Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre XXXIV

Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 493-496).

CHAPITRE XXXIV.

Comment le duc de Lancastre se partit de la Calongne et comment la ville de Saint-Jacques en Gallice se rendit à lui ; et du conseil que les barons de France donnèrent au roi de Castille.


Quand le duc de Lancastre ot séjourné à la Calongne environ un mois, si comme je vous conte, et que hommes et chevaux furent tous bien rafreschis, on ot conseil que on se délogeroit de là et s’en iroit-on devers la ville de Saint-Jacques en Gallice, où il avoit meilleur pays et plus gras et plus plein pour chevaucher : si comme il fut donné, il fut fait. On se délogea de la Colongne et puis on se mit au chemin, quand on ot tout troussé. Et chevauchoient en trois batailles. Le maréchal premier atout trois cens lances et six cens archers, et puis le duc, atout quatre cens lances, et toutes les dames en sa compagnie, et en l’arrière-garde étoit le connétable messire Jean de Hollande, et avoit largement et bien quatre cens lances et six cens archers ; et n’alloient que le pas ; et mirent trois jours à venir de la Calongne jusques à la ville de Saint-Jacques.

Vous devez savoir que le pays de Gallice pour la venue du duc de Lancastre étoit moult effrayé ; car ils resoignoient grandement sa puissance. Le maréchal de l’ost qui étoit en l’avant-garde s’en vint jusques à une ville que on appelle Compostelle au pays, où le corps de saint Jacques, que on requiert de si loin, gît et est. Quand il fut venu jusques à là, il la trouva fermée, ce fut raison ; mais il n’y avoit en garnison fors les hommes de la ville ; car nuls chevaliers de France ne la vouloient prendre à leur péril, pour la tenir ni garder honorablement jusques à outrance, car elle n’est pas trop forte, à bien parler, contre tels gens que le duc de Lancastre avoit mis au pays de Gallice. Le maréchal envoya devant son héraut pour savoir que ceux de Saint-Jacques disoient. Le héraut vint aux barrières et trouva le capitaine de la garde de la ville qui s’appeloit Alphonse de Sorie. Il lui dit : « Capitaine, cy un petit en sus est le maréchal de l’ost de monseigneur le duc de Lancastre qui m’envoie ici et parleroit volontiers à vous. » Dit le capitaine : « Il me plaît bien ; faites-le venir avant. Nous parlerons à lui. »

Le héraut retourna et dit au maréchal ces nouvelles. Le maréchal se départit, atout vingt lances tant seulement de la route, et s’en vint devant la ville de Compostelle, et trouva aux barrières le capitaine et aucuns hommes de la ville qui là s’arrêtoient. Le maréchal mit pied à terre, et vint lui troisième tant seulement ; ce furent le sire de Basset et messire Guillaume de Ferniton. Si dit : « Capitaine, et vous bonnes gens, monseigneur de Lancastre et madame de Lancastre votre dame, qui fut fille du roi Damp Piètre votre seigneur, m’envoient ici parler à vous pour savoir que vous voudrez dire et faire : si bellement vous les recueillerez, ainsi que bonnes gens doivent recueillir leur seigneur et dame, ou si vous vous ferez assaillir et prendre de force. Sachez que si vous êtes pris de force, que vous serez là-dedans tous mis à l’épée, parquoi les autres y prendront exemple. » — « Nous ne voulons ouvrer fors que par raison, et nous voudrions volontiers et loyaument nous acquitter envers ceux à qui nous sommes tenus. Bien savons que madame de Lancastre, madame Constance, fut fille au roi Damp Piètre de Castille, et que, si le roi Damp Piètre fût demouré au pays paisiblement, elle étoit droite héritière de Castille. Or sont depuis les choses muées autrement, car tout le royaume de Castille demeura quittement et paisiblement au roi Henry son frère, par la bataille qui fut à Montiel ; et jurâmes tous en ce pays à tenir le roi Henry à roi ; et il fut tenu tant comme il vesquit ; et aussi jurâmes-nous à tenir à roi le roi Jean son fils qui est à présent. Si vous plaît, vous nous direz quelle chose ceux de la Calongne ont dit ni fait envers vous ; car il ne peut être que ce mois que vous avez là séjourné et logé devant la ville, que vous n’ayez eu aucuns traités à eux. »

