Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre IV/Chapitre XII
CHAPITRE XII.
En celle saison, et entretant que les trèves se tenoient en France et en Angleterre par mer et par terre, et que les rois et leurs sujets les vouloient bien tenir, réservés encore aucuns pillards qui étoient en Auvergne, cils, au titre de marche, hérioient le pays et les povres gens deçà la rivière de Dordogne et delà ; mais les souverains capitaines, qui étoient rendus par traité ou par composition, n’avoient par leurs forfaits, mais s’en dissimuloient grandement ; et quelle dissimulation qu’il y eût, pour le dommage que le pays d’Auvergne en recevoit, les plaintes en venoient à Paris. Et eut conseil le roi de France d’envoyer devers le roi d’Angleterre, et lui escripre et signifier tout l’état de ces pillards qui guerre faisoient ens ès parties et pays enclos en la paix, sous ombre de leurs pactis, laquelle chose ne se devoit ni pouvoit bonnement ni loyaument faire. Entretant que ces choses se demenoient, je crois bien que le roi d’Angleterre s’en excusa, car tenu étoit de ce faire et du pourvoir, les trois chevaliers dessus nommés, dont notre histoire fait mention, qui avoient empris armes à faire en la marche de Calais près de Saint-Inghelberth, c’est à savoir Boucicaut le jeune, Regnault de Roye et le sire de Saint-Py, s’ordonnoient grandement pour accomplir leur désir et payer leur promesse et le droit des armes. Car signifié ils l’avoient notoirement et publié, et par espécial en le royaume d’Angleterre dont là étoit très grand’nouvelle, et en étoient au dit royaume chevaliers et écuyers réveillés très grandement. Et avoient les plus jeunes chevaliers et écuyers aventureux, et qui armes faire désiroient, imaginations eues sur ce, pour savoir quelle chose ils en feroient. Les aucuns entre eux disoient que grand’blâme leur seroit, et grand reproche leur tourneroit, au cas que la place prise si près de Calais étoit, si ils ne passoient la mer et alloient voir les chevaliers et faire les armes. Et vous nommerai aucuns de ceux qui le plus de parlement en tenoient. Premièrement messire Jean de Hollande comte de Hostidonne[1] en avoit grand désir. Aussi avoit messire Jean de Courtenay, messire Jean Traiton[2], messire Jean Goulouffre[3] et messire Jean Roussel[4], messire Thomas Shorbone[5], messire Guillaume Cliveton[6], messire Nicolle Cliveton, messire Guillaume Taillebourg[7], messire Godefroy de Seton, messire Guillaume Hasquenay, messire Jean Bolton, messire Jean d’Arondel, messire Jean d’Aubrecicourt, messire Henry de Beaumont et plusieurs autres, plus de cent chevaliers et écuyers ; et disoient : « Pourvéons-nous d’aller par delà à Calais, car ces chevaliers de France n’ont mis ni ordonné ce jeu en notre parti fors que pour nous avoir et voir. Certainement ils ont bien fait et sont bons compagnons. Si ne leur fauldrons pas au besoin. »
Cette chose fut si élevée et publiée en Angleterre, que proprement cils qui nul désir ni volonté n’avoient de faire armes certifioient qu’ils seroient pour voir ceux qui armes feroient sur la place, au jour et terme qui mis y étoit. Or s’ordonnèrent chevaliers et écuyers, tous l’un pour l’autre et pour la plaisance des armes, à venir à Calais ; et les grands seigneurs qui tenir leur état y vouloient, y envoyèrent devant faire leurs pourvéances, et firent passer leurs harnois de paix et de guerre et leurs chevaux, et puis passèrent les seigneurs quand ils sentirent que les jours approchoient que les joutes se devoient faire. Messire Jean de Hollande passa tout premièrement la mer, qui étoit frère du roi d’Angleterre, et plus de soixante chevaliers et écuyers avecques lui, et arrivèrent à Calais et là se logèrent.
À l’entrée du joli mois de mai furent tout pourvus les trois jeunes chevaliers de France dessus nommés, qui à Saint-Inghelberth les armes faire devoient. Car, à ce faire, en France, en Angleterre et en Écosse signifié ils l’avoient. Et vinrent premièrement à Boulogne sur mer, et là furent ne sais quans jours ; et puis se départirent et vinrent en l’abbaye de Saint-Inghelberth. Eux là venus, ils entendirent que grand’foison de chevaliers et d’écuyers étoient issus hors d’Angleterre et venus à Calais. De ce furent-ils tout réjouis ; et pour approcher la besogne et que les nouvelles vinssent entre les Anglois, ils envoyèrent ordonnément sur la place entre Calais et Saint-Inghelberth tendre trois vermaulx pavillons moult beaux et riches, et à l’entrée de chacun pavillon et par devant, avoit deux targes qui là pendoient armoyées des armes aux seigneurs ; une targe de paix et l’autre targe de guerre. Et étoit ordonné que cil qui courir et faire armes voudroit à l’un d’eux, devoit toucher ou envoyer faire toucher l’une des targes, ou toutes si il lui plaisoit ; et il seroit recueilli et délivré de joute selon que il demanderoit. Et pour approcher la besogne et parler des armes, je vous dirai comme il en avint.
Le vingt et unième jour du mois de mai, si comme certifié et prononcé étoit, furent les trois chevaliers dessus nommés pour faire les armes, et les chevaux tout prêts, ordonnés et ensellés, ainsi que la joute le requéroit. Et issirent ce jour hors de la ville de Calais tous chevaliers et écuyers qui faire armes ce jour vouloient, ou qui désir et plaisance des armes voir faire avoient ; et chevauchèrent tant que sur la place ils vinrent, et se trairent tous d’un lez. La place où jouter on devoit étoit belle et ample et unie, verte et herbée. Messire Jean de Hollande envoya tout premièrement heurter par un sien écuyer à la targe de guerre de messire Boucicaut. Ce fait, Boucicaut issit hors de son pavillon tout appareillé et monta à cheval, et prit targe et puis lance bonne, roide et bien acérée ; et s’élongèrent les deux chevaliers ; et quand ils eurent bien avisé l’un l’autre, ils éperonnèrent de grand’randon et vinrent l’un sur l’autre sans eux épargner. Et consuivit en telle manière Boucicaut le comte de Hostidonne, que il lui perça la targe, et lui coula le fer au-dessus du bras et tout outre sans point blesser. Et passèrent de ce coup et empainte les chevaliers tout outre, et s’arrêtèrent ordonnément sur leur pas. Celle joute fut moult prisée. À la seconde joute, ils se heurtèrent un petit, mais nul mal ils ne se firent, et à la tierce lance les chevaux refusèrent.
Le comte de Hostidonne, qui volontiers joutoit et qui étoit échauffé, revint sur son lez, attendant que messire Boucicaut reprît la lance ; mais point ne reprit ; et montroit Boucicaut ordonnance et contenance que plus pour ce jour tant que au dit comte il n’en vouloit faire. Quand le comte de Hostidonne vit ce, il envoya heurter par un sien écuyer à l’écu de guerre du seigneur de Saint-Py ; et cil qui jamais n’eût refusé, issit tantôt hors de son pavillon et monta à cheval, et prit sa targe et sa lance ; et quand le comte vit qu’il étoit prêt et qu’il ne demandoit que la joute, il éperonna le cheval de grand’volonté, et Saint-Py autant bien le sien, Si avalèrent leurs lances et s’adressèrent l’un sur l’autre. Mais à l’entrer ens, les chevaux croisèrent, et toutes fois ils se consuivirent, mais par la croisure qui fut prise à meschef le comte fut désheaumé[8]. Si retourna vers ses gens et moult tôt il se fit renheaumer et prit sa lance, et le sire de Saint-Py la sienne ; et éperonnèrent les chevaux et s’encontrèrent de pleines lances, et se férirent ès targes dur et roide ; et furent sur le point que de porter l’un l’autre à terre, mais ils sanglèrent les chevaux de leurs jambes et bien se tinrent ; et retournèrent chacun à son lez, et se rafreschirent un petit et prirent vent et haleine. Messire Jean de Hollande, qui grand’affection avoit de faire honorablement ses armes, reprit sa lance et se joignit en sa targe, et éperonna son cheval ; et quand le sire de Saint-Py le vit venir, il ne refusa pas, mais s’en vint à l’encontre de lui au plus droit que oncques il put. Si se atteignirent les deux chevaliers de leurs lances de guerre sur les heaumes d’acier, si dur et si roide que les étincelles toutes vermeilles en volèrent. De celle atteinte fut le sire de Saint-Py désheaumé. Et passèrent les deux chevaliers moult frichement outre, et retourna chacun sur son lez.
Cette joute fut moult grandement prisée ; et disoient François et Anglois que les trois chevaliers, le comte de Hostidonne, messire Boucicaut et le sire de Saint-Py, avoient très bien jouté, sans eux épargner ni porter dommage. Encore de rechef requit le comte de Hostidonne à courir une lance pour l’amour de sa dame, mais on lui refusa.
Adonc se départit messire Jean de Hollande du rang pour revenir un autre ; car il avoit toutes ses six lances bien courues et bien assises, tant que honneur et grâce il en avoit acquis de toutes parties. Donc fut appareillé un gentil chevalier d’Angleterre, qui s’appeloit le comte Maréchal, et envoya heurter, ainsi que ordonnance se portoit, à l’écu de guerre de messire Regnault de Roye ; et ce fait, messire Regnault issit hors de son pavillon, armé de toutes pièces, ainsi comme à lui appartenoit, et monta sur son cheval qui lui fut tout prêt. On lui mit sa targe au col et boucla, et puis prit sa lance. Si éloignèrent les deux chevaliers leurs chevaux et puis éperonnèrent de grand randon, en venant tous deux l’un contre l’autre ; et faillirent à celle première joute par le desroyement de leurs chevaux, dont ils furent moult courroucés. De la seconde lance fut messire Regnault de Roye enferré et rompit sa lance. À la tierce ils recouvrèrent ; et se férirent de tel randon sur les heaumes que les étincelles de feu en saillirent. Et fut le comte Maréchal désheaumé. Il passa outre et retourna frichement àson lez, et ne jouta plus pour ce jour, car il en avoit assez fait.
