Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre IV/Chapitre VI

Texte établi par J. A. C. Buchon (IIIp. 22-24).
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Livre IV. [1389]

CHAPITRE VI.

Comment les joutes de Saint-Ingelleberth furent emprises et les faits d’armes par mesure Regnaut de Roye, messire Boucicault le jeune et le sire de Saint-Py.


Le roi de France séjournant en la bonne ville de Montpellier en ébattement et reviaulx, si comme il est ici dessus contenu, à un banquet qui fut très beau et bien étoffé, lequel il avoit donné aux dames et aux damoiselles de la dite ville de Montpellier, furent recordées et mises avant toutes ces paroles lesquelles je vous ai proposées ; et la cause pourquoi elles furent là récitées, je le vous dirai.

Vérité est que je vous ai commencé à parler de trois vaillans chevaliers de France : c’est à savoir messire Boucicault le jeune, messire Regnaut de Roye et le sire de Saint-Py ; lesquels trois avoient entrepris à faire armes en la frontière de Calais sur le temps d’été qui retournoit, attendant tous chevaliers et écuyers étranges le terme de trente jours qui jouter à eux voudroient, fût de glaive de paix ou de guerre. Et pour ce que l’entreprise des trois chevaliers sembloit au roi de France, et à ceux et celles qui là étoient, très hautaine, il leur fut dit et remontré pour le meilleur que ils le fissent écrire et jeter en un feuillet de papier, car le roi et son conseil le vouloient voir et collationner ; et si rien d’outrageux avoit en la dite emprise, on le cancelleroit et amenderoit ; car le roi et son conseil ne vouloient mettre sus, ni faire chose nulle ni soutenir, qui fût déraisonnable. Les trois chevaliers à cette requête répondirent et dirent : « Vous parlez de raison, nous le ferons volontiers. » Si prirent un clerc, et encre et papier, et se boutèrent en une chambre, et escripsit le clerc ainsi.

« Pour le grand désir que nous avons de voir et d’avoir la connoissance des nobles gentils hommes, chevaliers et écuyers étranges du royaume de France et des autres royaumes lointains, nous serons à Saint-Ingeleberth le vingtième jour du mois de mai prochainement venant, et y serons trente jours accomplis tous continuels ; et tous les trente jours, hormis les vendredis, délivrerons toutes manières de chevaliers et d’écuyers, gentils hommes étranges, de quelques marches qu’ils soient, qui venir y voudront, chacun de cinq pointes de glaive ou de cinq de rochet, lequel que mieux leur plaira ; de tous les deux si ce leur agrée. Et au dehors de notre logement seront trouvés nos targes et nos écus armoriés de nos armes, c’est à entendre de nos targes de guerre et de nos écus de paix. Et quiconque voudra jouter, vienne ou envoie le jour devant heurter ou toucher d’une vergette auquel que mieux lui plaira à choisir, et s’il heurte ou fait heurter à la targe de guerre, à lendemain, de quel homme qu’il voudra il aura la joute de guerre ; et si il heurte ou fait heurter à la targe de paix, il aura la joute de paix ; et conviendra que tous ceux qui voudront ou envoyeront jouter ou heurter disent ou fassent dire leurs noms à ceux qui commis y seront de par nous à garder les targes de guerre et les écus de paix ; et seront tenus tous chevaliers et écuyers étrangers qui jouter voudront d’amener un noble homme de leur part, et nous aurons endoctrinés de par nous, lesquels ordonneront de toutes les choses qui pour cette cause pourroient être faites ou avenir à faire ; et prions à tous les nobles chevaliers et écuyers étranges qui venir y voudront, que point ne veulent penser ni imaginer que nous fassions cette chose par orgueil, haine ou malveillance, mais pour les voir et avoir leur honorable compagnie et accointance, laquelle de tout cœur entièrement nous désirons. Et n’aura nulles de nos targes couvertes de fer ni d’acier, ni celles de ceux qui voudront à nous jouter, ni nous à eux ; ni nul autre avantage, fraude, barat ni mal engin, fors que par l’égard de ceux qui y seront commis des deux parties à garder les joutes. Et pour ce que tous gentils hommes nobles chevaliers et écuyers, auxquels cette chose viendra à connoissance, le tiennent pour ferme et estable, nous avons scellé ces lettres des sceaux de nos armes. Écrites, faites et données à Montpellier le vingtième jour du mois de novembre, en l’an de grâce de Notre Seigneur, mil trois cent quatre-vingt et neuf. » Et par dessous avoit Regnaut de Roye, Boucicault, Saint-Py.