Répondit messire Thomas Moreaulx : « Vous dites voir. Nous les y avons voirement eus, autrement nous ne nous en fussions pas passés ainsi, quoique la ville de Calongne soit plus forte dix fois que celle ville ; je vous dirai quelle chose ils ont fait envers nous. Les hommes de la ville tout coiement se sont composés à nous et ont dit ainsi : que ils feront volontiers tout ce que vous ferez ; mais si vous vous faites assaillir ni détruire, ils ne le feront pas. Si le pays de Gallice se rend à monseigneur et à madame, ils se rendent aussi et de ce avons-nous bons plèges par devers nous qui bien nous suffisent. » — « C’est bien, répondit le capitaine, nous voulons bien aussi tenir ce traité. Il a encore ens ou royaume de Galice grand’foison de cités et de bonnes villes. Si chevauchez outre et nous laissez en paix, et nous ferons si comme ils feront, et de ce nous baillerons plèges et bons ôtages. » — « Nennil, répondit le maréchal, ces traités que vous mettez avant ne suffisent pas à monseigneur le duc ni à madame aussi, car ils veulent venir loger en celle ville et tenir leur état, si comme seigneur et dame le doient tenir sur leur héritage : si nous en répondez briévement lequel vous voudrez faire : ou si vous les recueillerez doucement et aimablement, ou si vous vous ferez assaillir et prendre de force et tous détruire ? » — « Monseigneur, répondit le capitaine, donnez-nous un petit de loisir pour parler ensemble, et nous en répondrons tantôt. » — « Je le veuil, » dit le maréchal.

À ces mots se trait le capitaine à part et rentra en la ville, et vint en la place accoutumée où toutes gens se retrayent pour être ensemble, et là fit-il venir toutes les gens de la ville. Quand ils furent tous venus, il leur remontra moult sagement, et leur dit et conta de point en point toutes les paroles que vous avez ouïes : finablement il me semble, et voir fut, que ils furent d’accord de recevoir le duc de Lancastre paisiblement comme leur seigneur et dame, et les tenroient en la ville tant comme il leur plairoit à être, si la puissance du roi de Castille ne les ôtoit et levoit. Mais il, si advenoit ainsi, que, quand ils auroient été là un an ou deux, ou à leur plaisance tant et si petit comme il leur plairoit à être, et ils se départissent du pays et retrayssent en Angleterre, ou à Bordeaux, ou à Bayonne, ou autre part là où il leur plairoit à être le mieux, si le duc ne les laissoit si bien et si fort pourvus de bonnes gens d’armes que pour eux tenir et garder contre leurs ennemis, et par celle faute que point ne seroient pourvus et garnis, ils rendroient la ville et mettroient arrière en l’obéissance du roi Jean de Castille ou de ses maréchaux, ils vouloient être quittes de leur foi.

Ces traités accepta liement messire Thomas Moreaulx ; et dit que ils parloient bien et à point et que le duc et la duchesse ne demandoient mie mieux. Lors retourna le maréchal devers ses gens ; et puis s’en alla devers le duc et la duchesse qui l’attendoient sur les champs. Si leur recorda tous ces traités auxquels ils ne contredirent point, mais les tinrent à bons et bien faits. Si chevauchèrent liement, si comme ci-dessus est dit et conté, et en ordonnance de bataille en trois arrois jusques à la ville de Saint-Jacques.

Environ deux petites lieues françoises de la ville de Saint-Jacques en Gallice vinrent au dehors en procession tout le clergé de la ville en portant diverses reliques, croix et gonfanons, hommes, femmes et enfans contre la venue du duc et de la duchesse ; et apportoient les hommes de la ville avecques eux les clefs des portes, lesquelles ils présentèrent, de bonne volonté par semblant, je ne sçais si il étoit feint ou vrai, au duc et à la duchesse, tous à genoux ; et les recueillirent à seigneur et à dame. Ainsi entrèrent pour ce jour en la ville de Saint-Jacques ; et le premier voyage qu’ils firent, ils allèrent tout droit et à pied à l’église de Saint-Jacques, duc, duchesse et tous les enfans ; et se mirent en oraison et à genoux devant le benoit corps saint et baron de saint Jacques, et y firent grands offrandes et beaux dons ; et me fut dit que le duc et la duchesse et leurs deux filles à marier, Philippe et Catherine, se logèrent en l’abbaye et maison de céans et y firent leur tinel. Les autres seigneurs, messire Jean de Hollande, messire Thomas Moreaux et leurs femmes se logèrent en la ville, et barons et chevaliers qui loger se purent ; et gens d’armes sur les champs tout autour de la ville de Saint-Jacques. Et qui ne pouvoit trouver maison, il faisoit loge et feuillée de bois que il coupoit, car il en y a assez au pays ; et se tenoient tout aises de ce qu’ils avoient chairs ; et forts vins trouvoient-ils assez, dont ces archers buvoient tant que ils se couchoient le plus du temps ivres. Et moult souvent par trop boire, car c’étoit au moustison, ils avoient la foire, ou au matin si mal en leurs têtes que ils ne se pouvoient aider tout le jour.