Adonc se trait avant le sire de Cliffort, un moult appert et vaillant chevalier d’Angleterre, cousin germain à messire Jean Chandos qui fut si preux et si vaillant chevalier ; et envoya heurter, ainsi que ordonnance le portoit, d’une verge à la targe de guerre messire Boucicaut. Tantôt le chevalier issit hors de son pavillon, armé de toutes pièces, ainsi que à lui appartenoit, et monta sur son coursier qui lui étoit tout prêt, et prit sa targe au col. On lui laça ; il empoigna sa lance et mit en l’arrêt. Les deux chevaliers éperonnèrent et vinrent l’un sur l’autre de grand randon ; et se férirent ens ès heaumes tant que les étincelles de feu en saillirent : point ne rompirent les lances ni oncques les chevaliers les étriers n’en guerpirent, mais passèrent outre ; et puis s’arrêtèrent chacun sur son pas et se ordonnèrent de grand’volonté pour courir la seconde lance ; et éperonnèrent les chevaux et vinrent l’un contre l’autre sans eux épargner. Messire Boucicaut rompit sa lance et fut de ce coup desheaumé, mais point ne chey. Les deux chevaliers passèrent outre et s’arrêtèrent sur leur pas : messire Louis de Cliffort s’appareilloit encore pour jouter à Boucicaut, mais Boucicaut ne mettoit point son heaume. Donc s’avisa le sire de Cliffort que il parferoit ses armes à un autre. Si envoya heurter par un sien écuyer sur l’écu de guerre au seigneur de Saint-Py, lequel issit tantôt hors de son pavillon et monta sur son cheval qui lui étoit tout prêt ; et prit sa targe et sa lance, et s’ordonna pour jouter ; et s’en vinrent l’un contre l’autre de grand randon et se consuivirent de plein coup. Le sire de Cliffort rompit sa lance en trois tronçons sur la targe du seigneur de Saint-Py. Le sire de Saint-Py le férit sur le heaume et le désheauma et puis passa outre : chacun des chevaliers se traist sur son lez. Le sire de Cliffort retourna entre ses gens et n’en fit plus pour ce jour, car on lui dit que vaillamment et honorablement il s’étoit porté.
Après, se trait avant un gentil chevalier de grand’volonté, qui s’appeloit Henry sire de Beaumont en Angleterre. Et envoya heurter sur la targe de messire Boucicaut. Le chevalier fut tantôt prêt de répondre, car jà étoit-il à cheval d’avantage, car il avoit eu devant joute au seigneur de Cliffort ; et prit sa targe et sa lance et se mit en ordonnance pour bien jouter. Les deux chevaliers éperonnèrent les chevaux de grand randon et s’en vinrent l’un sur l’autre. Le sire de Beaumont n’employa pas bien sa lance et consuivit Boucicaut en vidant, et Boucicaut le férit de pleine lance en-mi sa targe et le porta jus par terre, et puis passa outre. Le chevalier se releva et fut aidé de ses gens et remis à cheval. Adonc se traist le sire de Saint-Py avant et s’ordonna pour jouter au chevalier ; si joutèrent deux lances bien courtoisement sans eux endommager.
Messire Pierre de Courtenay, qui grand désir avoit de jouter et de faire six lances, envoya heurter par un sien écuyer d’une verge, ainsi que ordonnancé portoit, à tous les trois écus de guerre, de laquelle chose on fut émerveillé ; et lui fut demandé comment il l’entendoit. Il répondit que sa plaisance étoit telle que il vouloit courir à chacun des chevaliers de France deux lances, si il ne lui meschéoit sur le chemin, et leur prioit qu’ils lui voulsissent accorder : ainsi ils lui accordèrent. Adonc s’avança messire Regnault de Roye tout premier et prit sa targe et sa lance, et se mit en bonne ordonnance pour jouter ; et éperonnèrent les chevaux de grand’volonté ; et s’avisèrent justement pour consuivir l’un l’autre sans eux épargner ; mais celle première lance ils faillirent, car les chevaux refusèrent : de quoi ils furent moult courroucés. Si retournèrent sur leurs lez et depuis éperonnèrent et portèrent les lances franchement et ne faillirent pas cette seconde joute, mais se consuivirent de grand randon. Messire Regnault désheauma le chevalier d’Angleterre, et passa outre ; puis retourna sur son lez et se tint tout coi, car il avoit fait ses deux lances. Messire Pierre de Courtenay fut renheaumé et remis en bon état. Donc se trait avant le sire de Saint-Py pour jouter, et coururent de plein élai l’un contre l’autre, et rompirent parmi leurs heaumes leurs lances, combien fortes ni roides qu’elles fussent ; et passèrent outre. On leur rendit lances. Si éperonnèrent leurs chevaux et vinrent l’un sur l’autre de grand randon. Le sire de Saint-Py consuivit messire Pierre de Courtenay en vidant, car son cheval se desroya un petit. Messire Pierre le férit ens ou heaume et le désheauma, et puis passa bien et franchement outre et revint tout le pas sur son lez. Adonc se traist avant messire Pierre de Courtenay, et prit sa lance, et éperonna le cheval, et messire Pierre contre lui. Si s’en consuivirent en-mi les targes de plein coup, si dur et si roide que les chevaux s’arrêtèrent tout cois sur la place, ni nul autre dommage ils ne firent. De la seconde lance ils désheaumèrent l’un l’autre. Ces six lances faites, messire Pierre de Courtenay requit encore par grâce qu’il en pût avoir une, auquel des chevaliers que ce fût, mais on lui refusa ; et lui fut mandé et dit qu’il en avoit assez fait pour ce jour. Si se reposa à tant messire Pierre de Courtenay.
Adonc se trait avant un gentil homme chevalier d’Angleterre, qui s’appeloit messire Jean Goulouffre, armé de toutes pièces, la targe au col et la lance toute prête, et envoya heurter par un sien écuyer à l’écu de guerre à messire Regnault de Roye. Messire Regnault fut tout prêt pour répondre et pour jouter ; et éperonnèrent leurs chevaux de grand randon, et vinrent l’un sur l’autre, et se consuivirent sur les heaumes dur et roide, mais point ne se désheaumèrent ni ne rompirent les lances, et passèrent outre franchement. De la seconde lance les chevaux refusèrent, dont ils furent moult courroucés. À la tierce ils se assurèrent en-mi la targe et rompirent leurs lances ; ils recouvrèrent autres. De la quarte lance ils se consuivirent en vidant sans rien faire ; la cinquième lance fut trop mieux employée, car ils en désheaumèrent l’un l’autre, et passèrent de ce coup frichement outre, et se mirent chacun sur son lez.
Après revint en place messire Jean Roussiau, un appert chevalier et vaillant d’Angleterre et bien travaillant et connu en plusieurs terres ; et envoya heurter par un sien écuyer sur la targe du seigneur de Saint-Py. Le chevalier répondit à ce et fut tantôt appareillé, car il étoit jà armé d’avantage, et sur son cheval, la targe au col. On lui bailla sa lance ; il la prit, et puis se départit de son lieu en éperonnant le cheval, et le chevalier Anglois contre lui. Si se consuivirent de plein coup sur les targes ; et par force de bien bouter, les chevaux s’arrêtèrent. Donc vidèrent les deux chevaliers de ce coup, et retourna chacun en son lieu ; et sans long séjour ils éperonnèrent les chevaux et vinrent l’un contre l’autre ; mais quand ils durent approcher, les deux chevaux vidèrent, par quoi de plein coup ils ne purent atteindre l’un l’autre. Si en furent les deux chevaliers moult courroucés ; et retournèrent sur leur pas dont partis étoient, et puis éperonnèrent les chevaux et abaissèrent les lances, et se adressèrent l’un sur l’autre, et se atteignirent des fers ens ès visières des heaumes, si dur et si roide que tous deux se désheaumèrent. Ils passèrent outre franchement, et retourna le chevalier anglois devers ses gens et ne jouta plus pour ce jour. Après se trait avant messire Thomas Seorborne un jeune chevalier et de grand’volonté ; et envoya heurter par un sien écuyer d’une verge à l’écu de guerre à messire Boucicaut. Le chevalier fut tout prêt de répondre, car il étoit jà armé d’avantage, et monté sur son cheval, la targe au col ; et s’appuyoit sur son glaive et n’attendoit que l’aventure ; et quand il vit que on le demandoit à la joute, il leva son glaive et regarda quelle chose le chevalier anglois faisoit ; et quand il vit qu’il poindy le cheval, il émut autant bien le sien. En éperonnant et en venant l’un sur l’autre, ils abaissèrent leurs glaives ; et se cuidèrent de cette jote bien encontrer, mais ils ne purent, car leurs chevaux se deffrontèrent, dont ils furent moult courroucés. Et retourna chacun sur son pas, et imaginoit comment ils tiendroient tellement leurs chevaux que ils asseneroient en la joule l’un l’autre. Et petit séjournèrent quand ils férirent chevaux des éperons ; et adressèrent si comme à la ligne, l’un contre l’autre, et s’assenèrent et férirent haut en la lumière des heaumes. Messire Boucicaut rompit son glaive et le chevalier anglois ne rompit pas la sienne, mais l’employa bien et grandement, car il désheauma messire Boucicaut si dur que le sang lui vola hors du nez en désheaumant. Adonc se trait messire Boucicaut vers son pavillon ; et ne fit plus de joute pour ce jour ; car il approchoit le vespre. Et messire Thomas Seorborne ne se voult pas cesser qu’il ne parfît ses lances. Si envoya heurter par un sien écuyer à la targe au seigneur de Saint-Py, lequel fut tantôt appareillé, car il étoit jà tout prêt et armé d’avantage, monté sur son cheval et la targe au col, et se tenoit sur son lez. Si éperonnèrent les deux chevaliers leurs chevaux, et s’en vinrent l’un sur l’autre au plus droit qu’ils purent, et se consuivirent haut sur les heaumes, mais les glaives ne s’y attachèrent pas et coulèrent outre ; et passèrent en joignant l’un de-lez l’autre ; et dirent bien les plusieurs qui la joute virent, que si ils se fussent atteints ens ès targes il convînt que l’un du moins, ou tous deux, eussent reçu dommage ou se fussent portés à terre. Celle joute faite ils retournèrent chacun sur son pas et puis se ordonnèrent pour jouter une autre joute ; et éperonnèrent les chevaux et vinrent l’un sur l’autre, si droit que ils se consuivirent en-mi les targes en trois tronçons. Le sire de Saint-Py le consuivit si fort et si roide que il lui fit vider les arçons ; et chéy le chevalier anglois à terre. Il se releva tantôt et fut aidé des siens et mené de leur côté. Le sire de Saint-Py retourna devers son lez en regardant et considérant l’ordonnance des Anglois ; et montroit qu’il étoit tout prêt de faire joute, fût au chevalier qu’il avoit abattu ou à autrui, mais nul ne se trait avant, car il étoit heure pour ce jour de laisser œuvre et de retourner aux hôtels.
