Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre XXVIII

Texte établi par J. A. C. BuchonA. Desrez (IIp. 460-463).

CHAPITRE XXVIII.

Comment ceux de Lussebonne, qui tenoient la partie du roi de Portingal, envahirent moult grandement ceux de Castille, pour les outrageuses paroles que ceux de Castille leur disoient.


Vous avez bien ci-dessus ouï recorder comment le roi Jean, fils au roi Dam Piètre de Portingal, qui fut moult vaillant homme et frère bâtard au roi Dam Ferrant, étoit entré en la possession et héritage du royaume de Portingal, par le fait et enhardissement seulement de quatre cités et villes de Portingal ; car on n’en doit pas demander ni encoulper les nobles et les chevaliers du royaume de Portingal, car de commencement ils se acquittèrent loyaument envers le roi Damp Jean de Castille et sa femme madame Biétrice, si comme je vous déterminerai et éclaircirai briévement. Et quoique plusieurs tinssent l’opinion de celle dame, si la nommoient les autres bâtarde, et plus que bâtarde, car elle fut fille d’une dame de Portingal[1], laquelle avoit encore son mari vivant, un chevalier du pays de Portingal, que on appeloit messire Jean Lorens de Coingne. Et lui avoit le roi de Portingal tollu sa femme. Bien est vérité que madame Éléonor de Coingne il avoit à épouse, et le chevalier bouté hors du pays de Portingal ; lequel s’en étoit allé demeurer avecques le roi de Castille ; ni il ne s’osoit tenir en Portingal, combien que de haut parage il y fut, pour la doutance du roi qui tenoit sa femme. Ce sont bien choses à émerveiller ; car le roi Ferrant de Portingal tenoit sa fille à légitimée et l’avoit faite dispenser du pape Urbain de Rome sixième ; et quand la paix fut faite des deux rois de Castille et de Portingal, et que un chevalier de Portingal, qui s’appeloit messire Jean Ferrant Andere, lequel étoit tout le cœur et le conseil du roi de Portingal, traita la paix, il fit le mariage de la fille du roi Ferrant au roi Jean de Castille, qui lors étoit vesve de la fille le roi Dam Piètre d’Arragon ; combien que le roi de Castille et son conseil avoient, au mariage faire, bien mis avant toutes ces doutes de la fille non être héritière de Portingal ; mais le roi de Portingal, pour assurer le roi de Castille, l’avoit fait jurer aux plusieurs hauts nobles de Portingal que, après son décès, ils la tenroient à dame ; et retourneroit le royaume de Portingal au roi de Castille[2]. Et avoit fait le roi de Portingal obliger les bonnes villes envers le roi de Castille à tenir à roi, en la somme et peine de deux cent mille francs de France. Et combien que le dessus dit chevalier, Jean Ferrant Andere, se fût embesogné, en espèce de bien, pour mettre paix et concorde entre Castille et Portingal, et pour le désirer et plaisance de son seigneur accomplir, si en fut-il mort et occis de ceux de Lussebonne de la communauté qui eslisirent le maître de Vis à roi, et le vouldrent avoir de force ; car ils disoient que, pour retourner en Portingal ce que dessous dessus, ils ne seroient jà en la subjection du roi de Castille ni des Cateloings, tant les héent-ils ; ni oncques ne les pourroient aimer, ni les Casteloings eux. Et disoient les Lussebonnois, qui furent principalement émouvement de celle guerre, que la couronne de Portingal ne pouvoit venir à femme ; et que la roine de Castille n’en étoit pas héritière, car elle étoit bâtarde, et plus que bâtarde ; car le roi Ferrant vivant et mort, encore vivoit Jean Ferrant de Coingnes[3], mari à sa dame de mère. Et pour ce élurent-ils à roi le maître de Vis, et le couronnèrent. Et demeurèrent avecques lui de commencement quatre cités et bonnes villes, c’est à entendre : Lussebonne, Evre, Connimbres et le Port de Portingal, et aussi plusieurs hauts barons et chevaliers de Portingal qui vouloient avoir un roi et un seigneur avecques eux et qui véoient la grand’volonté que les communautés des pays avoient à ce maître de Vis. Et une des incidences qui plus émut les communautés premièrement de Portingal à non être en la grâce et subjection du roi de Castille, je le vous dirai.

