Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre XXXVIII

Texte établi par J. A. C. BuchonA. Desrez (IIp. 503-506).

CHAPITRE XXXVIII.

Comment le roi de Portingal escripsit amiablement au duc de Lancastre, quand il le sût être arrivé en Saint-Jacques en Galice, et du secours que le roi de Castille mandoit en France, et comment Ruelles fut pris des Anglois.


Vous savez, si comme il est ci-dessus contenu en celle histoire, comment le duc de Lancastre à belle charge de gens d’armes et d’archers étoit arrivé à la Colongne en Galice, et par composition la ville, non le chastel, s’étoit rendue à lui ; et avoient dit ainsi que ils feroient tout ce que les autres villes de Galice feroient ; et sus tel état on ne les avoit point combattus ni assaillis depuis que ils orent dite la parole. Et étoient le duc de Lancastre et leurs enfans depuis venus à la ville de Saint-Jacques, laquelle on appelle Compostelle, et là se tenoient et avoient intention de tenir, tant que ils auroient autres nouvelles du roi de Portingal qui se tenoit à Conimbres.

Quand le roi sçut de vérité que le duc étoit en la ville de Saint-Jacques et sa femme et ses filles, si en ot grand’joie et pensa bien que entre eux deux ils feroient encore bonne guerre au royaume de Castille. Si fit lettres escripre moult douces et amiables et grands salutations ; et envoya tantôt par certains messages ces lettres et ces amitiés devers le duc et la duchesse, lesquels reçurent ces lettres en grand gré ; car ils savoient bien que ils avoient grandement à faire du roi de Portingal, ni sans lui ni son confort ils ne pouvoient bien besogner ni exploiter en Portingal ni en Castille. Si donnèrent beaux dons le duc et la duchesse aux messagers, et rescripsirent grands salvemens et grands amitiés au roi de Portingal ; et montroit le duc par ses lettres que ce roi de Portingal il verroit moult volontiers et parleroit à lui.

Entrementres que ces amours, ces lettres, ces accointances, ces saluts et ces amitiés couroient entre le roi de Portingal et le duc de Lancastre, se passoit le temps ; et se pourvéoit et fortifioit le roi Jean de Castille ce qu’il pouvoit ; et mandoit souvent son état et convenant en France par lettres et par messagers créables, en priant que on lui voulsist envoyer grands gens d’armes pour aider à défendre et garder son royaume. Et mandoit ainsi et escripsoit que, sus le temps qui retournoit, il espéroit à avoir très forte guerre ; car le roi de Portingal et les Anglois se conjoindroient ensemble ; si seroient forts assez pour courir tout le royaume de Castille et de tenir les champs, qui ne leur iroit au devant.

Le roi de France et son conseil rescripsirent au roi de Castille que il ne se souciât et ne se doutât en rien, car, dedans le mois de janvier, on donneroit en Angleterre aux Anglois tant à faire que ils ne sauroient auquel entendre ; et quand toute Angleterre seroit perdue et détruite, on s’en retourneroit en l’été par mer en Galice et en Portingal ; et si les Anglois et Portingalois tenoient les champs, on les feroit retraire de grand’manière ; et que dedans un an toutes ces guerres seroient affinées.

Le roi de Castille s’apaisoit atant, pour ce qu’il n’en pouvoit autre chose avoir ; ni nul secours de France ne lui venoit fors ceux qui premiers étoient passés ; car tous chevaliers et écuyers, de comme lointaines marches que ils fussent du royaume de France, s’en alloient vers Paris et en Picardie, et puis vers Lille et vers Douay et Tournay ; et étoit le pays quatorze lieues de long et autre-tant d’esle tout rempli de gens d’armes et de leurs mesnies ; et étoit le peuple si grand, que il fut dit à ceux qui s’ensoignoient de la navie et qui en avoient le regard et la charge, que, quoique on eût grand nombre de naves, de gallées et de vaisseaux, si ne pourroient-ils pas passer du premier passage à quarante mille hommes près. Donc fut ordonné et avisé comment on feroit ; que on ne recueilleroit nul homme pour passer, si il n’étoit droit homme d’armes ; et ne pourroit un chevalier avoir que un varlet, et un grand baron, deux écuyers ; et ne passeroit-on nuls chevaux, fors que pour les corps des seigneurs. Et à tout ce faire et ordonner avoit-on mis à l’Escluse grand regard et fort ; ni nul n’étoit escript ni recueilli, si il n’étoit droit homme d’armes ; mais il y avoit tant de ribaudaille sur le pays en Flandre, en Tournesis, en la chastellerie de Lille et de Douay et en Artois, qu’ils mangeoient et rifloient tout, et là se tenoient aux frais et coûtages des povres hommes ; et étoient de ces pillards et mauvais garçons mangés leurs biens, ni ils n’en osoient parler ; et faisoient ces gens pis que les Anglois n’eussent fait, si ils eussent été logés au pays. Et étoit grand doute que, le roi et les seigneurs passés outre en Angleterre et tels gens demeurés derrière, que ils ne se missent ensemble et détruisissent tout, ainsi certainement que ils eussent fait si la chose fût mal allée.