Si se mirent tous les Anglois ensemble, et ceux qui de leur compagnie étoient, et s’en retournèrent à l’éperon les bons galops vers la ville de Calais ; et là se tinrent pour celle nuit tout aise ; et parlèrent et devisèrent entre eux des armes qui ce jour avoient été faites ; et les François retournèrent aussi à Saint-Inghelberth. Et si les Anglois devisoient entre eux à Calais des armes qui avoient été faites ce jour, vous devez croire et savoir que les François aussi en parloient.
Le mardi, après la messe dite et ouïe, et boire, issirent hors de la ville de Calais tous ceux qui à jouter avoient, et ceux qui jouter ou les joutes voir vouloient ; et chevauchèrent ensemble et en une compagnie moult ordonnément ; et firent tant que ils vinrent en la place dessus dite où les armes se faisoient ; et quand les Anglois furent venus, étoient les François tout appareillés de eux recueillir, c’est raison. Ce jour fit bel et clair, chaud à point et joli ; les Anglois s’ordonnèrent sur la place ; et s’armèrent ceux qui jouter vouloient. Premièrement messire Guillaume Clifton, un moult appert chevalier et bien joutant de leur côté, envoya heurter par un sien écuyer à la targe de guerre de messire Boucicaut ; et tantôt le chevalier issit hors de son pavillon, armé de toutes pièces, ainsi que pour la joute appartenoit ; et monta sus son cheval que il avoit tout prêt, et étoit pourvu de targe, et prit son glaive. Les deux chevaliers éperonnèrent l’un contre l’autre de grand randon ; et vinrent ensemble et se consuivirent ès targes, et passèrent outre sans dommage ni rompre leurs glaives. De la seconde joute ils recouvrèrent et se consuivirent sur les heaumes ; et fut le coup moult bel, car ils se croisèrent sur les heaumes. La tierce ils se férirent de rechef ès targes, si grand coup et si droit que les chevaux s’arrêtèrent pour la force du dur encontre. La quatrième lance fut bien employée, car ils se consuivirent sur les lumières des heaumes, si dur et si roide qu’ils se désheaumèrent ; dont se trait chacun sur son lez et devers sa compagnie. Le chevalier anglois n’en fit plus pour le jour, car on lui dit qu’il en avoit assez fait.
Après se trait avant, de la partie des Anglois, un jeune chevalier qui se nommoit messire Nicolle Cliveton, et envoya heurter à la targe de guerre de Saint-Py. Le chevalier fut tantôt prêt, et issit hors de son pavillon, armé de toutes pièces, ainsi que les armes le requièrent, et monta sur son cheval ; on lui boucla sa targe ; il prit sa lance et la mit en arrêt. Evvous les deux chevaliers partir de leur lez et brocher les chevaux des éperons rudement et porter leurs lances arrément ! Et quand ils durent approcher au baisser, si se consuivirent de plein coup ès targes, si roide que les fers s’y attachèrent ; et fut merveille que ils ne se adommagèrent moult grandement, car les chevaux étoient jeunes et de grand’volonté, et point ne se épargnoient. Ce les sauva de cheoir et de navrure, que les lances rompirent en plusieurs tronçons. Ils passèrent outre franchement ; et retournèrent après leur course chacun sur son pas. De la seconde lance ils joutèrent moult bien, et se consuivirent sur les heaumes, mais les coups vidèrent. Si passèrent outre. De la tierce lance les chevaux croisèrent. Si faillirent, dont ils furent moult courroucés. De la quatrième lance, le sire de Saint-Py désheauma le chevalier anglois, lequel retourna à son lez devers ses gens, et n’en fit plus pour ce jour, car dit lui fut que il en avoit assez fait et que vaillamment il s’étoit acquitté, et que il convenoit jouter les autres et faire armes.
Après ce que messire Nicolle Cliveton eut jouté, et qu’il fut retourné entre ses gens, issit hors de leurs rangs un gentil écuyer d’Angleterre et moult prochain du comte de Hostidonne, lequel on nommoit Guillaume Seimort ; et envoya heurter à la targe messire Regnault de Roye, lequel répondit et issit hors tantôt de son pavillon, et monta sur son cheval, qui lui étoit tout prêt, et prit sa targe et sa lance, et vint sur son lez là où on devoit partir pour faire course. Quand l’écuyer anglois, qui tout prêt étoit, vit le chevalier qui l’attendoit, il brocha son cheval des éperons, et messire Regnault aussi le sien. Si vinrent l’un sur l’autre de grand’volonté pour faire armes, et se consuivirent des lances et targes moult roidement. Merveille fut que ils ne se déportèrent à terre, mais bien se tinrent, car tous deux savoient bien chevaucher ; et passèrent outre et s’arrêtèrent chacun sur son lez. Regnault de Roye portoit la sienne moult ordonnément. On rendit à l’écuyer anglois sa lance. Quand il la tint, il la mit en arrêt et puis éperonna de grand’volonté ; et lui sembloit bien, en éperonnant et en allant, que il jouteroit outre mesure ; voirement férit-il un beau coup s’il eût été droit assis ; mais le cheval vida, si en fut le coup plus foible, je ne sais si ce fut la coulpe de l’écuyer ; et messire Regnault le consuivit en sa targe si roidement qu’il lui fit plier l’échine. Ils passèrent outre sans autre dommage, et firent leur tour bien et à point ; et puis retournèrent chacun sur son lez, et s’apprêtèrent pour jouter la tierce fois ; et éperonnèrent les chevaux et baissèrent les lances, et de ce ils se férirent à mont sur les heaumes, si très fort que du fer et de l’acier les étincelles de feu en saillirent. Ils passèrent outre ; et chéirent jus à terre leurs lances de ce coup, mais cils étoient tout appareillés qui les levèrent et leur rendirent. Si les reprirent et mirent chacun la sienne en l’arrêt, et puis éperonnèrent les chevaux en courant. Ils s’avisèrent moult bien pour atteindre l’un l’autre. Si se consuivirent tout à plein ens ès lumières des heaumes et se donnèrent deux horions durs et roides. De celle joute fut Guillaume Seimort désheaumé et près porté à terre, mais bien se tint. Toutefois il chancela. Adonc s’en retourna l’Anglois vers ses gens et ne fit pour ce jour plus nulles armes.
Après se trait un autre écuyer avant qui s’appeloit Lancastre. Si envoya heurter à la targe de guerre de messire Boucicaut, lequel chevalier répondit ; ce fut raison, car d’avantage il étoit jà monté sur son cheval et la targe au col toute bouclée. On lui bailla son glaive ; il le prit et mit en arrêt ; et vinrent l’un sur l’autre de grand randon ; et se consuivirent sur les heaumes très durement, tant que du fer et de l’acier les flamèches de feu en saillirent. Merveilles fut que ils ne se désheaumèrent. Les coups vidèrent, si passèrent outre ; et retourna chacun sur son lez ; et guères n’y séjournèrent quand de rechef ils éperonnèrent et vinrent l’un contre l’autre de grand randon ; et se consuivirent ès targes, mais les chevaux croisèrent ; par quoi la joute ne fut pas trop belle ni trop forte, quoique amender ils ne le purent. Donc revinrent-ils à la tierce lance et se consuivirent de plein coup sur les heaumes. L’atteinte fut si à certes faite que l’Anglois fut désheamné, et demeura le chef tout nu à la coiffe. Si passèrent outre, et se retray chacun en son lieu ; mais l’écuyer anglois pour ce jour n’en voult plus rien faire.
Après se trait avant un chevalier d’Angleterre, qui se nommoit messire Jean Taillebourg, armé de toutes pièces bien et franchement ; et envoya heurter à la targe de guerre du seigneur de Saint-Py, lequel répondit et fut tantôt appareillé pour jouter. Il prit son glaive et férit cheval des éperons ; et le chevalier anglois vint à l’encontre de lui de grand’volonté. Si se consuivirent ce premier coup ès targes, si roide et si dur que les lances volèrent en tronçons, et passèrent outre les deux chevaliers sans eux porter plus de dommage. Et s’en vint chacun sur son lez. Guère n’y séjournèrent quand de rechef ils éperonnèrent. Jà leur avoit-on baillé nouvelles lances, car elles étoient toutes prêtes et d’une longueur ; ils vinrent l’un sur l’antre, et se cuidèrent trop bien atteindre ; mais non firent, car les chevaux croisèrent, parquoi leurs coups n’eurent point de force. Si passèrent outre et firent leur tour ; et se appareillèrent pour jouter la tierce lance, laquelle fut moult bien assise, car les deux chevaliers se désheaumèrent tout du coup. Donc se trait chacun sur son lez et entre ses gens. Le chevalier anglois n’en fit plus pour ce jour.
Après se trait avant messire Godefroy de Seton, un gentil chevalier et bien joutant ; et montroit bien, qui le véoit sur son cheval tenir son glaive, qu’il avoit grand désir de jouter. Et envoya heurter par un sien écuyer à la targe de guerre de messire Regnault de Roye. Le chevalier répondit, car il étoit tout prêt et sur son cheval d’avantage, et la targe au col. Il prit son glaive et se mit en ordonnance pour bien jouter. Les deux chevaliers, qui jouter devoient et vouloient, éperonnèrent d’un tenant et vinrent l’un sur l’autre au plus droit qu’ils purent, et se férirent grands horions ès targes. Les lances furent fortes et point ne brisèrent, mais archonnèrent ; et par fort bouter et de bons bras les chevaux arrêtèrent tout cois. Adonc retourna chacun chevalier sur son lez, sans perdre ni jeter à terre leurs glaives, mais les rapportèrent franchement devant eux, et puis les mirent en l’arrêt ; et éperonnèrent les chevaux qui étoient assez forts, bons et roides. Si vinrent l’un contre l’autre et s’encontrèrent, mais ce fut en croisant, par la coulpe des chevaux non des chevaliers. En passant outre, pour faire leur tour, les glaives leur chéirent. Cils furent prêts qui les relevèrent, et qui rendit à chacun chevalier la sienne. Lors que ils les eurent, ils les mirent en l’arrêt et éperonnèrent les chevaux ; et à ce qu’ils montroient ils ne se vouloient pas épargner, car ils étoient échauffés. Le chevalier d’Angleterre cousuivit messire Regnault de Roye à mont sur le heaume et lui donna un coup moult dur ; autrement il ne le dommagea ; et messire Regnault le férit en la targe, si fort et si roide en boutant, et de si bon bras, car pour le temps de lors il étoit un des forts et des roides jouteurs du royaume de France, et si amoit par amour jeune dame belle et frisque dont en tous états son affaire valoit grandement mieux, si perça la targe au chevalier au senestre lez, et le bras tout outre, et en passant le glaive rompit, et en alla la greigneur partie à terre, et le moindre, tronçon demeura en la targe et le fer au bras ; pour ce ne laissa pas le chevalier à faire son tour et revint sur son lez moult franchement. Ses compagnons entendirent à lui ; et fut le tronçon atout le fer tiré hors et le bras étanché et lié ; et messire Regnault de Roye retourna entre ses gens et se tint là en appuyant sur un glaive que on lui eut rendu.
