ci que faire. » Répondit l’écuyer : « Puisque ainsi est, je l’accorde. »

Donc prirent-ils congé au duc. Le duc leur donna, et escripsit au roi d’Angleterre et au duc de Lancastre sur la forme que ils lui avoient écrit. Et fit au département donner au héraut quarante francs et à l’écuyer un moult bel ronssin. Ils se départirent du duc et se mirent au chemin au plus droit qu’ils purent venir à Calais. Je crois assez qu’ils retournèrent en Angleterre.

Or vinrent aussi ces nouvelles à Aimerigot Marcel, qui faisoit son pourchas pour lever le siége des François. Quand les premières nouvelles lui en vinrent, si voult savoir comme la besogne étoit allée. On lui dit que ce avoit été par une saillie que son oncle Guyot du Scel avoit faite mal avisé et outrecuidement[4] sur les François. « Ha, du traître vieillard ! dit Aimerigot : par Saint Marcel ! si je le tenois ici, je le occirois. Il m’a déshonoré et tous les compagnons aussi. Je lui avois à mon département si étroitement enjoint et commandé que, pour assaut ni escarmouche que les François fissent, nullement il ne s’en avançât de ouvrir la barrière, et il a fait tout le contraire. Ce dommage ne fait pas à recouvrer ; ni je ne me saurois où traire. Cils de Chaluset, Perrot le Béarnois et ceux d’Ousac, veulent tenir la trève, et mes compagnons sont tous épars, ainsi que gens déconfits et debaretés. Jamais ne les aurois rassemblés ; et aussi, si je les avois tous ensemble, je ne les saurois où mener. À tout considérer je me trouve en un dur parti, car j’ai courroucé trop grandement le roi de France, le duc de Berry, les barons d’Auvergne et tous les gens du pays ; car je leur ai fait guerre la trève durant ; je cuidois gagner, mais je suis en grand’aventure de perdre, ni je n’ai qui me conseille et ne me sais conseiller. Je voudrois ores être, moi et le mien et ma femme, en Angleterre. Là serois-je bien. Et comment diable y pourrois-je aller ni tout mon avoir porter ? je serois dérobé et rué jus vingt fois avant que je fusse à la mer, car tous les passages en Poitou, en la Rochelle, en France, en Normandie et en Picardie sur la mer, sont étroitement gardés, et je me suis forfait. Cette chose est toute claire. Si serois pris et retenu et envoyé devers le roi ; si serois perdu et le mien aussi. Le plus sûr pour moi seroit de moi traire à Bordeaux sur Gironde, et petit à petit, de fort en fort mander le mien ; et moi là tant tenir que la guerre renouvellera ; car j’ai bien espoir que après ces trèves, mal fussent-elles prises ni venues ! la guerre entre France et Angleterre sera plus forte et plus chaude que devant ; car les compagnons auront tout aloué, si voudront avoir et reconquérir, comment qu’il prenne ni advienne, du nouvel. »

Ainsi se devisoit, que je vous dis, Aimerigot Marcel à part soi, et étoit tout triste et pensif ; et ne savoit lequel chemin tenir, ou retourner en Auvergne, ou aller à Bordeaux, et là mander sa femme, et le sien retraire petit à petit coiement et secrètement. Si il eût ce fait, toutes voies il eût tenu la plus sûre et la meilleure partie, mais il fit tout le contraire, dont il lui meschey. Ainsi paye fortune ses gens. Quand elle les a élevés et mis tout haut sur la roue, elle les renverse tout bas jus en la boue. Exemple par celui Aimerigot. Le fol avoit bien la chevance, si comme l’on disoit en Auvergne, de cent mille francs ; et tout perdit sur un jour, corps et avoir : si que je dis que fortune lui joua bien de son jeu, ainsi que à maint en a joué et jouera encore.

