Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre IV/Chapitre LXX

Texte établi par J. A. C. Buchon (IIIp. 337-340).

CHAPITRE LXX.

Comment le roi Richard s’ordonna et fit son mandement pour aller sur les marches d’Irlande.


Vous devez savoir que plusieurs barons, chevaliers et escuyers d’Angleterre, quoiqu’ils chevauchassent et fussent en la compagnie du roi Richard en ce voyage d’Irlande, si se contentèrent-ils mal de lui ; et n’y alloient pas de bon cœur ; et parloient l’un à l’autre moult souvent et disoient : « Notre roi se gouverne trop follement et croit mauvais conseil. » Et tant en parlèrent les uns aux autres que messire Henry de Percy, comte de Northonbrelande, et messire Henry, son fils, en parlèrent si avant et si acertes que ces paroles vinrent à la connoissance du roi et de son conseil. Et fut dit au roi : « Sire, telles choses ne sont point à souffrir que le comte de Northonbrelande et son fils disent ; car c’est pour troubler vos sujets à l’encontre de vous. Il faut tous les rebelles l’un après l’autre corriger, par quoi les plus grands vous doutent et s’y exemplient. » — « Il est vérité, dit le roi, et comment est-il bon que j’en use ? » — « Nous le vous dirons, sire ; ils ne sont point en celle chevauchée, mais ils y doivent venir, et eux venus ils viendront en votre présence ; et là par le comte de Salsebéry, ou un autre qu’il vous plaira, vous leur ferez remontrer les paroles impétueuses desquelles ils ont parlé sur vous et votre conseil. Vous orrez qu’ils répondront. Et sur ce vous aurez avis d’eux corriger, soit par prison ou par autre forme. » Le roi répondit à ce et dit : « Vous parlez bien. Ainsi sera fait. »

Le comte de Northonbrelande et son fils eurent de bons amis en celle chevauchée, par lesquels une partie des secrets consaux du roi leur furent révélés, et si notoirement dit qu’ils n’avoient que faire de venir en la chevauchée, ni en la présence du roi, car, si ils y venoient, ils recevroient blâme et dommage ; et que le roi étoit dur informé sur eux. Quand ces nouvelles leur furent venues ils se retardèrent de venir au service du roi ; et à bonne cause, car le roi étoit tellement conseillé, que s’ils y fussent venus, ils étoient en péril de leurs vies.

Quand ceux du conseil virent que le comte de Northonbrelande et son fils ne venoient point, si dirent au roi : « Sire, regardez si nous vous informons de vérité. Le comte de Northonbrelande et son fils ne vous daignent venir servir, ni point ne viendront pour mandement que vous fassiez. Et si les mandez vous verrez bien si nous disons vérité. » Répondit le roi : « Je le ferai. »

Lors furent lettres escriptes, scellées et envoyées par messages notables devers le comte de Northonbrelande et messire Henry de Percy son fils ; et étoit contenu en ces lettres que tantôt et sans délai, icelles vues, ils vinssent et fissent leur devoir ainsi que tenus étoient de faire. Tant exploita le message qu’il vint à Aunvich[1], un très bel chastel du dit comte séant sur la frontière d’Escosse. Le message du roi s’acquitta bien de faire ce dont il étoit chargé. Le comte lisit les lettres tout au long et puis les montra à son fils. Ils eurent avis de faire bonne chère au dit messager et d’escripre au roi et eux excuser : que pour le présent ils n’étoient point en point ni conseillés de partir de leur pays, et que le roi avoit gens assez sans eux pour besogne qu’il eut à faire. Le message du roi retourna arrière et apporta ces lettres. Le roi les ouvrit et légit ; et ne lui furent pas plaisans les réponses ni à ceux qui le conseilloient ; et advint que pour ce, et pour autres choses dont le comte de Northonbrelande et son fils furent chargés et accusés, ils furent généralement et publiquement bannis du royaume d’Angleterre à non retourner jusques au rappel du roi. Et fut celle ordonnance publiée par toutes les cités du royaume d’Angleterre et par espécial à Londres, dont les Londriens furent émerveillés. Et ne pouvoient savoir ni connaître justement pour quel cas c’étoit fait ; car ils tenoient le comte de Northonbrelande et messire Henry, son fils, pour si vaillans et prud’hommes que nuls qui fussent au royaume d’Angleterre. Donc dirent les aucuns qui imaginoient le fait, en parlant et devisant l’un à l’autre : « Celle haine et rancune vient du conseil du roi, lequel le détruira. Espoir le comte de Northonbrelande et messire Henry, son fils, ont parlé trop avant sur le conseil du roi et sur son fol gouvernement ; et vérité ne peut être ouïe. Si convient que les gentils chevaliers le comparent ; et après le compareront ceux qui présentement les jugent. »