Entrementres que le duc de Lancastre et la duchesse et leurs enfans et plusieurs seigneurs séjournoient en la ville de Saint-Jacques, se tenoient sur le pays chevaliers et écuyers et compagnons ; et viroient à l’avantage là où ils le pouvoient prendre, trouver ni avoir. Et advint que messire Thomas Moreaux, le maréchal de l’ost, en sa compagnie messire Manbruin de Lanières, messire Jean d’Aubrecicourt, Thierry et Guillaume de Soumain et environ deux cens lances et cinq cens archers chevauchèrent en Galice, et s’en vinrent à une ville fermée à sept lieues de Saint-Jacques, laquelle on appelle au pays Ruelles. Et avoient entendu que les vilains qui là demeuroient ne se vouloient tourner ; mais étoient tous rebelles, et avoient rué jus de leurs fourrageurs qui étoient repassés devant leurs barrières en revenant de fourrager, car ils avoient tellement rompu et brisé les chemins que on ne les pouvoit chevaucher fors que par devant leurs barrières ; et quand ils véoient leur plus bel, ils issoient hors et ruoient jus, comme forts larrons qu’ils étoient, tous passans, fussent fourrageurs ou autres ; dont les plaintes en étoient venues au maréchal, lequel y vouloit pourvoir, car c’étoit de son office. Si vint chevauchant le maréchal devant celle ville de Ruelles et mit pied à terre : aussi firent tous ceux de sa route devant les barrières de la ville. La gaitte de la ville avoit bien corné leur venue, dont les gens étoient tout avisés et avoient clos leurs barrières et leurs portes ; et n’étoit nul demeuré dehors, car il n’y faisoit pas sain pour eux ; mais étoient tous montés sur leurs murs. Le maréchal, quand il en vit le convenant, que ils se faisoient assaillir, il se tint tout coi et dit à messire Jean d’Aubrecicourt et à messire Thierry de Soumain : « Montez sur vos chevaux et chevauchez autour de celle ville, et regardez où nous les pourrons le plus aisément assaillir sans nos gens blesser. » Ils répondirent : « Volontiers. » Si montèrent sus leurs chevaux autour de la ville : elle n’étoit pas de grand circuit, si eurent plutôt fait ; et avisèrent bien les lieux, et retournèrent devers le maréchal qui les attendoit. Si dirent : « Sire, en toute celle ville n’a que deux portes ; vous êtes sus l’une, et l’autre siéd à l’opposite au lez de là ; ce sont les deux lieux qui nous semblent le moins grevables pour assaillir, car autour de celle ville les fossés sont parfons et mal aisés à avaler et encore pires au monter pour les ronces et les épines qui les encombrent. » — « Je vous en crois bien, dit le maréchal ; je demeurerai ci atout une quantité de nos gens, et vous et Maubruin vous irez commencer l’assaut de l’autre part. Je ne sais comment il nous en venra ; mais je vois ces vilains trop volontiers qui s’appuyent sur ces créneaux et qui nous regardent quelle chose nous ferons : véez-les ; ils sont plus rébarbatifs que singes qui mangent poires, et enfans leur veulent tollir. »

Des paroles que dit lors le maréchal commencèrent les compagnons à rire ; et regardèrent tout contremont pour mieux voir les vilains, car encore n’y avoient-ils point pensé ; et puis s’en retournèrent avec messire Maubruin ceux de son pennon, où bien avoit cent lances et environ trois cents archers ; et allèrent tant, tout le pas, que ils vinrent à la porte où ils tendoient à être, et là s’arrêtèrent.

Assez tôt après commença l’assaut des deux parts, grand et fort et sans eux épargner. Les hommes de Ruelles étoient sur les murs et dedans les portes, et lançoient dardes à ceux de dehors si très roide que archers ou arbalêtriers n’y faisoient œuvre ; et en navrèrent plusieurs de leurs traits, pourtant que il n’y avoit nullui aux barrières qui les défendît ; car tous étoient enclos en la ville et se défendoient de jet et de trait. Et coupèrent et désemparèrent les compagnons les bailles des barrières, et vinrent jusques à la porte ; là hurtoient et lançoient et faisoient la porte toute hocher. Que firent ceux de Ruelles ? Quand ils virent tout le meschef qui leur apparoît, et que leur porte voloît presque à terre, ils descendirent de leurs défenses et vinrent en la carrière, et apportèrent grand’foison de bois et de merrien, et en appuyèrent la porte, et puis commencèrent hommes, femmes et enfans et toutes manières de gens à apporter pierres et terre à emplir tonneaux, lesquels on avoit appuyés contre les portes ; et quand les premiers étoient pleins, autres tonneaux étoient rapportés et remis sur les emplis, et puis soignoient de les remplir hâtivement ; et les aucuns étoient sus amont en la porte aux défenses, qui jetoient gros barreaux de fer, par telle façon que nul ne s’osoit bouter ni quatir dessous les horions, si il ne vouloit être mort.