De celle joute fut messire Regnault de Roye moult prisé entre ses gens. Aussi fut-il entre les Anglois. Oncques nul ne lui en dit vilenie, combien que blessé eût le chevalier, car les aventures d’armes sont telles. À l’un en chiet bien, à l’autre en chiet mal. Et aussi ils joutoient sans nul épargner.
Après se trait avant un écuyer anglois qui se nommoit Blaquet ; et envoya heurter à la targe de guerre du seigneur de Saint-Py, lequel étoit tout prêt et monté sur son cheval d’avantage, et la targe au col, toute bouclée. Si prit son glaive et se trait avant, pour répondre à l’écuyer et faire armes, ainsi comme il le demandoit. Ils éperonnèrent les chevaux et abaissèrent les glaives et les joignirent de près dessous leurs bras. Ce premier coup ils se consuivirent ès heaumes moult dur, mais les fers vidèrent ; ils passèrent outre et perdirent leurs glaives. Si retournèrent chacun sur son lez. Ils n’y séjournèrent point longuement. On leur rendit leurs glaives ; ils les mirent en arrêt et puis éperonnèrent les chevaux de grand randon et en venant. À ce qu’ils montroient, ils étoient en grand’volonté de faire la besogne ; mais en approchant, les chevaux croisèrent, et ne se consuivirent que un trop petit ; et passèrent outre et firent leur tour ; et puis s’en revint chacun sur son lez. Guères n’y séjournèrent, quand ils eurent les lances et mises en arrêt ; ils éperonnèrent et vinrent de celle joute l’un sur l’autre. Blaquet consuivit le sire de Saint-Py de son glaive à mont sur le heaume et lui donna un coup moult dur, et Saint-Py le férit en la lumière du heaume un coup plus dur, car il le désheauma tellement que la boucle à laquelle le heaume étoit affermé par derrière rompit, et chéy sur la prée, et puis ils passèrent outre. Si s’en retourna l’écuyer devers ses gens et ne fit plus de joute pour ce jour ; et le sire de Saint-Py se tint tout franc sur son cheval, appuyé sur son glaive, attendant les armes et qu’il fût admonesté de faire ailleurs sa joute, ainsi comme il appartenoit.
Après se trait avant un gentil chevalier d’Angleterre bien joutant et travaillant, qui s’appeloit messire Jean Bolton, et envoya heurter par un sien écuyer à la targe de guerre du seigneur de Saint-Py. Cil répondit, car il étoit tout prêt et jà monté d’avantage sur son cheval, et la targe au col, toute bouclée. On lui bailla son glaive ; il le prit et mit en arrêt. Tous deux éperonnèrent ; si se encontrèrent et férirent sur les targes de grand’volonté ; et merveille fut que ils ne les percèrent, car les lances étoient fortes, et les fers durs et bien trempés ; mais ils passèrent outre sans rompre glaives ni eux porter dommage, mais les glaives leur chéirent. Cils étoient appareillés qui les dressèrent et leur rendirent. Quand ils furent sur leur lez pour recouvrer joute, ils abaissèrent les glaives, éperonnèrent les chevaux et vinrent l’un sur l’autre, et se consuivirent sur les heaumes, mais point de dommage ne se portèrent ; si passèrent outre. De la tierce lance les chevaux croisèrent. La quatrième lance le sire de Saint-Py désheauma messire Jean Bolton moult durement ; et le chevalier anglois retourna sur son lez vers ses gens et le sire de Saint-Py entre les siens.
Celle joute faite, et le chevalier retourné entre ses gens, se trait avant Thomelin Messidien un jeune chevalier d’Angleterre, armé bien et frichement de toutes pièces et en grand’volonté pour faire armes ; et envoya heurter à la targe de guerre de messire Boucicaut. Le chevalier étoit tout prêt ; si répondit et prit son glaive. Les deux éperonnèrent les chevaux et vinrent l’un contre l’autre ; et se consuivirent ce premier coup en croisant dessus les heaumes. Ils passèrent outre sans blâme ni dommage, et retourna chacun sur son lez ; mais guère n’y séjournèrent, quand de rechef ils éperonnèrent. De celle joute ils se férirent sur les targes moult roidement. Thomelin Messiden rompit son glaive en tronçons ; messire Boucicaut le férit si roide qu’il le porta à terre derrière le dos de son cheval. Cils de son côté vinrent tantôt vers lui, le levèrent sus et l’emmenèrent ; et ne jouta plus pour ce jour.
Tantôt fut appareillé un autre écuyer d’Angleterre qui se appeloit Warneston ; et envoya heurter sur la targe de guerre messire Boucicaut ; car il vouloit, ce disoit, revenger son compagnon, que Boucicaut avoit abattu en sa présence. Boucicaut fut tout prêt de répondre, car jà étoit-il tout armé d’avantage, et monté sur son cheval, la targe au col, toute bouclée, et s’appuyoit sur son glaive. Ils éperonnèrent les chevaux auques d’un tenant et coururent de grand randon, et vinrent droit l’un sur l’autre et se férirent des fers tout acérés ès lumières des heaumes ; les fers s’attachèrent ; et par force de bien jouter, tous deux de ce coup furent désheaumés ; et passèrent outre sans autre dommage, et retourna chacun sur son lez. On leur remit et retacha leurs heaumes, et leur rendit-on leurs lances. Ils s’avisèrent et éperonnèrent les chevaux de grand’volonté ; si se férirent ce second coup sur les targes, si dur et si roide que les chevaux s’arrêtèrent, et rompirent en trois tronçons leurs glaives. Chacun retourna sur son lez. On leur rendit nouveaux glaives. Si éperonnèrent les chevaux et abaissèrent les glaives et vinrent l’un contre l’autre ; messire Boucicaut fut féru en la targe si roidement, et il férit Warneston tellement qu’il le désheauma. Donc se trait l’écuyer entre ses gens et ne jouta plus pour ce jour, car lui fut dit qu’il en avoit assez fait et que bien il s’étoit acquitté.
L’écuyer dessus nommé revenu, un autre écuyer se trait avant, qui s’appeloit Sequaqueton[9], appert homme d’armes et bien joutant. Il envoya heurter sur la targe de guerre messire Regnault de Roye : le chevalier répondit, car il étoit tout prêt d’avantage, monté sur son coursier, la targe au col et la lance en main. Les deux éperonnèrent et vinrent l’un contre l’autre ; et se férirent sur les targes moult dur et roide sans eux épargner. Sequaqueton se porta bien sans cheoir ; dont on fut moult émerveillé, car messire Regnault le consuivit de telle façon qu’il lui fit ployer l’échine sur la croupe de son cheval ; il se releva en passant outre moult franchement, mais il perdit son glaive. Quand il eut fait son tour et il fut revenu sur son lez, tantôt fut prêt qui lui rendit son glaive. Si le prit et mit en arrêt ; et éperonna le cheval, et messire Regnault le sien. Si s’en vinrent et s’encontrèrent ; et se donnèrent sur les heaumes trop durs horions, tant que on en vit voler les étincelles de feu : le coup fut bel ; ils n’y eurent point de dommage ; ils passèrent outre, et retourna chacun sur son lez ; et s’appareillèrent pour fournir la tierce lance ; et éperonnèrent les chevaux et s’en vinrent l’un contre l’autre. De celle joute fut Sequaqueton dësheaumé moult dur et sur le point de cheoir lui et son cheval, car il chancela, mais il se renfourcha et se remit fort en estant sur ses pieds. Il retourna voir ses gens et pour ce jour il ne fit plus de joute. Aussi ne firent les autres, car le vêpre approchoit et jà étoit sur le tard. Si se mirent les Anglois tous ensemble et se départirent de la place en une compagnie, et s’en retournèrent à Calais, et les François à Saint-Inghelberth.
Vous devez savoir, combien que nulle mention je n’en aie fait jusques ci, que le roi Charles de France se fût moult envis et à dur tenu, que il n’eût vu ces joutes qui pour ce temps se firent entre Calais et Saint-Inghelberth, car pour lors il étoit de léger esprit et vouloit et désiroit trop fort à voir nouvelles choses. Dit me fut que à toutes les joutes, des primeraines jusque aux derraines, il fut, mais il étoit déconnu, tellement que nul ne le sçut, fors le sire de Garencières qui vint en sa compagnie, lequel étoit aussi tout déconnu. Et retournoient tous les jours à Marquise.
Le mardi passa, le mercredi vint ; ce jour fit très bel et très attrempé. Les Anglois qui étoient à Calais et qui la mer avoient passé pour voir les François et leur ordonnance, et faire armes, se recueillirent tous ensemble et montèrent sur les chevaux après la messe et le boire, et issirent de la ville de Calais ordonnément ; et chevauchèrent le chemin de Saint-Gathe[10], et firent tant que il vinrent sur la place où les armes se faisoient, et les François furent tout réjouis de leur venue.
Depuis que les Anglois furent venus, ils ne séjournèrent guère ; mais se trait avant un écuyer d’Angleterre et bon jouteux qui s’appeloit Jean Sauvaige ; et étoit écuyer d’honneur et du corps au comte de Hostidonne ; l’écuyer envoya férir sur la targe de guerre de messire Regnault. Le chevalier répondit, car il étoit tout prêt et armé dedans son pavillon. Il issit hors en grand désir de faire armes et monta sur son cheval. On lui boucla sa targe ; il prit son glaive et le mit en l’arrêt. Là les vissiez tous deux venans et éperonnans de grand randon, et encontrèrent l’un l’autre. Si se férirent de pleines lances en-mi les targes, et se donnèrent si grands horions que il convînt être l’un chu, et tous deux, si les targes ne fussent rompues.