Ainsi parloient les Londriens. De l’ennui et contraire au comte de Northonbrelande et de son fils furent généralement parmi le royaume d’Angleterre toutes gens courroucés. Et en parlèrent diversement la plus saine partie sur le roi et son conseil. Le comte de Northonbrelande, lequel étoit le plus grand de son pays, et grand et fort de lignage et d’avoir, et qui avoit encore à frère ce vaillant chevalier Thomas de Percy, lequel de long-temps avoit fait de beaux services au roi et au royaume d’Angleterre, quand il sçut les nouvelles comment on l’avoit banni, il tint ce fait et ce cas à déraisonnable ; et manda en Northonbrelande tous ses amis que pour présent il en put avoir et assembler ; car plusieurs de son lignage étoient encore en la compagnie et chevauchée du roi, si ne le pouvoient laisser. Et toutes fois, messire Thomas Percy, frère du dit comte, vint, et messire Thomas, son neveu, fils au comte, duquel messire Thomas de Perccy, frère au comte, vouloit faire son héritier. Quand ils furent venus, le comte se conseilla à savoir à eux comment il se maintiendroit de ce blâme que le roi lui faisoit sans cause. Il fut conseillé que on envoyeroit au royaume d’Escosse prier au roi que à lui et à son fils il leur voulsist prêter terre et manoir, pour eux tenir un temps si la besogne touchoit, tant que les choses seroient retournées à leur droit et le roi apaisé. Ce conseil fut tenu. On envoya en Escosse devers le roi et les barons sur la forme que dit vous ai. Le roi Robert d’Escosse et le comte Archambaut Douglas et les barons d’Escosse qui pour ce temps régnoient, descendirent légèrement et volontiers à la prière du comte de Northonbrelande et de son frère qui en parloient pour eux ; et leur mandèrent que eux et leur pays étoient tous appareillés d’eux recueillir ; et s’il leur convenoit cinq ou six cents lances, ils les auroient sur heure, mais qu’ils en fussent signifiés. Celle réponse plut grandement au comte de Northonbrelande et à son lignage, et demeura la chose en cel état, et le dit comte en son pays entre ses amis ; car le roi Richard et ceux qui le conseilloient eurent tant à faire sus briefs jours qu’ils n’eurent loisir d’entendre au comte de Northonbrelande ni à lui dire : « Vous viderez Angleterre ou nous vous le ferons vider de fait. » Mais les convint cesser et perdre tous leurs propos, ainsi que vous orrez recorder brièvement en l’histoire.

Le roi Richard d’Angleterre étant en la marche de Bristol et tenant ses états, les hommes généralement parmi Angleterre se commencèrent fort à émouvoir et élever l’un contre l’autre. Et étoit justice close par toutes les cours d’Angleterre, dont les vaillans hommes les prélats et les paisibles qui ne vouloient que paix, simplesse et amour, et payer ce qu’ils devoient, se commencèrent grandement à ébahir ; car ils commencèrent à eux mettre sus une manière de gens par plusieurs routes et compagnies qui tenoient les champs. Et n’osoient les marchands chevaucher ni aller en leurs marchandises pour doute d’être dérobés ; et ne s’en savoient à qui plaindre qui leur en fit droit, raison ni justice. Lesquelles-choses étoient moult préjudiciables et déplaisans à toutes gens en Angleterre, et hors de leur coutume et usage, car au royaume d’Angleterre toutes gens, marchands et laboureurs, ont appris de vivre en paix et amener leurs marchandises paisiblement ; et les laboureurs de leurs terres vivre aussi aisément et largement, selon ce que la saison ordonne et donne, et on leur faisoit tout le contraire.