Quand le Barrois des Barres et Jean de Chastel Morant et les chevaliers et écuyers qui ens ou chastel de la Calogne se étoient tenus pour la garde, entendirent que le duc et la duchesse étoient paisiblement entrés en la ville de Saint-Jacques et qu’on les y avoit reçus, si parlèrent ensemble et se conseillèrent quelle chose ils feroient, et dirent : « Il ne nous vaut rien ici demourer ni tenir ; nous n’y arièmes jamais nulle bonne aventure ; retrayons-nous à Burges devers le roi ; si saurons quelle chose il voudra faire. Il ne peut être que il ne voist au devant de ces Anglois ; car si il les laisse convenir ainsi, ni eux loger ni amasser au pays, petit à petit ils le conquerront et seront seigneurs de Castille : et nous est plus honorable assez de là aller que de ci être. »

Ce conseil fut tenu : si s’ordonnèrent pour partir, et troussèrent tout, et issirent hors du chastel de la Calongne, et le recommandèrent à ceux que ils y avoient trouvés quand ils y entrèrent ; et prirent guides qui connoissoient le pays : bien le convenoit, autrement ils eussent été rencontrés. Si firent tant et chevauchèrent parmi le pays de Biscaye et costiant la Galice que ils vinrent au Lyon en Espagne. Pour ces jours y étoient le roi et la roine, et toutes les gens de son hôtel. Quand ces chevaliers de France furent venus devers le roi, il les vit volontiers, ce fut raison. Si les reçut doucement et leur demanda des nouvelles, quoique il en savoit assez. Ils en dirent ce qu’ils en savoient et comment à peine ils vinrent à la Calongne, tout ainsi que les Anglois entroient au havre : encore trouvèrent-ils sept gallées que vaisseaux de Biscaye chargés de vins, lesquels les Anglois orent à leur profit et les marchands orent tantôt tout vendu. Dit le roi : « Ainsi va de guerre ; ils n’étoient pas sages ni bien conseillés, quand ils sentoient l’armée d’Angleterre sur mer, que ils n’alloient quelque part ailleurs. » — « En nom Dieu, sire, répondirent les chevaliers, ils étoient là traits à sauveté ; car les vins et marchandises que ils menoient, ils dirent que ils avoient cargé pour mener en Flandre ; et avoient bien ouï dire, par maronniers de Saint-Andrieu, que les Anglois étoient sur mer et sur les bandes de Biscaye ; mais ils cuidoient, pourtant que renommée court, et voir est, que le roi de Portingal leur a envoyé gallées et gros vaisseaux, que ils dussent prendre le chemin du Port de Portingal ou de Lussebonne ; mais ils ont fait tout le contraire, si comme appert, car par la Calongne sont entrés en Gallice. »