Ce coup fut bel et périlleux, quoique les jouteux ne prissent point de dommage ; car les glaives passèrent tout outre en vidant sur le côté, et rompirent environ un pied en la hanste, et les fers demeurèrent ès targes, et les deux emportèrent les hanstes devant eux. Cils qui la joute avoient vu se doutèrent qu’ils ne fussent atteints en chair malement, et vinrent les deux parties chacun sur son compagnon. On trouva qu’ils n’avoient nul mal, dont on fut tout réjoui ; et leur fut dit qu’ils en avoient assez fait pour la journée ; mais cette requête ne suffisoit pas à Jean Sauvaige, et disoit qu’il n’avoit pas passé la mer pour courir une lance. Cette parole fut recordée à messire Regnault de Roye. Le chevalier répondit et dit : « Il a raison, et droit est qu’il soit assouvi de tous points ou de moi ou de mes compagnons. » Lors furent-ils remis en bonne ordonnance et rafreschis de targes et de lances. Quand chacun fut en son devoir et sur son lez, ils avisèrent l’un l’autre et éperonnèrent auques d’un venant. En approchant ils abaissèrent les glaives, et se cuidèrent trop bien encontrer, mais ils ne purent, car leurs chevaux croisèrent. Si faillirent de la seconde lance, dont ils furent moult courroucés, et retournèrent chacun sur son lez : on leur rendit les lances, car par mal talent ils les avoient jetées à terre. Quand ils les tinrent, ils les mirent en l’arrêt et avisèrent l’un l’autre en éperonnant leurs chevaux. De cette joute ils se croisèrent sur les heaumes et droit ès lumières. Les fers se prirent par telle façon que en passant outre ils se désheaumèrent. Le coup fut bel et prisé de toutes gens : chacun retourna sur son lez. Les Anglois vinrent à Jean Sauvaige et lui dirent que il en avoit assez fait pour ce jour et que honorablement il s’en départoit, et qu’il convenoit les autres autant bien que lui jouter et faire armes. Il obéit à cette parole, et mit lance et targe jus, et descendit du coursier, et monta sur un roussin pour voir courir les autres.
Après se trait avant un écuyer d’Angleterre, cousin au comte Maréchal, qui s’appeloit Guillaume Basquenay ; et étoit armé de toutes pièces, ainsi comme à lui appartenoit ; et envoya heurter d’une verge à la targe de guerre à messire Boucicaut. Le chevalier répondit, car jà étoit tout prêt d’avantage, et la targe au col, toute bouclée. On lui bailla son glaive ; il le prit et mit en l’arrêt. Les deux éperonnèrent leurs chevaux et vinrent l’un contre l’autre au plus droit qu’ils purent, et se férirent des fers des lances sur les heaumes sans eux épargner. Le coup fut bel et bien épargné, car ils se consuivirent ès lumières des heaumes tellement, si dur et si roide qu’ils se désheaumèrent. Ils passèrent outre franchement et firent leur tour, et puis s’en vinrent chacun sur son lez. Ceux de chacune partie étoient appareillés qui les renheaumèrent et mirent à point. On leur rendit leurs glaives ; ils les prirent et mirent en arrêt et puis éperonnèrent les chevaux auques d’un point, et s’en vinrent l’un contre l’autre au plus droit qu’ils purent pour mieux faire la besogne. Et se consuivirent de ce coup sur les targes et se donnèrent de grands horions. Les glaives rompirent sans eux porter point de dommage ; ils passèrent outre et retourna chacun sur son lez. On leur rendit leurs glaives nouvels, bons et roides ; ils les prirent et mirent en arrêt, et puis éperonnèrent et vinrent l’un contre l’autre. Mais de cette course les chevaux croisèrent, par quoi ils ne consuivirent point l’un l’autre, dont ils furent moult courroucés. De la quatrième lance ils s’assenèrent, et fut Guillaume Basquenay la seconde fois désheaumé. Il retourna vers ses gens et n’en fit plus pour ce jour.
Après se trait avant un autre écuyer anglois qui s’appeloit Jean Scot, et envoya heurter à la targe de guerre du seigneur de Saint-Py. Le chevalier répondit, car jà étoit-il en ordonnance et tout prêt pour ce faire. Ils prirent leurs lances et mirent en arrêt ; et puis éperonnèrent les chevaux et s’en vinrent l’un contre l’autre, et se férirent sur les targes si grands horions que les chevaux étançonnèrent. Les glaives furent roides ; point ne brisèrent ni issirent hors des mains de ceux qui les portoient. Ils retournèrent chacun sur son lez et puis s’ordonnèrent à jouter la seconde lance, laquelle fut belle et bien assise. Le sire de Saint-Py le consuivit sur le heaume et Jean Scot lui autant bien, et le désheauma et passa outre franchement. De celle joute fut l’écuyer moult honoré entre les siens. Le sire de Saint-Py fut renheaumé tantôt, et sur heure on lui rendit son glaive ; il le prit et mit en arrêt. Ils éperonnèrent l’un contre l’autre de grand’volonté. De ce coup ils se consuivirent sur les targes et se donnèrent grands horions. Jean Scot fut abattu et volé hors des arçons. Ainsi se contrevengea le sire de Saint-Py. L’écuyer anglois fut relevé et amené devers ses gens et n’en fit plus pour ce jour.
Après se trait avant un autre écuyer d’Angleterre, qui se nommoit Bernard Stapleton, armé de toutes pièces, ainsi comme à lui appartenoit ; et envoya heurter à la targe de guerre au seigneur de Saint-Py. Le chevalier répondit, car jà étoit-il tout prêt d’avantage. On lui bailla son glaive et à Bernard le sien. Ils éperonnèrent les chevaux d’un tenant et vinrent l’un contre l’autre de grand’volonté. Ce premier coup ils se consuivirent sur les heaumes et se donnèrent grands horions, tant que de l’acier, par le fer des glaives, les étincelles en saillirent ; et quoique les coups fussent durs et bien assis, ils passèrent entre et ne se portèrent point de dommage ; et retourna chacun sur son lez. Encore tenoient-ils leurs glaives ; si les abaissèrent et éperonnèrent les chevaux, et vinrent l’un contre l’autre au plus droit qu’ils purent. De ce coup ils se consuivirent ès targes et se donnèrent de grands horions, mais bien se tinrent leurs chevaux, car point ne chéirent ni chancelèrent. Ils passèrent outre et firent leur tour honorablement, et retourna chacun sur son lez. De la tierce lance ils se consuivirent ès heaumes ; et fut le coup si bien assis que ils se désheaumèrent. L’écuyer anglois retourna entre ses gens et n’en fit plus pour ce jour, car lui fut dit qu’il s’étoit honorablement acquitté.
Après se trait avant, pour jouter à l’ordonnance des autres, un gentil homme chevalier, jeune et frisque, bien joutant, bien dansant et bien chantant, lequel étoit nommé messire Jean d’Arondel, et envoya heurter par un sien écuyer à la targe de guerre de messire Regnault de Roye. Le chevalier répondit, qui ne demandoit autre chose, car jà étoit tout prêt d’avantage. On leur bailla les glaives ; ils les prirent et mirent en arrêt, et puis éperonnèrent leurs chevaux d’un point, et vinrent l’un sur l’autre de grand’volonté. Ce premier coup ils se consuivirent ès targes et se donnèrent grands horions, mais bien se tinrent, car point ne chéirent ; ils passèrent outre et firent leur tour ; et retourna chacun sur son lez ; les glaives leur étoient chus. Appareillé fut qui leur rendit ; il les prirent et mirent en arrêt, et puis éperonnèrent les chevaux et se avisèrent. Ils abaissèrent les glaives et se consuivirent de ce coup sur les heaumes, si dur que, pour l’acier, les étincelles en saillirent. Ils passèrent outre sans point de dommage. De la tierce lance les chevaux croisèrent en vidant. Ils se consuivirent et perdirent les glaives ; ils passèrent outre et recouvrèrent moult roidement. Si se férirent sur les heaumes, mais point ne se dommagèrent ni désheaumèrent. La cinquième lance fut bien assise sur les targes. Si rompirent les glaives ; autres dommages ils ne se firent. Messire Jean d’Arondel passa outre et fit son tour, et puis tourna entre ses gens et n’en fit plus pour ce jour.
Après se trait avant un autre écuyer d’Angleterre, qui se nommoit Nicolas Stone, appert homme et bien joutant, et envoya heurter sur la targe de guerre messire Boucicaut. Le chevalier répondit, car jà étoit-il tout prêt d’avantage, et prit son glaive et le mit en arrêt. Ils éperonnèrent les chevaux et abaissèrent les glaives, et vinrent l’un sur l’autre et se consuivirent ce premier coup sur les heaumes, mais les fers vidèrent. Ils passèrent outre franchement, et puis retourna chacun sur son lez ; encore tenoient-ils les glaives ès arrêts. Si éperonnèrent les chevaux, et vinrent l’un sur l’autre de grand’volonté ; et se férirent de plein coup sur les targes, et se consuivirent si durement que les chevaux estançonnèrent. Les jouteurs vidèrent et passèrent outre, mais ils perdirent les glaives, et quand ils furent venus sur leur lez on leur rendit ; ils les prirent et mirent en arrêt et puis éperonnèrent de grand randon. Si se férirent de cette joute tout acertes sur les heaumes. De ce coup fut Nicolas Stone désheaumé ; donc retourna vers ses gens et ne jouta plus pour ce jour, car lui fut dit qu’il en avoit assez fait.