Premièrement, quand les hommes alloient de ville en autre faire leurs marchandises, si ils portoient or ou argent, on leur ôtoit en leurs bourses et n’en avoient autre chose. Aux laboureurs on prenoit en leurs maisons blés, avoines, bœufs, vaches, porcs, moutons et brebis, et n’en osoient les bonnes gens parler ; et se commencèrent ces mesfaits grandement à multiplier. Et tant que les regrets et lamentations en furent par toute Angleterre où ces mesfaits se faisoient. Et disoient les bonnes gens : « Le temps nous est bien mué de bien en mal depuis la mort du bon roi Édouard de bonne mémoire. Justice étoit tenue et gardée grandement et suffisamment de son temps. Il n’étoit homme, tant fût hardi, qui osât prendre en Angleterre une poule ni un mouton sans payer. Et pour le présent on nous ôte le nôtre de fait, et n’en osons parler. Celle chose ne se peut longuement tenir en cel état, que Angleterre ne soit perdue toute sans recouvrer ; car nul ne va au devant ni n’avons point de roi qui rien vaille. Il n’entend que à toutes oyseusetés et ses plaisances accomplir, et n’a cure, à ce qu’il montre, comme les choses voisent, mais que sa volonté soit faite. Il y faut pourvoir, ou nos ennemis et malveillans seront réjouis de nous. Jà a ce roi Richard mis et envoyé son frère à Calais, le comte de Hostidonne. Il n’y auroit que faire que par lui se pourroient faire aucuns couverts et mauvais traités devers les François, et rendre Calais qui tant est propice et nécessaire au royaume d’Angleterre. Et si le cas avenoit que Calais fût rendue aux François, oncques gens ne furent plus ébahis ni déconfits que Anglois seroient ; et à bonne cause, car ils auroient perdu les clefs du royaume de France. »