Aimerigot Marcel en ses plus grands tribulations s’avisa qu’il avoit en Auvergne un sien cousin germain, écuyer et gentilhomme, lequel on nommoit Tournemine, et que il iroit devers lui et lui remontreroit toutes ses besognes et prendroit conseil de lui. Si comme il devisa, il le fit. Il s’en vint, lui et son page tant seulement chez ce Tournemine, et entra au châtel ; il cuida trop bien être arrivé pour cause de lignage, mais non fut. Cil écuyer nommé Tournemine n’étoit pas bien en la grâce du duc de Berry ; mais le hayoit ; et bien le savoit l’écuyer, si en étoit plus douteux. Si s’avisa, quand il vit venir en son hôtel son cousin Aimerigot, que il le prendroit et retiendroit, ni jamais de là partir ne le lairroit, et sa prise il signifieroit au duc de Berry, en lui remontrant que, si il lui vouloit pardonner son maltalent, il lui envoieroit Aimerigot Marcel, et puis en fit ce que il voudroit.

Tout ainsi comme il proposa, il le fit. Car quand Aimerigot fut venu en le châtel de Tournemine son cousin, et il eut mis son épée jus, et on lui eut baillé chambre pour se appareiller, et il fut revêtu et mis à point, il demanda aux varlets : « Où est mon cousin Tournemine ? » Encore ne l’avoit-il point vu. « Il est en chambre, répondirent les varlets ; venez le y voir. » — « Volontiers, répondit Aimerigot. » Et cils savoient jà toute la volonté de leur maître. Quand Aimerigot fut revêtu de nouvelle gonne et appareillé, et eut dévêtu une bonne cotte d’acier que par usage il portoit, et mis jus son épée, il dit aux varlets : « Allons, allons, je veuil aller voir mon cousin Tournemine. Il y a grand temps que je ne le vis. » Cils le menèrent tout droit où Tournemine étoit. Quand il fut venu jusques à lui, Aimerigot le salua, qui nul mal n’y pensoit. Tournemine répondit : « Comment, Aimerigot ! qui vous a mandé ni vous fait venir céans ? Vous me voulez bien déshonorer. Je vous prends et arrête pour mon prisonnier, autrement je ne m’acquitterois pas bien envers la couronne de France ni monseigneur de Berry, car vous êtes faux et traître, qui avez enfreint les trèves et brisé. Si le vous faut comparer ; et pour la cause de vous, monseigneur de Berry me hait et traite a mort ; mais je ferai ma paix par vous, car je vous y rendrai mort ou vif, ni jamais d’ici ne sauldrez. » De ces paroles fut Aimerigot tout ébahi, et répondit : « Comment, Tournemine ! Je suis votre cousin germain ; est-ce tout acertes que vous me dites ? Le faites-vous pour moi essayer ? Je suis venu ici en grand’fiance pour vous voir et remontrer mes besognes, et vous me faites si crueuse chère, et me dites paroles si dures ! » — « Je ne sais, dit Tournemine, que vous voulez dire ni proposer, mais ce que je vous ai dit je le vous tiendrai. » Donc mit-il la main à lui et de fait, et ses varlets saillirent avant, qui étoient tout avisés quelle chose ils devoient faire. Là fut pris Aimerigot ; ni nulle défense ne pouvoit avoir en lui, car il étoit tout nu et enclos en un châtel ; ni pour parole ni pour langage que il sçut dire ni montrer, Tournemine ne s’en voult souffrir que de deux jambes il ne le fît mettre en uns fers forts, et dedans une tour forte et bien fermée, et bonnes gardes sur lui.

Quand il eut ainsi fait, jà étoit le châtel clos et bien fermé. Il prit les clefs et fit un commandement, que nul de ses varlets, sur la vie, ne s’avançât d’aller vers la porte, si il n’y étoit envoyé. Son commandement fut bien tenu. Il escripsit unes lettres tout à sa volonté, lesquelles lettres se devoient adresser au duc de Berry ; et écripsoit que il tenoit en prison Aimerigot Marcel, et si le duc de Berry lui vouloit quitter et pardonner son maltalent et faire sa paix partout, il lui délivreroit. Quand ces lettres furent escriptes et scellées, il prit un de ses varlets, le plus fiable et agréable, et lui dit : « Va-t’en en France devers monseigneur de Berry. Baille-lui ces lettres et me recommande bien à lui, et ne retourne point que tu n’en aies réponse. »