Adonc se trait avant et pour jouter un autre écuyer d’Angleterre, qui s’appeloit Jean Maréchal ; et étoit armé de toutes pièces bien et fort, fit envoya heurter à la targe de guerre messire Boucicaut. Le chevalier répondit, car il étoit tout prêt et n’attendoit autre chose que la joute. Si prit son glaive et le mit en arrêt. Les deux éperonnèrent les chevaux et coururent par grand randon, et abaissèrent les glaives et s’encontrèrent, et se férirent de plein coup sur les larges sans eux épargner ; point ne se portèrent de dommage ; les glaives leur chéirent. Ils passèrent outre et firent leur tour, et quand ils furent revenus chacun sur son lez, on leur rendit les glaives ; ils les prirent et mirent en arrêt, et se joignirent en leurs targes ; et éperonnèrent les chevaux et vinrent l’un sur l’autre, et se consuivirent sur les heaumes, et se donnèrent grands horions ; et passèrent outre et portèrent leurs glaives toutes droites ; et quand ils eurent fait leur tour et ils furent venus sur leur lez, ils s’arrêtèrent un petit et s’avisèrent comme ils se pourroient atteindre de plein coup ; et éperonnèrent les chevaux et se joignirent en leurs écus, et vinrent l’un sur l’autre. Jean Maréchal férit Boucicaut sur la targe, et lui donna si grand horion que il rompit sa lance en trois tronçons, et Boucicaut le férit à mont sur le heaume, par telle manière qu’il le désheauma et le fit ployer tout bas sur la croupe de son cheval. L’écuyer passa outre sans cheoir. Et quand il eut fait son tour, il retourna devers ses gens et ne jouta plus pour ce jour, car on lui dit qu’il en avoit assez fait et que bien devoit suffire.
Après se trait avant sur les rangs un gentil chevalier d’Angleterre, jeune, frisque et grandement désirant conquerre honneur. Le chevalier on appeloit messire Jean Cliveton, et s’armoit d’argent frété d’azur et à un chef d’azur à une molette d’argent au chef. Et étoit le chevalier appareillé de tous points ainsi que les armes le demandoient. Et envoya heurter d’une verge par un sien écuyer à la targe de guerre de messire Regnault de Roye. Le chevalier répondit, car jà étoit tout prêt d’avantage, et fut moult réjoui de la venue du chevalier. Chacun se trait sur son lez. On leur bailla glaives ; ils les prirent et les arrêtèrent, puis éperonnèrent leurs chevaux de grand randon. Ce premier coup ils se consuivirent sur les heaumes en vidant ; ils passèrent outre et firent leur tour, et puis revinrent sur leur lez. Encore tenoient-ils leurs glaives en leur arrêt. Guères ne séjournèrent, quand ils éperonnèrent leurs chevaux et vinrent l’un sur l’autre ; et se consuivirent sur les targes, et se donnèrent grands horions, mais point ne se dommagèrent. Ils passèrent outre. Les glaives leur chéirent. Cils étoient tout prêts qui les relevèrent. Les deux chevaliers retournèrent sur leur lez moult franchement. On leur bailla les glaives, ils éperonnèrent les chevaux et vinrent l’un sur l’autre. De ce tiers coup ils se consuivirent à mont sur les heaumes, si dur que les étincelles de feu en saillirent ; ils passèrent outre.
De la quatrième lance les chevaux croisèrent, dont ils furent moult courroucés. La cinquième lance fut bien assise, car chacun brisa sa lance. Les deux chevaliers étoient échauffés l’un sus l’autre et montroient bien qu’ils avoient grand désir de jouter et d’eux éprouver. Quand ils furent venus sur leur lez, on bailla à chacun un glaive bon et roide. Guères ne séjournèrent, quand ils éperonnèrent leurs chevaux de grand randon et s’en vinrent l’un sur l’autre. De la sixième lance ils se férirent sur les heaumes, tellement que tous deux se désheaumèrent. Celle joute fut moult prisée de tous ceux qui la virent, et ils passèrent outre et firent leur tour ; et puis retourna chacun entre ses gens. Le chevalier anglois n’en fit plus pour le jour, car il en avoit assez fait.
Après se trait avant un écuyer anglois, qui s’appeloit Roger Lam[11] et s’armoit d’argent et de noir écartelé à une croix de gueules en-mi. Et étoit armé de toutes pièces bien et frisquement ; et envoya heurter sur la targe de guerre du seigneur de Saint-Py. Le chevalier répondit ; ce fut raison, puisque il étoit appelé. Et bien montroit qu’il avoit plus cher à jouter que à le laisser. On lui bailla son glaive. Il le mit en arrêt. Les deux éperonnèrent leurs chevaux sans épargner ; et quand ils durent encontrer l’un l’autre, ils abaissèrent les glaives et se férirent ès targes si roidement que les chevaux estançonnèrent. Les glaives furent fortes, point ne rompirent. Ils passèrent outre franchement et firent leur tour, et puis revint chacun sur son lieu. Guères ne séjournèrent, quand ils éperonnèrent chevaux de grand randon et abaissèrent leurs glaives, et vinrent l’un sur l’autre ; et assenèrent sur les heaumes moult dur, mais les coups vidèrent. Ils passèrent outre. De la tierce lance Roger Lam fut désheaumé. Si retourna vers ses gens et ne jouta plus pour ce jour, car lui fut dit qu’il en avoit assez fait.
Après se trait avant un gentil chevalier et bien joutant, d’armes et de nation de la comté de Hainaut et d’une marche que on dit Ostrevant, mais de jeunesse il avoit été nourri en Angleterre en l’hôtel du noble roi Édouard. On appeloit le chevalier messire Jean d’Aubrecicourt ; et portoit parti d’or et d’hermine, et sur l’or une face noire bretesquiée à lambeaulx de gueules, et sur l’hermine trois hamèdes de gueules. Sur la première hamède une coquille d’or, sur la seconde deux coquilles d’or, et sur la tierce hamède trois coquilles d’or. Le chevalier étoit appareillé de tous points, ainsi que pour la joute appartenoit ; et envoya heurter par un sien écuyer sur la targe de guerre messire Regnault de Roye. Le chevalier répondit, car il étoit tout prêt et monté sur son cheval d’avantage. Chacun se tint sur son lez et avisèrent bien l’un l’autre. On leur bailla les glaives ; ils les prirent et les mirent en arrêt et puis éperonnèrent les chevaux. Si s’en vinrent de grand randon l’un sur l’autre. Et se consuivirent de plein coup sur les heaumes, si dur que les étincelles de feu en saillirent. Les chevaliers vidèrent ; le coup fut bel, car nul n’y prit dommage : ils passèrent outre franchement en faisant leur tour, et puis revint chacun sur son lieu. Guères n’y séjournèrent, quand ils éperonnèrent les chevaux et se joignirent en leurs targes, et en approchant ils abaissèrent les glaives et vinrent l’un sur l’autre. Merveille fut que de ce coup ils ne se passèrent tout outre, car ils étoient tous deux forts jouteurs et orgueilleux et ne craignoient peine de mort ni péril. De la force du coup que ils donnèrent sur les targes les chevaux furent élevés devant, et chancelèrent tous les deux chevaliers. Néanmoins passèrent outre et perdirent leurs glaives, et retourna chacun sur son lieu. On leur rendit les glaives ; quand ils les eurent, ils les mirent en arrêt et se joignirent en leurs écus, et éperonnèrent les chevaux et vinrent l’un sur l’autre, et se consuivirent sur les heaumes. De ce coup fut messire Regnault de Roye désheaumé moult dur. Messire Jean d’Aubrecicourt passa outre moult franchement et fit son tour, et puis se mit sur son lieu : messire Regnault de Roye s’en retourna vers ses gens et montra qu’il ne vouloit pour ce jour plus jouter. Quand messire Jean d’Aubrecicourt vit l’ordonnance, comme cil qui moult désirant étoit de jouter encore, envoya heurter sur l’écu de guerre de messire Boucicaut. Le chevalier répondit, ce fut raison ; et se trait sur son lieu ; on lui boucla sa targe et lui bailla-t-on son glaive ; il le prit et mit en l’arrêt, et puis éperonna le cheval, et l’autre chevalier le sien. Si vinrent l’un sur l’autre de grand randon, et férirent sur les targes moult grands horions. Merveille fut, selon ce qu’ils s’encontrèrent de grand’force, qu’ils ne passèrent les larges tout outre, mais non firent, car les chevaux vidèrent. Les deux chevaliers passèrent outre moult franchement et firent leur tour, et puis revinrent chacun sur son lieu. Guères n’y séjournèrent, quand ils se joignirent en leurs targes, et estraindirent leurs lances de grand’volonté dessous leurs bras, et éperonnèrent les chevaux qui leur étoient bien à main ; et vinrent l’un sur l’autre sans eux épargner. De ce coup ils se consuivirent ès heaumes moult dur, mais les fers des glaives vidèrent ni point ne s’attachèrent. Les chevaliers passèrent outre et perdirent les glaives, et firent leur tour moult franchement et puis retourna chacun sur son lieu. Écuyers vinrent qui prestement leur rendirent les glaives ; ils les prirent et mirent en l’arrêt et regardèrent l’un sur l’autre, et éperonnèrent les chevaux de grand randon. Ils se consuivirent ès lumières des heaumes tellement que tous deux moult dur se désheaumèrent. Ils passèrent outre en faisant leur tour bien et franchement et s’en vinrent sur leur lieu ; et regardèrent entre eux les Anglois que le vèpre approchoit. Si se remirent tous ensemble et se départirent de la place, et chevauchèrent en une compagnie à Calais, et se trait chacun en son hôtel. La nuit et le soir ils parlèrent et devisèrent entre eux moult des armes qu’ils avoient faites aux François, et les François à eux. Et aussi les François qui retournés étoient à Saint-Inghelberth ne s’en taisoient pas.
Quand ce vint le jeudi au matin, le quatrième jour de la semaine, les Anglois qui étoient à Calais regardèrent entre eux que encore y avoit-il de leurs compagnons, chevaliers et écuyers, qui avoient à jouter et à faire armes ; en cette instance ils étoient passés la mer. Si dirent qu’il convenoit que chacun qui désir et volonté avoit de faire armes fût contenté ; autrement ce ne seroit point compagnie. Tous les seigneurs furent d’accord que ce jeudi ils retourneroient à Saint-Inghelberth et lairroient payer les armes ceux des leurs qui payer les voudroient. Si que, après messe et boire, tous montèrent sur les chevaux et se départirent de Calais en une compagnie, et chevauchèrent tant qu’ils vinrent en la place où les armes et les joutes se faisoient. Jà étoient venus les trois chevaliers de France, attendant et tout prêts dedans leurs pavillons, et cils de leur coté qui servir les devoient ou qui voir jouter les vouloient, et qui les accompagnoient.