Ainsi se multiplioient lamentations et paroles en plusieurs contrées d’Angleterre ; et venoient les prélats et riches hommes demeurer à Londres pour être mieux assurés. De ce meschef étoient tous réjouis ceux des lignages lesquels le roi Richard avoit fait mourir et envoyer en exil, et n’attendoient autre chose que plus grand meschef encore survînt. Les citoyens de Londres qui sont riches et puissans, et qui vivent le plus des marchandises qui courent par mer et par terre, et ont appris à tenir grand état sur ce, et par lesquels tout le royaume d’Angleterre s’ordonne et gouverne, ni tout le demeurant du pays n’en pourroient ni oseroient faire autre chose, considérèrent celle affaire, et virent bien que trop grand meschef étoit apparent de venir soudainement en Angleterre si on n’y pourvéoit, ainsi que jadis ils y pourvurent eux tant seulement sur le roi Édouard[2] et le seigneur Despensier, qui avoient mis hors d’Angleterre la roine Isabel et Édouard son fils, et les vouloient détruire, et ne savoient cause pourquoi ; et furent exempts et hors du royaume d’Angleterre plus de trois ans ; et en la fin les Londriens, quand ils virent que ce roi Édouard se més-usoit et étoit tout assotté[3] sur messire Hue le Despensier, ils y pourvéirent, car ils mandèrent tout secrètement à la roine Isabel que, si elle pouvoit tant faire qu’elle eût troits cents armures de fer, elle venist en Angleterre, et elle trouveroit les Londriens et la plus saine partie des hommes des cités et villes d’Angleterre, et aussi chevaliers et écuyers, qui la recueilleroient et mettroient en possession du royaume d’Angleterre. La dame trouva messire Jean de Hainaut[4], seigneur de Beaumont et de Chimay, et frère pour ce temps au comte Guillaume de Hainaut, qui de grand’volonté, par amour et par pitié, emprit le voyage à faire, et à remener la roine et son fils ; et pria tant de chevaliers et escuyers qu’ils furent quatre cents armures de fer ; et arrivèrent en Angleterre sur le confort des Londriens, lesquels leur aidèrent leur fait à achever ; car sans leur aide et puissance ils ne fussent jamais venus au-dessus de leur emprise. Et fut le roi Édouard pris au chastel de Bristol et mis en prison au chastel de Bercler, et là mourut ; et furent tous morts et exécutés crueusement qui for-conseillé l’avoient ; et le jeune Édouard, au quatorzième an de son âge, couronné à roi d’Angleterre au palais de Westmoustier. De tout ce souvenoit-il bien aux Londriens, car les enfans qui hommes étoient, l’avoient ouï recorder à leurs pères, et les plusieurs le trouvoient par escript ès escriptures de ce temps. Si disoient l’un à l’autre secrètement : « Nos pères et ancesseurs de bonne mémoire pourvurent jadis aux grands meschefs lesquels étoient apparens en Angleterre ; et oncques ne furent si grands comme ils apparent pour le présent, car qui laissera faire ses volontés et convenir ce méchant roi Richard de Bordeaux, il honnira tout ; ni oncques depuis qu’il fut, ni bien ni prospérité ne advinrent au royaume d’Angleterre, ainsi comme ils faisoient endevant, ni il ne montre pas que son père fût le prince de Galles ; car s’il l’eût été il eût ensuivi ses mœurs et pris garde et plaisance à ses prouesses ; et oncques il n’a voulu que le repos et séjour, les vuiseuses et les ébattemens des dames, et être toujours en-my elles, bourder, gengler et croire hommes de point de fait fors à assembler grands trésors et détruire le royaume d’Angleterre, lesquelles choses on ne lui doit point souffrir. Et pour ce que ce vaillant homme le duc de Glocestre y véoit si clair, et que les besognes d’Angleterre se portoient si mauvaisement, et tous les jours alloient de pis en pis, et qu’il en parloit pleinement et hardiement, l’ont les traiteurs, qui se tiennent de-lez le roi, meurtri ; et aussi ce vaillant chevalier le comte d’Arondel ; et bouté hors sans nul titre de raison du royaume d’Angleterre, ce jeune et vaillant seigneur monseigneur Henry de Lancastre, comte Derby, par lequel le dit royaume peut et doit être conseillé et soutenu, et par quatre beaux-fils qu’il a. Voire mais c’est grand’cruauté, car avecques tous les contraires et dommages que on fait souffrir le père qui est par delà la mer en grand’déplaisance, on déshérite ses enfans ; et les héritages qui furent à leur taye, madame Blanche de Lancastre, fille au bon duc Henry de Lancastre, on le donne et départ tous les jours à ceux qui ne sont pas dignes de l’avoir. Et pour ce que ces deux vaillans chevaliers, le comte dé Northonbrelande et messire Henry de Percy son ains-né fils, en ont parlé et de raison, le roi Richard les a fait bannir hors d’Angleterre. Et par ainsi est-il apparent que bientôt il n’y aura nul homme de vaillance en Angleterre. Et s’y nourrissent et sont jà engendrées toutes félonnies et haines, qui se multiplieront grandement, et bientôt si on n’y pourvoit. Et la pourvéance est que on mande le comte Derby qui perd son temps en France ; et lui venu par deçà, on lui baille par bonne ordonnance le régime du royaume d’Angleterre, parquoi il se réforme en bon état ; et soient punis et corrigés ceux qui l’ont desservi ; et Richard de Bordeaux pris et mis en la tour de Londres ; et tous ses faits escripts et mis par articles, desquels on trouvera grand’foison. Et quand ils sont vus et bien examinés, on verra clairement qu’il n’est pas digne de porter couronne ni tenir royaume, car ses œuvres le condamneront, qui sont infâmes. »

  1. Alnwick.
  2. Édouard II.
  3. Épris d’amour.
  4. Voyez ces détails dans le Ier livre de Froissart.