Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre IV/Chapitre LXXIV

Texte établi par J. A. C. Buchon (IIIp. 346-347).

CHAPITRE LXXIV.

Comment nouvelles vinrent au roi Richard de la venue du comte Derby, et comment il venoit à puissance sur lui, et comment il s’en pourvéit.


Il fut dit au roi Richard en grand’espécialité quand on ne lui put plus celer : « Sire, avisez-vous ; il faut avoir bon conseil et bref, car vez-ci les Londriens qui à grand effort sont élevés contre vous, et montrent qu’ils vous viennent querre, et ont en leur compagnie le comte de Derby, votre cousin, duquel ils ont fait leur capitaine. Et puisque il a passé la mer et venu par deçà, par le moyen d’eux, ce n’est pas sans grand traité que celle emprise est faite. »

Quand le roi ouït ces paroles, il fut tout ébahi et ne sçut que dire ; et frémirent tous ses esprits ; et connut tantôt que les choses alloient et iroient mauvaisement, si de puissance il n’y pouvoit pourvoir. Et quand il répondit, il dit aux chevaliers qui lui recordèrent ces nouvelles : « Or tôt, faites appareiller nos gens, archers et gens d’armes, et faites faire un commandement partout que chacun soit prêt, car je ne vueil pas fuir devant mes sujets. » — « Par Dieu ! dirent les chevaliers, sire, la besogne va mal, car vos gens vous laissent et défuient. Vous en avez jà bien perdu la moitié, et encore véons-nous le demourant tout ébahi et perdre contenance. » — « Et que voulez-vous donc, dit le roi, que je fasse ? » — « Nous le vous dirons, sire ; vous laisserez les champs, car vous ne les pouvez tenir, et entrerez en un chastel, et là vous tiendrez jusques à tant que messire Jean de Hollande, votre frère, qui est courageux et chevalereux assez sera venu, car il sait ores nouvelles ; et lui venu par deçà, il s’ordonnera tellement, soit par force de gens d’armes et d’archers ou par traité, que vos besognes seront en autre état que elles ne sont pour le présent ; car quand on le sentira chevaucher sur les champs, tel se diffère de vous qui se boutera en sa route. » À tout ce conseil s’accorda le roi.

Pour ces jours le comte de Salsebéry n’étoit pas de-lez le roi, mais étoit autre part bien en sus ; et quand il ouït dire l’état d’Angleterre, et que le comte Derby chevauchoit à puissance avecques les Londriens contre le roi, il imagina tantôt que les choses alloient mal et gisoient en grand péril pour lui et pour le roi, et pour ceux par quel conseil il avoit ouvré jusques à ores. Si se tint tout coi tant que il auroit autres nouvelles. Le duc d’Yorch, oncle du roi, n’étoit pas en sa chevauchée ni avoit été, mais son fils, le comte de Rostellant, y avoit toujours été pour deux raisons ; l’une étoit que le roi l’aimoit souverainement, et l’autre pour ce que il étoit connétable d’Angleterre. Si que parce droit il convenoit qu’il fût en la chevauchée.

Secondes nouvelles vinrent au roi, ainsi qu’il avoit soupé ; et lui fut dit : « Sire, il convient que vous ayez avis comment vous vous voudrez ordonner. Votre puissance est nulle contre celle qui vient sur vous. Tant que à la bataille, pour le présent vous n’y feriez rien. Il faut que vous issiez d’ici par sens et par bon conseil, et que vous apaisiez, si vous pouvez, vos malveillans, ainsi que autre fois avez fait, et puis les corrigez tout par loisir. Il y a un chastel à douze milles d’ici, qui se nomme Flitch[1], lequel est assez fort. Nous vous conseillons que vous tirez celle part et vous encloyez dedans, et y tenez tant que vous orrez autres nouvelles du comte de Hostidonne et de vos amis ; et on envoyera en Irlande et partout au secours ; et si le roi de France, votre beau-père, sait que vous ayez à faire, il vous confortera. »

Le roi entendit à ce conseil, et lui sembla bon ; et ordonna ceux que il vouloit que ils chevauchassent ce chemin avecques lui ; et ordonna son cousin de Rostellant à demeurer à Bristol et ainsi tous les autres ; et que chacun fût pourvu de traire avant, quand nouvelles viendroient que ils seroient forts assez pour combattre leurs ennemis. Tous tinrent celle ordonnance, et quand ce vint au matin, le roi et son hôtel tant seulement se mirent au chemin et se trairent vers le chastel de Flinth[2], et se boutèrent dedans ; et ne montrèrent pas que ils voulsissent faire guerre, fors eux tenir et garder là dedans, et défendre le lieu si on les vouloit assaillir.

  1. Ce n’est pas du château de Flinth, mais du château de Conway que Froissart veut parler.
  2. Lisez Conway-Castle.