Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre IV/Chapitre LIV

Texte établi par J. A. C. Buchon (IIIp. 278-279).

CHAPITRE LIV.

Comment la duchesse d’Orléans, fille au duc de Milan, fut soupçonnée de la maladie du roi.


Vous savez, si comme il est ci dessus contenu en notre histoire, comment le roi de France tous les ans étoit enclin de cheoir en maladie fiévreuse ; et n’étoient nuls surgiens ni médecins qui l’en sçussent conseiller ni pussent pourvoir. Aucuns s’étoient bien avancés et vantoient qu’ils le guériroient et mettroient en ferme santé, mais quand ils avoient tous empris et labouré, ils ouvroient en vain ; car la maladie du roi ne se cessoit pour prières ni pour médecines, jusques à tant qu’elle avoit pris tout son cours. Les aucuns de ces arioles[1] qui devisoient et devinoient sur l’entente de mieux valoir, sur la maladie du roi, mettoient outre, quand ils véoient que leur labeur étoit nul, que le roi étoit empoisonné et en herbes ; et ce mettoit les seigneurs de France et le peuple généralement en grands variations et suppositions de mal. Car les aucuns de ces arioles affirmoient, pour mieux atteindre leurs gengles et pour plus donner toutes gens à penser, que le roi étoit démené par sorts et par carmes[2] ; et le savoient par le diable qui leur révéloit celle affaire ; desquels arioles il en y eut détruits et ars à Paris et en Avignon, car ils parlèrent si avant que la duchesse Valentine d’Orléans, fille au duc de Milan, faisoit tout cel encombrier[3] et en étoit cause, pour parvenir à la couronne de France. Et en fut tellement accueillie la dame par les paroles de ces arioles, que commune renommée couroit parmi le royaume de France qu’elle jouoit de tels arts, et que tant qu’elle seroit de-lez le roi de France à ce jour, ni que le roi la verroit ni orroit parler, il n’en auroit autre chose. Et convint la dite dame, pour ôter celle esclandre et fuir tels périls qui de trop près l’approchoient, dissimuler et partir de Paris, et aller demeurer à Anières, un moult bel château près de Pontoise ; lequel pour lors étoit au duc d’Orléans, son mari. Et depuis alla-t-elle demeurer à Neuf-Chastel sur Loire, lequel est et étoit pour lors au duc d’Orléans ; lequel sentant que tel fame couroit sur sa femme, étoit tout mérencolieux et s’en dissimuloit au mieux et plus bel qu’il pouvoit ; et n’éloignoit pas pour ce le roi son frère ni la cour, car moult de besognes du royaume de France s’ordonnoient par les consaux où il étoit appelé.

Le duc de Milan qui s’appeloit Galéas étoit bien informé que de tels viles choses et désordonnées sa fille duchesse d’Orléans étoit amise et demandée, si tournoit ce blâme à grand ; et envoya deux ou trois fois en France ambaxadeurs pour excuser sa fille devers le roi et son conseil[4] ; et offroit chevalier ou chevaliers à combattre à outrance tout homme qui lui ni sa fille voudroient accuser de nulle trahison. Et montroient bien ses messages ces paroles si acertes, qu’il en menaçoit faire guerre contre le royaume de France et les François, car le roi de France avoit dit et proposé en sa bonne santé, quand il fut sur le Mont de Bavelinghen entre Saint-Omer et Calais, et il donna Ysabel sa fille par mariage au roi Richard d’Angleterre, que lui retourné en France, jamais n’entendroit à autre chose qu’il seroit allé à puissance sur le duc de Milan. Et le roi d’Angleterre, qui s’escripsoit et nommoit son fils, lui avoit promis en ce voyage de purs Anglois mille lances et six mille archers, dont le roi de France étoit grandement réjoui. Et furent les pourvéances pour le roi de France faites et ordonnées en la comté de Savoye et au dauphiné de Vienne ; et par là vouloit le roi de France entrer en Piémont et en Lombardie.

Or advint que ce voyage se brisa et dérompit, et alla tout au néant, quand les certaines nouvelles vinrent en France de la bataille et déconfiture de Nicopoli et de la mort et prise des seigneurs de France ; car le roi, le duc de Bourgogne et tous les seigneurs furent si chargés de ces dures nouvelles qu’ils eurent bien à entendre, à autre chose ; et aussi ils sentoient le duc de Milan grand et puissant et moult bien du roi Basaach de Turquie ; si ne l’osèrent courroucer.

  1. Devin, sorcier.
  2. Charmes.
  3. Embarras.
  4. J’ai déjà remarqué que le moine anonyme de Saint-Denis, qui parait doué d’un esprit beaucoup plus philosophique qu’on ne le pouvait supposer alors à un clerc, et encore moins à un moine, justifie Valentine de Milan.

    « Que cette généreuse duchesse, dit-il, ait commis un si grand mal, c’est un fait dont aucun homme n’a jamais eu une seule preuve, et personne n’a le droit de la diffamer à ce sujet. Pour moi, je rejette entièrement cette accusation vulgaire de sortilège faite contre elle par des hommes qui se donnoient eux-mêmes comme sorciers et par d’autres hommes superstitieux, puisque les médecins, réunis aux théologiens, déclarent tout-à-fait nulle la puissance de ces prétendus maléfices, et qu’ils ajoutent que la véritable cause de l’infirmité du roi était l’excès des débauches de sa jeunesse. » (Manuscrit latin, n. 6194 de la Bibliothèque du Roi, page 292, verso.)