De la haute emprise et courageuse des trois chevaliers fut le roi de France moult réjoui. Et avant que il voulsist concéder que la chose passât outre, fut la besogne grandement bien examinée, vue et regardée si nul membre de vice y pouvoit être entendu. Et sembloit à aucuns, qui premièrement à ce conseil pour avoir avis furent appelés, que la chose n’étoit pas raisonnable, pour tant que les armes se devoient faire si près de Calais, et que les Anglois pourroient tenir cette chose à atine d’orgueil et de présomption ; laquelle chose on devoit bien considérer, car trèves étoient données et jurées à tenir le terme de trois ans entre France et Angleterre ; si ne devoit-on pas sus escrutiner ni faire chose parquoi nulle dissension s’ensuivît entre les deux royaumes. Et furent ceux du conseil du roi plus d’un jour sur cet état que on ne savoit que faire, et le vouloit-on briser ; et disoient les sages que ce n’étoit pas bon de consentir à faire tous les propos des jeunes chevaliers, et que plus tôt en pouvoient croître et venir incidences de mal que de bien ; néanmoins le roi qui étoit jeune s’inclinoit trop grandement à l’opinion de ses chevaliers et disoit : « On leur laisse faire leur emprise ! ils sont jeunes et de grand’volonté, et si l’ont promis et juré à faire devant les dames de Montpellier ; nous voulons que la chose se commence et poursuive à leur loyal pouvoir. »

Quand on vit l’affection que le roi y avoit, nul ne l’osa contredire ni briser sa volonté ; et de ce furent les chevaliers tous réjouis ; et fut conclu et accordé que la chose se passeroit sur la forme et manière que les trois chevaliers avoient écrit, scellé et intitulé. Et demanda le roi en sa chambre les trois chevaliers et leur dit : « Boucicault, Regnaut et vous Saint-Py, en cette ordonnance gardez bien l’honneur de vous et de notre royaume ; et à tenir état rien n’y ait épargné, car nous ne vous faudrons point pour dix mille francs. » Les trois chevaliers s’agenouillèrent devant le roi et dirent : « Sire, grands mercis. »

Quand le roi de France eut pris ses ébattemens en la bonne ville de Montpellier environ quinze jours, le plus avec les dames et damoiselles, et il et ses consaulx eurent bien parfaitement entendu aux besognes nécessaires de la ville, car principalement c’étoit la cause pourquoi il y étoit venu, et tout réformé et mis en bon état selon l’avis et ordonnance de son plus espécial conseil, et ôté et abattu plusieurs oppressions dont les bonnes gens de la dite ville avoient été travaillés, il prit congé aux dames et aux damoiselles moult doucement ; puis si se départit un jour au matin et prit le chemin de Lymous et là dîna, et vint gésir à Saint-Hubert ; et lendemain, après boire du matin, il se départit et vint à Beziers où il fut recueilli à grand’joie, car moult le désiroient à voir les bonnes gens de la ville et du pays environ, de Pesenas, de Cabestan et de Narbonne, pour lui remontrer et jeter complaintes outre en sa présence sur un officier du duc de Berry, lequel on appeloit Betisac, qui tout avoit appovri le pays et les contrées d’environ où il avoit pu mettre les mains. Cil Betisac, depuis la cité d’Avignon, avoit toujours chevauché en la compagnie du conseil du roi ; et ne lui disoient pas ce qu’ils le pensoient à degarder et détruire de tous points : « Betisac, gardez-vous, car trop dures enquêtes se feront sur vous, et sont jà complaintes dures et crueuses à l’encontre de vous venues au roi ; » mais lui faisoient très bonne chère et le tenoient de gengles et de lobes, et lui promettoient de l’honneur assez, dont il n’eut rien, ainsi que je vous recorderai assez prochainement.

Quand le roi partit de Saint-Hubert, il étoit une heure de jour. Après nonne, entre trois et quatre, il entra en la cité de Beziers. L’évêque du lieu et le clergé de toutes les églises revêtus des armes de Notre Seigneur, et les bourgeois de la ville, les dames et damoiselles issirent à procession tout hors à l’encontre du roi, et ainsi que il chevauchoit tout le pays, et étoient ordonnés et rangés à deux lez du chemin, tous et toutes s’agenouilloient à l’encontre de lui. Et fut ainsi amené à l’église cathédrale et là descendit devant le portail. Au devant du portail on avoit fait un autel, et orné très richement et paré des reliques de l’église ; et là s’agenouilla le roi et fit son oraison bien et dévotement et puis entra en l’église adextré de l’évêque de Beziers et de son oncle le duc de Bourbon ; et tous les seigneurs le suivoient ; et fut le roi dedans l’église environ demi heure ; et puis en issit et alla loger au palais qui n’est pas trop loin de là, et son frère de Touraine et son oncle de Bourbon avecques lui ; et les autres seigneurs se logèrent et espardirent parmi la ville, car il y a logis assez pour être logé tout au large et à leur aise, car Beziers est une bonne cité.