Les Espaignols que je nomme Casteloings, quand fut fait l’alliance de Castille et de Portingal, et que le roi Ferrant eut enconvenancé le royaume de Portingal à venir après son décès au roi Jean de Castille, et que les Espaignols trouvoient les Portingalois, ils se gaboient d’eux et disoient : « Ô gens de Portingal, veuilliez ou non, vous retournerez en notre danger ; nous vous tenrons en subjection et en servage, et vous ensoignerons si comme esclaves et juifs, et ferons de vous notre volonté. » Les Portingalois disoient et répondoient : que jà n’aviendroit ni que jà ne seroient en subjection de nul homme du monde fors que de eux. Et pour celle cause et ces paroles reprochables des Espaignols, prindrent-ils ce maître de Vis, frère bâtard du roi Ferrant et fils du roi Piètre de Portingal.

Tant que le roi Ferrant vesqui, il ne fit compte de ce bâtard, et n’eût jamais cuidé ni supposé que les communautés de son royaume, lui mort, l’eussent élu et pris à roi et laissé sa fille : mais si firent. Et bien l’avoit dit au roi Ferrant Jean Ferrant Andere, son chevalier, que les communautés avoient grandement sa grâce sur lui et que il seroit bon mort ; mais le roi Ferrant avoit répondu : que les communautés n’avoient nulle puissance sur les nobles de son pays, et que le roi son fils, Damp Jean de Castille, étoit trop puissant roi pour eux contraindre et châtier, si rebellion avoit en Portingal après sa mort ; et que nulle conscience il n’avoit de lui faire mourir ni emprisonner, car son frère étoit homme de religion, et avoit bien sa chevance et grandement, sans penser à la couronne de Portingal. Et pour ce étoit-il demeuré en vie.

À parler par raison et considérer tous les articles et points dessus dits, qui sont tous véritables, car moi, auteur, en ai été suffisamment informé par les nobles du royaume de Portingal, ce sont bien choses à émerveiller de prendre et faire un bâtard roi ; mais ils n’y trouvoient nul plus prochain. Et disoient les Portingalois, et encore disent, que la roine de Castille, madame Bietris, fille à madame Alienor de Coingne, est bâtarde et plus que bâtarde par les conditions dessus dites, ni que jà ne sera roine de Portingal, ni hoir qui descende de li. Et celle opinion mit bien avant le comte de Foix à ses gens, quand il les ot mandés à Ortais, et il leur donna à dîner, et ils prindrent congé à lui, car de toutes ces besognes de Portingal et de Castille il étoit suffisamment informé. Et leur avoit dit : « Seigneurs, demeurez ; vous ne vous avez que faire d’embesogner de la guerre de Castille et de Portingal. Car sachez par vérité, que le roi de Portingal ni la roine de Castille, qui fut fille du roi Ferrant de Portingal, n’ont nul droit à la couronne de Portingal ; et est une guerre commencée par estourdie et ennemie chose ; si vous en pourroit bien mésavenir, et ceux qui s’en embesogneront. » Ses gens avoient répondu que, puisqu’ils avoient reçu et pris l’argent d’un autel seigneur comme le roi Jean de Castille, ils l’iroient servir et desservir. Le comte de Foix les laissa atant ester ; mais tous ou partie y demeurèrent, si comme vous avez dessus ouï.