Donc dit le roi : « Et entre vous, chevaliers de France, qui connoissez les armes et qui savez que c’est de chevaucher et ostoier plus que ne font les gens de ce pays, car plus vous les avez hantées et usées, que pouvez-vous supposer ni imaginer des Anglois, ni comment se porteront-ils celle saison ? » — « Par ma foi, répondirent aucuns, et chacun par lui, sire, malement pouvons-nous savoir, car les Anglois sont couverts, quelle chose ils feront ni où ils se trairont, fors que par supposition. Nous supposons ainsi, que le duc de Lancastre se tiendra tout cel hiver qui approche en la ville de Saint-Jacques, et ses gens là environ, et courront le pays de Galice, et conquerront petits forts et rançonneront aux vivres et aux pourvéances ; et endementres que cil temps passera et que l’été retournera, s’entameront et feront traités entre le duc de Lancastre et le roi de Portingal, et se concorderont et aideront, et allieront ensemble, si jamais alliance se doit faire ni n’y doit avoir ; car nous entendons un point qui y est, pourquoi nous créons le mieux que alliances se feront que autre chose, car le duc de Lancastre a mis hors d’Angleterre toutes ses filles mariées et à marier. Il en y a deux, dont l’une aura, si comme nous supposons, votre adversaire de Portingal. » — « Et quelle chose, dit le roi, est bon que je fasse ? » — « Nous le vous dirons, sire, répondirent les chevaliers. Faites sur les frontières de Gallice garder les villes et les chastels les plus forts ; et les plus petits forts faites-les abattre. On nous donne à entendre que vos gens parmi ce royaume fortifient moustiers et clochers, et retrayent du plat pays leurs biens : sachez que c’est toute perte et confusion pour votre royaume ; car quand les Anglois chevaucheront, ces petits forts, ni ces églises ni moustiers ne leur dureront néant ; mais seront rafreschis et nourris des vivres que ils trouveront dedans, et en parferont leur guerre et conquerront le demourant : si vous disons que, tous tels petits forts faites-les abattre ce temps, en tant que loisir en avez ; et abandonnez tout ce qui sera trouvé dedans, si il n’est mis hors ens ès fortes villes, cités et chastels dedans le jour de la Toussaints ou au plus tard dedans le jour de la Saint-Andrieu, aux vôtres gens d’armes ; encore vaut-il mieux que ils en vivent et que ils en aient la graisse et le profit que vos ennemis. Et si mandez encore par espécial et par certains hommes de votre conseil tout votre état et l’affaire de votre pays au roi de France et à ses oncles, monseigneur de Berry et monseigneur de Bourgogne ; et soient informés justement que, à l’été qui revient ou avant, sitôt comme le nouveau temps sera venu et que on pourra chevaucher, il vous appert la plus forte guerre qui oncques fut en Espagne ni par le prince de Galles ni par autrui, et escripsez lettres piteuses et douces, en suppliant au roi et à ces oncles que à ce grand besoin vous soyez reconforté de tant de bonnes gens d’armes que vous puissiez résister contre vos ennemis et garder votre royaume de puissance. Vous avez grandes alliances et confédérations ensemble, le roi de France et vous ; et aussi l’a eu votre prédécesseur de père, pourquoi nullement à ce besoin le roi de France et le noble royaume, qui plus peut que ne font toute l’Angleterre et Portingal tous deux mis et conjoints ensemble, ne nous fauldra point ; et soyez certain, sire roi, que quand le roi de France et ses oncles seront informés, et leurs consaux, justement et vivement de toutes vos besognes ils y entendront, tellement que vous vous en apercevrez et que point de dommage en celle guerre vous ne prendrez. Et sachez que les chevaliers et escuyers du royaume de France qui se désirent à avancer, à petit de paroles ni de mandement ni de conquêt pour eux, se trairont de celle part pour trouver les armes ; car maintenant ils ne se savent où employer. Nous vous dirons pourquoi. François et Flamands ont paix ensemble qui, grand temps a, n’y fut ; et sont trêves des Anglois et des François de ceux par-delà de Loire, jusques à la Saint-Jean-Baptiste qui vient ; si verrez venir et affuir gens d’armes, chevaliers et escuyers de France à grand effort, tant pour trouver les armes que pour voir ce pays, et pour voir les Anglois que ils ne virent oncques, tels y aura trois mille[1], que pour eux avancer. Mais, sire, nous voulons, et le vous conseillons pour votre profit, que tout petits forts, églises et moustiers sur le plat pays soient abandonnés et désemparés, si vous voulez avoir joie du demourant. »

Répondit le roi de Castille : « Vous me conseillez loyaument et je le ferai de ci en avant. » Et lors ordonna, sans avoir nul conseil dessus, que tout soit abattu, et désemparé ce qui ne se peut tenir ; « et vous abandonne, dit-il aux compagnons, comme le vôtre à prendre, tout ce qui en tels forts sera trouvé. » Les compagnons dirent : « Sire, c’est bien dit et nous y entendrons volontiers, et aiderons à garder et sauver le demeurant. »

Celle parole que le roi de Castille dit et fit à ses gens d’armes, et par espécial aux chevaliers et escuyers de France, porta aux compagnons deux cents mille francs de profit, et espécialement à ceux qui étoient allés premièrement en Castille, quand le duc de Lancastre arriva à la Calongne et il s’en alla en la ville de Saint-Jacques en Galice.

  1. C’est-à-dire que parmi eux il s’en trouve trois mille qui n’ont jamais vu les Anglais.