Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre IV/Chapitre IX

Texte établi par J. A. C. Buchon (IIIp. 31-32).

CHAPITRE IX.

De l’attine qui fut faite entre le roi et le duc de Touraine son frère pour plutôt venir de Montpellier à Paris, chacun un seul chevalier en sa compagnie.


Le roi de France étant à Toulouse, il m’est avis que il ordonna et entendit à ses besognes très grandement ; et remua sénéchaux et officiers plusieurs ; et réforma le pays en bon état tant que tous s’en contentèrent ; et ordonna un jour, présent son frère et le duc de Bourbon son oncle, et les seigneurs de France et de Gascogne dont il y avoit grand’foison, et le fit afin que mémoire perpétuelle fût de lui ; et donna à son cousin-germain, messire Charles de la Breth, par cause de augmentation, deux quartiers des armes de fleurs de lis de France, car au devant les seigneurs de la Breth portoient et ont porté toujours en armoirie de gueules tout plain sans nulle brisure. Or sont-ils maintenant écartelés de France et de la Breth, laquelle chose le sire de la Breth tint à riche et à grand le don. Et ce jour que le roi ordonna et renouvela l’armoierie de la Breth à Toulouse, fit le sire de la Breth un dîner qui coûta plus de mille francs ; et donna aux hérauts qui là étoient pour ce jour, et aux ménestrels, deux cents francs, et fit crier largesses sur lui grandement.

Assez tôt après fut ordonné que le roi se départiroit de Toulouse et se mettroit au retour pour venir en France. Si se ordonnèrent sur cel état toutes ses gens ; et prirent congé au roi, quand ils sçurent son département, l’archevêque de Toulouse, les bourgeois, les dames et les damoiselles. Le roi leur donna le congé à tous et à toutes moult doucement. Or se départit de Toulouse après boire, et vint ce jour gésir à Châtel-Neuf-d’Aurry[1], et puis de là toujours en avant ; et exploita tant par ses journées qu’il vint à Montpellier où il fut reçu à joie. Et là se tint trois jours pour soi rafreschir, car la ville de Montpellier, les dames et les damoiselles lui plaisoient grandement bien ; si avoit-il grand désir de retourner à Paris et de voir la roine. Or advint un jour, lui étant à Montpellier, que en genglant à son frère de Touraine, il dit : « Beau-frère, je voudrois que moi et vous fussions ores à Paris, et notre état fût ici hardiment, si comme il est, car j’ai grand désir que je voie la roine, et vous belle-sœur de Touraine. » Répondit le duc, et dit : « Monseigneur, nous n’y serons pas. Pour nous y souhaiter il y a un trop long chemin d’ici. » Répondit le roi : « Vous dites vérité ; si m’est-il avis que je y serois bientôt au fort si je voulois. » — « Voire à force et exploit de chevaux, dit le duc de Touraine, et non autrement. Pareillement aussi serois-je, mais cheval m’y porteroit. » — « Avant, dit le roi, lequel y sera plus tôt de moi ou vous ? faisons-y gageure. » — « Je le vueil, » dit le duc qui volontiers se mettoit en peine pour gagner l’argent du roi. Ahatie fut là prise entre le roi et le duc, pour cinq mille francs à gagner sur celui qui dernier seroit venu à Paris, et à partir à lendemain et tout d’une heure ; et ne pouvoient mener que un varlet chacun avec lui, ou un chevalier pour un varlet, on le doit entendre ainsi. Nul ne brisa ni contredit à la gageure ; ils se mirent au chemin, ainsi que ordonné fut. Le sire de Garencières étoit de-lez le roi. Plus n’eut-il de compagnie. Le sire de la Vieuville étoit avec le duc de Touraine. Or chevauchèrent ces quatre, qui étoient jeunes et de grand’volonté, nuit et jour, ou ils se faisoient charier, quand ils voulurent reposer, si il leur plaisoit. Et devez savoir que ils remuèrent plusieurs chevaux.

Le duc de Bourbon retourna par le Puy en Auvergne en son pays, et alla voir son grand-père sur son chemin, le comte Dauphin d’Auvergne et la comtesse dauphine et leurs enfans, dont ils avoient jusques à huit, que fils et filles, tous frères et sœurs à la duchesse de Bourbon sa femme ; mais c’étoit d’un remariage.

Or cheminèrent le soi de France et son frère le duc de Touraine à grand exploit ; et se mettoient chacun en grand’peine pour gagner l’argent et les florins l’un de l’autre. Considérez la peine que ces deux riches seigneurs, par jeunesse et par liberté de courage, entreprirent, car tous leurs états demeurèrent derrière. Le roi de France mit quatre jours et demi à venir en la cité de Paris, et le duc de Touraine n’en y mit que quatre et un tiers ; de si près suivirent l’un l’autre. Et gagna le duc la gageure, par tant que le roi de France se reposa environ huit heures de nuit à Troyes en Champagne, et le dit duc se mit en un batel en Saine, et se fit mener et navier parmi la rivière de Saine jusques à Melun-sur-Saine, et là monta à cheval tant que il vint à Paris ; et s’en alla à Saint-Pol devers la roine et devers sa femme ; et demanda nouvelles du roi ; car encore ne savoit-il si il étoit venu ou non ; et quand il eut sçu que point n’étoit venu, si fut tout réjoui, et dit à la roine de France : « Madame, vous en orrez tantôt nouvelles. » Il dit vérité, car le roi, depuis la venue de son frère de Touraine, ne séjourna point longuement. Et quand son frère vit le roi, il alla contre lui et lui dit : « Monseigneur, j’ai gagné la gageure, faites-moi payer, » — « C’est raison, répondit le roi, et vous le serez. » Là recordèrent-ils devant les dames tout leur chemin, et par où ils étoient venus, et comment, sur quatre jours et demi, ils étoient là arrivés de Montpellier, où bien a de Paris cent et cinquante lieues. Les dames tournèrent tout en revel et ébattement. Mais bien jugèrent que ils avoient eu grand’peine, fors tant que jeunesse de corps et de cœur leur avoit ce fait faire ; et bien sachez que le duc de Touraine se fit payer en deniers comptans.

  1. Castel-Nau-d’Ari.