Or se mit premièrement sur la place pour jouter un chevalier d’Angleterre, qui se nommoit messire Godefroy d’Eustas ; et s’armoit d’or à un lion noir à lambeaux de gueules et à une molette d’or sur l’épaule du lion. Il étoit armé de toutes pièces bien et frisquement, ainsi comme à lui appartenoit ; et envoya heurter par un sien écuyer sur la targe de guerre de messire Boucicaut, lequel issit tantôt de son pavillon armé et apprêté pour répondre a la requête et pour fournir armes à son pouvoir. Son cheval fut tout prêt et monta sus. On lui boucla sa targe ; on lui bailla son glaive. Il le prit et mit en arrêt. Le chevalier anglois étoit jà tout pourvu de la sienne. Ils regardèrent l’un l’autre et puis éperonnèrent les chevaux de grand randon. De ce premier coup ils se consuivirent sur les heaumes et se donnèrent grands horions. Les glaives vidèrent ; ils passèrent outre et firent leur tour et puis retournèrent chacun sur son lieu. Encore tenoient-ils leurs glaives et les emportoient. Si éperonnèrent les chevaux. En eux approchant ils abaissèrent les glaives et vinrent l’un sur l’autre, et se férirent de ce coup ès larges si grand horion que les glaives rompirent, autrement ils se fussent moult dommagés. Ils passèrent outre, et retourna chacun sur son lieu. Cils furent prêts qui les rafreschirent de nouvelles lances. Quand ils les tinrent, ils les mirent en arrêt et se joignirent en leurs targes, et éperonnèrent les chevaux, et vinrent l’un sur l’autre moult roidement, et se consuivirent sur les heaumes parmi leurs lumières. Le coup fut bel et dur, car tous deux se désheaumèrent. Ils passèrent outre et retourna chacun vers ses gens. Le chevalier anglois n’en fit plus pour ce jour, car lui fut dit que vaillamment il s’étoit porté et que il convenoit jouter les autres.
Après se trait avant pour jouter un écuyer anglois qui s’appeloit Alain Bourch, appert homme en armes ; et envoya heurter sur la targe de guerre du seigneur de Saint-Py. Le chevalier issit hors de son pavillon, armé et pourvu pour répondre à la requête. Il monta sur le cheval qui lui fut tout prêt. On lui boucla sa targe ; on lui bailla son glaive, il le mit en arrêt ; ils éperonnèrent ; en approchant ils abaissèrent les glaives et se donnèrent sur les heaumes grands horions, tant que les étincelles de feu en saillirent ; ils passèrent outre et firent leur tour et puis revinrent chacun sur son lieu. Guères n’y séjournèrent quand ils éperonnèrent les chevaux de grand’volonté, et se joignirent, en leurs targes, et abaissèrent leurs glaives, et s’en vinrent l’un sur l’autre, et se férirent et consuivirent au milieu des targes, et se donnèrent grands horions tant que les glaives tronçonnèrent ; ils passèrent outre frichement et firent leur tour, et puis revinrent sur leur lez : ils s’avisèrent l’un l’autre et puis éperonnèrent les chevaux, et abaissèrent les glaives que prestement on leur avoit baillés. De ce coup ils se férirent et se consuivirent des fers de glaive ès lumières de leurs heaumes ; le coup fut bel et bien bouté, car tous deux se désheaumèrent ; ils passèrent outre, et retourna chacun sur son lieu. L’Anglois pour ce jour n’en fit plus, car il convenoit jouter les autres.
Après se trait avant un écuyer anglois, qui s’appeloit Jennin Scrop, et envoya heurter à la targe de guerre messire Boucicaut. Lequel chevalier issit tantôt hors de son pavillon, armé de toutes pièces, et trouva son cheval tout prêt ; il monta sus. On lui boucla sa targe. On lui bailla son glaive, il le mit en arrêt ; ils éperonnèrent d’un même point. Ce premier coup ils ne se consuivirent pas a plein, car les chevaux croisèrent. Ils passèrent outre et firent leur tour, et puis revint chacun sur son lez. Guères n’y séjournèrent, quand ils éperonnèrent les chevaux et vinrent l’un sur l’autre, et se férirent sur les heaumes et se donnèrent grands horions ; mais de ce coup ils n’y reçurent ni blâme ni dommage. De la tierce lance Jennin Scrop fut abattu moult dur de messire Boucicaut. On lui aida à relever, et fut mené entre ses gens et n’en fit plus pour ce jour.
Après se trait avant un chevalier de Behaigne, de la chambre à la roine d’Angleterre, lequel on nommoit Here-Hance[12] ; et le tenoit-on à bon jouteur, fort et roide ; et s’armoit d’argent à trois pieds de griffons noirs, ongles d’azur. Quand il fut venu sur les rangs, on lui demanda auquel des trois il vouloit jouter. Il répondit à Boucicaut. Donc fut envoyé un écuyer anglois, ainsi que ordonnance se portoit, heurter a la targe de guerre de messire Boucicaut. Le chevalier étoit jà tout prêt d’avantage et monté sur son cheval. Si répondit. Ce fut raison, puisqu’il étoit appelé. On lui boucla sa targe ; il prit son glaive et le mit en arrêt, et avisa le chevalier qui aussi étoit pourvu pour jouter, la targe au col et le glaive au poing. Ils éperonnèrent les chevaux de grand’volonté et s’en vinrent l’un contre l’autre ; et se cuidèrent bien atteindre de plein coup, mais non firent ; et là se forfit le chevalier de Behaigne, dont il fut grandement blâmé, car de sur-cours mal durement il consuivit sur le heaume messire Boucicaut et passa outre. Les Anglois virent bien que il s’étoit forfait, et qu’il avoit perdu armes et cheval si les François le vouloient. Et de ce coup mal assis eurent les François grand parlement ensemble, mais finablement pardonné lui fut des chevaliers pour complaire mieux aux Anglois. Here-Hance requit que de grâce il put encore jouter une lance tant seulement. Il lui fut demandé auquel des chevaliers il vouloit. Il envoya heurter à la targe de guerre messire Regnault de Roye. Le chevalier, qui étoit en son pavillon et qui pour ce jour n’avoit encore fait nulles armes, issit tout prêt et dit qu’il le délivreroit volontiers, puisque accordé lui étoit. Messire Regnault monta sur son cheval. On lui boucla sa targe ; on lui bailla son glaive. Il le prit et mit en arrêt, et jeta de grand’volonté toute sa visée pour bien atteindre et assener le Behaignon. Tous deux éperonnèrent les chevaux. En approchant ils abaissèrent les glaives et se férirent de plein coup sur les targes. Messire Regnault de Roye, qui pour ce temps étoit l’un des forts et durs jouteurs de France, le consuivit et férit par telle manière, que il le vola tout nettement des arçons et le porta si dur à terre que on cuidoit qu’il fût mort. Le chevalier passa outre et fit son tour et puis revint sur son lieu. Here-Hance fut relevé de ses gens à grand’peine et remené entre eux. Les Anglois furent tous lies de ce qu’il avoit ainsi été battu, pour cause de ce que mal courtoisement la première lance il avoit jouté ; et vous dis que ce jour il n’eut plus talent de jouter.
Après se trait avant un écuyer d’Angleterre, frisque homme et appert durement, lequel s’appeloit Robin Seorborne, et envoya heurter à la targe de guerre du seigneur de Saint-Py, lequel répondit, car jà étoit-il tout prêt d’avantage et monté sur son cheval. On lui bailla son glaive ; il le prit et mit en arrêt. Ils éperonnèrent ainsi que d’un point et vinrent l’un sur l’autre de grand’volonté. Ce premier coup ils se consuivirent sur les heaumes, mais les coups vidèrent ; ils passèrent outre et firent leur tour, et puis retournèrent chacun sur son lez. Guères n’y séjournèrent, quand ils éperonnèrent les chevaux et s’en vinrent l’un sur l’autre ; et se consuivirent de ce coup sur les targes assez dur, mais point de dommage ne se portèrent. Ils passèrent outre, et quand ils furent revenus, chacun sur son lez, on leur rendit les glaives, car ils les avoient en passant rués jus. Quand ils les tinrent, ils les empoignèrent dessous leurs bras et se joignirent en leurs targes, et puis éperonnèrent les chevaux et s’en vinrent de grand randon l’un sur l’autre. Si se consuivirent de plein coup ès lumières des heaumes si durement que tous deux furent désheaumés ; ils passèrent outre et firent leur tour. L’Anglois retourna entre ses gens et n’en fit plus pour ce jour.
Après se trait avant un écuyer d’Angleterre, qui s’appeloit Jean Mouton[13], frisque homme et bon jouteur ; et s’armoit d’argent à une bande de sables à trois têtes de lion de sables. Il envoya heurter la targe de guerre messire Regnault de Roye. Le chevalier répondit, car il étoit jà tout prêt d’avantage et monté sur son cheval. Il prit son glaive et le mit en arrêt. Tous deux éperonnèrent les chevaux de grand randon. Ce premier coup ils se consuivirent en vidant sur les heaumes. Si passèrent outre en frottant et tenant les glaives ; point ne les perdirent ; et quand ils eurent fait leur tour, chacun retourna sur son lieu. Guères n’y séjournèrent, quand ils brochèrent les chevaux rudement et abaissèrent les glaives ; et se férirent ès targes, si dur que les chevaux par la force du coup se tinrent tout cois. Ils jetèrent les glaives jus et passèrent outre, et retourna chacun après sur son lez, et s’affichèrent de bien jouter la tierce lance. Cils étoient tout prêts et pourvus qui les lances avoient levées. Si leur furent rendues, et quand ils les tinrent, ils les mirent en arrêt et puis éperonnèrent les chevaux. Messire Regnault de Roye consuivit Jean Mouton de telle façon en la targe, que il lui fit vider les arçons et l’abattit tout plat à terre : il passa outre franchement et fit son tour et puis s’en revint sur son lieu. L’Anglois fut relevé et mené entre ses gens.
Après se trait avant et pour jouter un autre écuyer d’Angleterre, qui s’appeloit Jean Mouton ; et s’armoit de gueules à un chevron de sables et trois molettes d’or perchées, à une bordure de sables endentées. Cil envoya heurter sur la targe de guerre messire Boucicaut. Le chevalier répondit. Ce fut raison, car il étoit tout prêt pour jouter. On lui boucla sa targe ; on lui bailla son glaive. Il éperonna le cheval de grand randon et Jean Mouton contre lui. Ce premier coup ils se férirent sur les targes, mais point n’y prirent de dommage ; aussi ne firent-ils de blâme, car le coup fut bien assis et faiticement ; ils passèrent outre en portant leurs glaives droites, et firent leur tour, et puis s’en revint chacun sur son lez : ils ne séjournèrent guère, quand ils abaissèrent les glaives et brochèrent les chevaux, et s’en vinrent de cette seconde joute de grand randon l’un sur l’autre. De ce coup ils se consuivirent sur les heaumes et se donnèrent grand horion. Ils passèrent outre, mais ils perdirent les glaives ; ils firent leur tour et puis retournèrent sur leur lez. Cils étoient tout prêts qui leur rendirent les glaives ; ils les mirent en l’arrêt et s’en vinrent l’un sur l’autre. De cette tierce joute fut Jean Mouton désheaumé de messire Boucicaut. Adonc se retournèrent-ils devers leurs gens. Jean Mouton pour ce jour ne jouta plus, mais laissa jouter les autres.