Le varlet prit les lettres de son maître Tournemine, et monta sur un cheval fort et appert. Si se départit du châtel, et fit tant par ses journées qu’il vint à Paris. Le duc de Berry se tenoit là pour le temps. Il vint devers lui et lui bailla les lettres de son maître Tournemine. Le duc prit les lettres et les lisit ; et quand il les eut lues, il commença à sourire et dire ainsi à ses chevaliers qui étoient près lui : « Voulez-vous ouïr nouvelles ? Aimerigot Marcel est attrapé. Son cousin germain Tournemine, si comme il m’escript, le tient en prison. » Les chevaliers qui ouïrent ces paroles répondirent : « Monseigneur, ce sont bonnes nouvelles pour le pays d’Auvergne et de Limousin, car en Aimerigot ils ont eu long-temps un mauvais voisin. Or a tant fait que, si vous voulez, il passera parmi le gibet ; ni autre pardon ni rançon il n’en devroit avoir. » — « Je ne sais, dit le duc de Berry, que le roi et son conseil en voudront faire. J’en parlerai à eux. » Ne demeura guères depuis que le duc de Berry entra en un batel en Seine et vint tout au travers jusques au châtel du Louvre, où le roi et son conseil étoient. Il conta là ces nouvelles en une chambre et il les sçut bien dire ; il fit lire la lettre que Tournemine lui avoit escripte et envoyée. Et de ces nouvelles fut-on tout réjoui. Et dirent les seigneurs : « Telles manières de pillards ne peuvent venir à bonne fin, quoiqu’ils attendent ni comme longuement que on y mette. »

Conseil fut que le duc de Berry se chargeroit de cette besogne, et l’envoyeroit quérir par le sénéchal d’Auvergne, et l’amèneroit à Paris ; et seroit mis dedans le châtel de Saint-Antoine ; et lui la venu, le prévôt du Châtelet en ordonneroit. Encore fut accordé que Tournemine, pour le bel et bon service qu’il faisoit à la couronne de France, tous maltalens et inconvéniens lui étoient pardonnés ; et de ce on fit lettres patentes et ouvertes, lesquelles le varlet rapporta en Auvergne à son maître, qui s’en contenta et confia bien sus.

Depuis ne demeura guères de temps que le sénéchal d’Auvergne, par une commission qu’il eut du duc de Berry, s’en vint au châtel de Tournemine ; et là lui fut délivré Aimerigot Marcel, qui fut tout ébahi quand il se trouva en la compagnie de ses ennemis. Que vous ferois-je long record ? Le sénéchal l’amena en la compagnie de gens d’armes tout parmi le pays. Et passèrent Seine et Marne au pont à Charenton, et de là ils vinrent au châtel de Saint-Antoine. Si fut chargé en la garde du vicomte d’Assy, lequel pour ces jours en étoit châtelain. On ne l’y garda guères longuement, quand il fut rendu et délivré au prevôt du Châtelet de Paris et amené en Châtelet. Bien est vérité que il offroit pour sa rançon soixante mille francs ; mais nul n’y vouloit entendre. On lui répondit que le roi étoit riche assez, et que de son argent il n’avoit que faire.

Depuis que Aimerigot Marcel fut rendu au prévôt du Châtelet, on n’en fit pas trop longue garde. Il fut jugé à mourir honteusement comme traître à la couronne de France. Si fut mené un jour en une charrette, en une place que on dit aux Halles, et là tourné au pilori plusieurs fois. Depuis on legy[5] tous ses forfaits pour lesquels il recevoit mort, et là fut de-lez lui moult longuement messire Guillaume de Trin qui moult parla à lui. On supposoit que c’étoit pour les besognes d’Auvergne et pour savoir la vérité d’aucuns capitaines qu’il y avoit, si point étoient participans à son mesfait. Les seigneurs le sçurent bien, mais je n’en pus oncques rien savoir. Il fut là exécuté. On lui trancha la tête, et puis fut écartelé, et chacun des quartiers mis et levé sur une estache aux quatre souveraines portes de Paris. À celle fin Aimerigot Marcel vint. De lui, de sa femme et de son avoir je ne sais plus avant.

  1. Il paraîtrait que ce chapitre aurait été ajouté par un copiste ; toutefois la narration paraît évidemment du style de Froissart. Peut-être n’y a-t-il d’intercalé que la phrase incidente : Si comme, etc.
  2. Cherbury.
  3. Périgueux.
  4. C’est une locution portugaise. Au lieu de mal avisément et outre cuidemment, on se contente de mettre le signe adverbial ment sur le dernier mot. On se sert encore quelquefois de cette locution dans notre langue moderne.
  5. On lut.