Or retournons aux besognes de Portingal ; car elles ne font pas à laisser, pour les grands faits d’armes et entreprises qui en sont issus, et pour historier et croniser toutes choses advenues, afin que au temps à venir on les trouve escriptes et enregistrées ; car, si elles mouroient, ce seroit dommage. Et par les clercs qui anciennement ont escript et enregistré les histoires et les livres, les choses sont sçues, car il n’est si grand ni si beau mémoire comme est d’escripture. Et véritablement je vous dis, et veuil bien que ceux qui viendront après moi sachent que, pour savoir la vérité de celle histoire et enquerre justement de tout, en mon temps j’en os beaucoup de peine, et cerchai moult de pays et de royaumes pour le savoir ; et en mon temps congnus moult de vaillans hommes, et vis en ma présence, tant de France comme d’Angleterre, d’Escosse, de Castille et de Portingal et des autres terres, duchés et comtés, qui se sont conjoints, eux et leurs gens, en ces guerres, auxquels j’en parlai et par lesquels je m’informai, et volontiers. Ni aucunement je n’eusse point passé une enquête faite de quelque pays que ce fût, sans ce que je eusse, depuis l’enquête faite, bien sçu que elle eût été véritable et notable. Et pourtant que, quand je fus en Berne devers le gentil comte Gaston de Foix, je fus informé de plusieurs besognes, lesquelles étoient advenues entre Castille et Portingal, et je fus retourné au pays de ma nation, en la comté de Hainaut et en la ville de Valenciennes, et je m’y fus rafreschi un terme, et plaisance me prit à ouvrer et à poursuivire l’histoire que je avois commencée, je me advisai par imagination que justement ne le pouvois pas faire, par avoir singulièrement les parties de ceux qui tiennent et soutiennent l’opinion du roi de Castille ; et me convenoit donc, si justement voulois ouvrer, ouïr autant bien parler les Portingalois, comme je avois fait les Gascons et Espaignols, en l’hôtel de Foix et sur le chemin allant et retournant. Si ne ressoignai pas la peine ni le travail de mon corps, mais m’en vins à Bruges en Flandre pour trouver les Portingalois et Lussebonnois, car toujours en y a grand’planté. Or, regardez comment je fis, si c’est de bonne aventure : il me fut dit, et je le trouvai bien en voir, que si je y eusse visé sept ans, je ne pouvois mieux venir à point à Bruges que je fis lors ; car on me dit, si je voulois aller à Melles-de-Bourch en Zélande, je trouverois là un chevalier de Portingal, vaillant et sage homme, et du conseil du roi de Portingal, qui nouvellement étoit là arrivé ; et par vaillance il vouloit aller, et tout par mer, en Prusse. Cil me diroit et parleroit justement des besognes de Portingal, car il avoit été à toutes et par toutes. Ces nouvelles me réjouirent ; et me partis de Bruges, avec un Portingalois en ma compagnie qui connoissoit bien le chevalier ; et ni en vins à l’Escluse ; et là montai en mer ; et fis tant, par la grâce de Dieu, que je arrivai à Melles-de-Bourch ; si m’accointa l’homme qui étoit avecques moi du chevalier cy dessus nommé, lequel je trouvai gracieux, sage et honorable, courtois et accointable ; et fus de-lez lui six jours ou environ, et tant comme il me plut à y être environ le jour, car il gissoit là par défaut de vent.

Cil m’acointa et informa de toutes les besognes advenues entre le royaume de Castille et le royaume de Portingal, depuis la mort du roi Ferrant jusques au jour qu’il étoit issu hors du dit royaume ; et si doucement et si arréement le me contoit, et tant volontiers, que je prenois grand’plaisance à l’ouïr et à l’escripre. Et quand je fus informé de tout ce que je voulois savoir, et vent fut venu, il prit congé à moi et entra en une carraque, grande et forte assez pour aller par mer par tout le monde, et pris congé à lui dedans le vaissel. Aussi firent plusieurs riches marchands de son pays qui l’étoient venu voir de Bruges, et les bonnes gens de Melle-de-Bourch. En sa compagnie étoit le fils du comte Novaire[4] de Portingal, et plusieurs chevaliers et écuyers du dit royaume, mais on lui faisoit honneur dessus tous ; et certainement, à ce que je pus voir et imaginer de son état, de son corps et de son affaire, il le valoit, car bien avoit forme, taille et encontre de vaillant et de noble homme. Or retournai depuis à Bruges et en mon pays : si ouvrai sur les paroles et relations faites du gentil chevalier, messire Jean Ferrant Perceck[5], et chroniquai tout ce que de Portingal et de Castille est advenu jusques à l’an de grâce mille trois cent quatre vingt et dix.

  1. Dona Léonor Telles, fille de Martino Affonso Tello et femme de Joam Lourenço da Cunha.
  2. Ce traité fut fait par l’entremise de D. Juan Garcia Manrique, archevêque de Santiago et chancelier de Castille.
  3. Joam Lourenço da Cunha.
  4. On verra plus tard que le nom de Novaire est mis là pour Nuño Alvarez.
  5. Joam Fernand Pacheco.