Ainsi tinrent les vilains de Ruelles leur ville jusques à la nuit contre les Anglois, tant que rien n’y perdirent ; et convint les Anglois retourner arrière une grande lieue du pays, pour venir à un village où nul ne demouroit, et là se logèrent jusques à lendemain. Celle nuit se conseillèrent les hommes de Ruelles ensemble, pour savoir comment ils se maintiendroient envers les Anglois ; et envoyèrent leurs espies sur les champs pour voir où ils étoient retraits, et si ils s’en étoient retournés arrière à Saint-Jacques ou si ils étoient logés. Ceux qui y furent envoyés rapportèrent pour certain que ils étoient logés à Ville-Basse de la Fenace, et pensoient bien que à lendemain ils retourneroient à l’assaut. Donc dirent-ils entre eux : « Folie parmaintenue vaut pis que folie commencée : nous ne pouvons jamais avoir blâme de nous rendre au duc de Lancastre ou à son maréchal ; car nous nous sommes un jour tout entier bien tenus de nous-mêmes, sans avoir conseil ni confort de nul gentil homme ; et à la longue nous ne pourrions durer contre eux, puisqu’ils nous ont accueillis et que ils savent bien la voie. Si nous vaut mieux rendre que nous faire plus assaillir, car si nous étions pris à force, nous perderièmes nos corps et le nôtre. » Tous furent de celle opinion que, si les Anglois retournoient au matin, ils traiteroient à eux et rendroient leur ville, sauves leurs vies et le leur.

Voirement retournèrent les Anglois au matin entre prime et tierce, frais et nouveaux pour assaillir. Quand ceux de la ville sentirent que ils venoient, ils mirent hors quatre de leurs hommes chargés pour faire les traités. Ainsi que le maréchal chevauchoit dessous son pennon, il regarde et voit sur les champs quatre hommes. Si dit : « Je crois que velà des hommes de Ruelles qui viennent parler à nous, faites-les avant traire. » On le fit : quand ils furent venus devant le maréchal, ils se mirent à genoux et lui dirent : « Monseigneur, les hommes de Ruelles nous envoyent parler à vous. Nous voudrez-vous ouïr ? » — « Ouil, dit le maréchal, que voulez-vous dire ? » — « Nous disons, monseigneur, que nous sommes tout appareillés de vous mettre dedans Ruelles, si vous nous voulez prendre et recueillir sauvement, nous et le nôtre ; et reconnoîtrons monseigneur de Lancastre à seigneur et madame de Lancastre à dame en la forme et en la manière que ceux de la Calongne et ceux de Saint-Jacques ont fait. » — « Ouil, dit le maréchal, je vous tiendrai tous paisibles de vos corps et de vos biens ; mais je ne vous assure pas de vos pourvéances, car il faut nos gens vivre. » Répondirent ces hommes : « De cela, c’est bon droit, il y en a assez en ce pays. Or vous tenez ici et nous retournerons à la ville, et ferons réponse telle que vous avez dite ; et vous nous tiendrez bien votre convenant, nous y avons fiance. » — « Ouil, répondit le maréchal, par ma foi ! Or allez et retournez tantôt. »

Sur cel état que vous oez recorder, se retournèrent ces quatre hommes ; et vinrent à leurs gens, et dirent qu’ils avoient parlé à messire Thomas, le maréchal de l’ost, lequel, parmi le traité que eux leur avoient fait dire et faire, il avoit la ville assurée de toutes choses, hormis de vivres. Ils répondirent : « Dieu y ait part ! c’est trop bien fait. » Donc délivrèrent-ils la porte qui trop fort étoit encombrée de bancs et de tonneaux pleins de sablon, de pierres et de terre ; et la tinrent tout ouverte arrière, et vinrent à la barrière ; et tenoient les clefs en leurs mains. Là vint le maréchal qui descendit à pied ; et tous se mirent à genoux devant lui et lui présentèrent les clefs, en disant : « Sire, vous êtes ici envoyé, bien le savons, de par monseigneur de Lancastre et madame. Si vous rendons et baillons les clefs de la ville, et vous en mettons en possession par la manière et condition que nos hommes ont rapporté. » — « Ainsi le prends-je ; » ce répondit messire Thomas.

Donc entrèrent-ils abondamment dedans la ville sans contredit ; et se logèrent toutes gens les uns çà et les autres là au mieux que ils pouvoient. Et se tint là le maréchal tout ce jour ; et avant son département il dit à messire Maubruin de Linière : « Maubruin, je vous délivre celle ville pour vous et pour vos gens, vous y aurez une belle garnison. » — « Par Saint George ! sire, dit-il, vous dites voir, et je la prends, car la garnison me plaît moult bien. » Ainsi demeura Maubruin de Linière en garnison en la ville de Ruelles en Galice, et avoit dessous lui soixante lances et cent archers ; et le maréchal retourna devers le duc et la duchesse à Saint-Jacques, où ils se tenoient communément.