Après se trait avant un autre écuyer d’Angleterre, bel homme, long, droit et bien séant en selle y et étoit appareillé de tous points pour jouter ; et l’appeloit-on Jaquemin Scrope. Si envoya heurter sur la targe de guerre au seigneur de Saint-Py. Le chevalier répondit, car il étoit devant son pavillon armé, et monté d’avantage. On lui bailla son glaive ; il le prit et mit en arrêt : les deux éperonnèrent les chevaux, et puis abaissèrent les glaives et s’en vinrent l’un contre l’autre de grand’volonté ; mais ce premier coup ils faillirent, car les chevaux croisèrent, dont ils furent moult courroucés. Or retourna chacun sur son lieu ; et guère ne séjournèrent, quand ils brochèrent les chevaux des éperons et abaissèrent les glaives, et s’ordonnèrent par semblant pour bien jouter. Ils s’en vinrent l’un contre l’autre et se consuivirent haut sur les heaumes un coup si dur que les étincelles en saillirent. Ils passèrent outre, car point ne s’attachèrent les fers des glaives en passant ; par leur desroyement les glaives leur chéirent ; mais si très tôt qu’ils furent venus sur leur lieu, cils étoient tout prêts qui leur rendirent : ils les prirent et mirent en arrêt, et puis les abaissèrent en émouvant les chevaux. Si s’en vinrent l’un sur l’autre de grand randon, et se consuivirent sur les targes bien acertes. Jaquemin Scrope rompit son glaive. Le sire de Saint-Py employa bien le sien, car il férit l’écuyer si durement que il le vola hors des arçons. Il passa outre en faisant son tour et revint sur son lieu. Jaquemin Scrope qui chu étoit fut relevé et mené entre ses gens et n’en fit plus pour ce jour.
Après se trait avant un autre écuyer d’Angleterre, qui s’appeloit Guillaume Masquelée ; et étoit tout prêt pour jouter et pour payer les armes auquel que fût, ainsi que ordonnance portoit, et pour ce avoit-il passé la mer en la compagnie du comte de Hostidonne. Il envoya heurter à la targe de guerre messire Boucicaut : le chevalier répondit, car jà étoit-il monté et armé d’avantage sur son cheval. On lui boucla sa targe et bailla son glaive. Il le prit et mit en arrêt. Tous deux éperonnèrent d’un point les chevaux sur quoi ils étoient montés ; et montrèrent bien qu’ils étoient frisques et nouveaux et en bonne volonté pour courir, car sitôt qu’ils sentirent l’éperon ils s’écueillirent à la course. Les deux jouteurs en venant s’avisèrent. Ce premier coup ils se consuivirent haut sur les heaumes, et se donnèrent si grand et si dur horion que on vit les flamèches de feu saillir ; les coups vidèrent, ni point les pointes des glaives ne se attachèrent. Le coup fut bel et bien prisé de toutes parties. Les chevaliers passèrent outre et firent leur tour ; et retourna chacun sur son lieu. Guères ne séjournèrent, quand de rechef ils brochèrent les chevaux et abaissèrent les glaives, car point ne les avoient perdues pour la première joute. Ils s’entrencontrèrent sans épargner, et se férirent de plein coup sur les targes. Merveille fut que ils ne les percèrent ; mais non firent, car les chevaux croisèrent. Ils passèrent outre et ruèrent jus leurs glaives. Ils firent leur tour bien et faiticement, ainsi que bons jouteurs en leur arroy savent faire, et puis revinrent chacun sur son lez.
Messire Boucicaut et Guillaume Masquelée recouvrèrent les glaives. Quand ils les eurent, ils les mirent en arrêt et se joignirent en leurs targes moult proprement, et éperonnèrent les chevaux, et les adressèrent à venir l’un sur l’autre au plus droit qu’ils purent. Si se consuivirent et se donnèrent ès lumières des heaumes grand horion, dur et bien assis. Le coup fut bel et bien prisé, car tous deux furent désheaumés, et demeurèrent les têtes en pur les coiffes. Ils passèrent outre et firent leur tour, et puis se tourna chacun entre ses gens ; et ne joutèrent plus pour ce jour car ils en avoient assez fait.
Adonc se trait avant un autre écuyer d’Angleterre, qui s’appeloit Nicolas Lam, armé de toutes pièces, bien et faiticement et en très grand désir de faire armes pour ce jour. Si envoya heurter à la targe de guerre du seigneur de Saint-Py. Le chevalier fut tout prêt de répondre et se trait tantôt avant, car jà d’avantage il étoit sur son cheval, sa targe au col, armoyé de ses armes. Il prit son glaive et mit en l’arrêt et se joignit, comme un émérillon qui veut voler, en sa targe. Pareillement l’écuyer anglois fit ainsi. Ils éperonnèrent d’un point, et en venant ils abaissèrent les glaives, et entrèrent de plein coup l’un dedans l’autre ; et se férirent si dur sur les targes que, si les glaives, ne fussent volés en tronçons, ils se fussent endommagés ou portés à terre. Très bien se tinrent ni point ne chéirent. Ils passèrent outre en faisant leur tour et puis revinrent sur leur lieu. On les rafreschit de nouvels glaives ; ils les prirent et mirent en arrêt, et éperonnèrent les chevaux. De ce second coup ils se donnèrent sur les heaumes très grand horion, tant que on vit les étincelles de feu saillir. Autre dommage ils ne se firent. Les coups croisèrent, ils passèrent outre et firent leur tour, et puis revînt chacun sur son lieu. Guères n’y séjournèrent, quand ils éperonnèrent les chevaux et abaissèrent les lances. Audevant bien s’étoient avisés ni point ne vouloient faillir d’atteindre l’un l’autre. Le tiers coup de la joute fut bel, car ils se consuivirent à mont ès lumières des heaumes, si dur et roide que les pointes des glaives se prirent et attachèrent. De ce coup tous deux se désheaumèrent, si nettement que les tissus des heaumes rompirent et volèrent jus sus la prée par derrière les croupes des chevaux. Bien se tinrent les jouteurs, car point ne chéirent. Ils passèrent outre en faisant leur tour, et puis par bon arroy ils revinrent chacun entre ses gens. Cils étoient tout prêts qui recueillirent les heaumes et les portèrent ès lieux dont ils étoient partis. Pour ce jour les joutes cessèrent, ni nul depuis ne se trait avant de la partie des Anglois. Donc s’en vinrent le comte de Hostidonne, le comte Maréchal, le sire de Clifort, le sire de Beaumont, messire Jean Cliveton, messire Jean d’Aubrecicourt, messire Thomas Seorbourne et tous les chevaliers, qui jouté avoient les quatre jours, en une compagnie devers les chevaliers françois, et les remercièrent grandement de leurs ébattemens et leur dirent : « Tous chevaliers et écuyers de notre compagnie qui jouter vouloient ont fait armes. Si prenons congé à vous, car nous retournerons à Calais et de là en Angleterre. Nous savons assez que qui voudra jouter à vous et faire armes, il vous trouvera ici les trente jours durans, selon la teneur de votre cri. Nous revenus en Angleterre, nous vous certifions que à tous chevaliers et écuyers que nous verrons et qui à nous de ces armes parlerons, nous leur dirons et prierons que ils vous viennent voir. » — « Grands mercis, répondirent les trois chevaliers, et ils seront recueillis de bonne volonté et délivrés au droit d’armes, ainsi comme vous avez été. Avec tout ce nous vous remercions grandement de la courtoisie que vous nous avez faite. »
Ainsi sur cel état doucement et amiablement se départirent de la place de Saint-Inghelberth les Anglois des François et s’en retournèrent à Calais. Guères n’y séjournèrent. Ce fut le samedi au matin que ils entrèrent ès vaisseaux passagers. Ils eurent bon vent ; ils vinrent devant midi à Douvres. Si issirent hors des vaisseaux et entrèrent en la ville, et se trairent chacun à son hôtel.
Si furent ce samedi tout le jour, et le dimanche jusques après messe et boire, en la ville de Douvres, et s’y rafraîchirent eux et leurs chevaux, et le dimanche ils vinrent au gîte au soir en la ville de Rochestre ; et lendemain à Londres. Si se départirent là et prirent congé l’un à l’autre, et retourna chacun en son lieu. Les trois chevaliers de France dessus nommés tinrent leur place et leur journée vaillamment à Saint-Inghelbert.
Vous devez savoir, si comme ici dessus je vous ai dit, que quand la compagnie des Anglois eut pris congé aux chevaliers de France, le roi de France et le sire de Garencières, qui là étoient tous déconnus et qui vu avoient les armes faites, s’en vinrent ce jour gésir à Marquise, et à lendemain que il ajourna, le vendredi, ils se départirent et s’en retournèrent en France, et ne cessèrent de chevaucher si furent venus à Cray sur la rivière d’Oise, où pour ces jours la roine de France se tenoit. Petit de gens sçurent où le roi avoit été, fors que ses plus secrets varlets de chambre.
Depuis la route des Anglois, desquels je vous ai parlé, retournée en Angleterre, il n’est point venu en ma connoissance que nul depuis issit hors d’Angleterre, ni vint à Saint-Inghelberth pour faire armes. Car cils qui jouter vouloient et auxquels les nouvelles venues étoient, premièrement se cueillirent et accompagnèrent tous ensemble, et retournèrent tout ainsi. Néanmoins les trois chevaliers dessus nommés se tinrent sur leur place les trente jours tous accomplis et outre ; et puis s’en retournèrent tout par loisir chacun en son lieu, quand ils furent venus voir le roi de France, le duc de Touraine et les seigneurs à Paris qui leur firent bonne chère. Ce fut raison ; car vaillamment ils s’étoient portés, et avoient gardé l’honneur du royaume de France.