Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre XXI

Texte établi par J. A. C. BuchonA. Desrez (IIp. 431-434).

CHAPITRE XXI.

Comment le roi de Castille et toute sa grosse bataille furent déconfits par le roi de Portingal, devant un hameau ou village appelé Juberot.


Quand Lussebonnois, Anglois et Portingalois eurent délivré la place et mis à mort tous leurs prisonniers, car oncques homme n’y fut sauvé si il n’étoit par devant mené au village de Juberot où tous leurs charrois et sommages étoient, ils se remirent tous ensemble de grand’volonté et sur leur pas, si comme il avoient fait par devant quand l’avant-garde les vint assaillir. À celle heure commençoit le soleil à esconser. Et veci le roi de Castille entrés puissant arroy, à bannières déployées, et montés toutes gens sur chevaux couverts en écriant : Castille ! et entrent en ce pas qui fortifié étoit. Là furent-ils reçus aux lances et aux haches. Et greva de première venue le trait grandement leurs chevaux ; et en y ot pour ce parti plusieurs morts et affoulés. Encore ne savoient pas le roi de Castille ni ses gens le grand meschef qui étoit avenu à l’avant-garde, ni que les François fussent morts, mais cuidoient que ils fussent tous prisonniers, si les vouloient rescourre ; mais c’étoit trop tard, si comme vous avez ouy. Là ot dure bataille et fière, et maint homme renversé par terre. Si ne l’eurent pas le Portingalois d’avantage, mais leur convint vaillamment et hardiment combattre, autrement ils eussent été déconfits et perdus. Et ce qui les sauvoit et garantissoit le plus, étoit ce qu’on ne les pouvoit approcher fors que par un pas. Là descendit le roi de Portingal à pied, et prit sa hache, et s’en vint sur le pas et y fit merveilles d’armes, et en abattit trois ou quatre des plus notables, tant que tous le ressoingnoient ; et laissèrent approcher ses gens leurs ennemis, ni aussi n’y osoient approcher, pour la doutance des grands horions que le roi leur donnoit et délivroit à tous lez. Je vous dirai une partie de la condition des Espaignols.

Voir est que à cheval, de première venue, ils sont de grand bobant et de grand courage et hautain, et de dur encontre à leur avantage, et se combattent assez bien à cheval. Mais si très tôt comme ils ont jeté deux ou trois dardes et donné un coup d’épée, et ils voient que leurs ennemis ne se déconfisent point, ils se doutent, et retournent les freins de leurs chevaux et se sauvent, qui sauver se peut. Encore jouèrent-ils là de ce tour et de ce métier, car ils trouvèrent leurs ennemis durs et forts, et aussi frais à la bataille que doncques que point en devant ne se fussent combattus en la journée, dont ils en furent plus émerveillés et ébahis. Et avoient encore les Espaignols grand’merveille que tous ceux de l’avant-garde étoient devenus, car ils n’en véoient nul, ni nouvelles nulles n’en oyoient, et plus venoit et plus avesprissoit[1]. Là furent Espaignols en dure journée et vesprée, et la fortune de la bataille dure et mauvaise pour eux, car tous ceux qui entrèrent au fort des Lussebonnois, par vaillance et pour faire fait d’armes, furent tous morts ; ni on ne prenoit homme nul à rançon, comme haut ni noble qu’il fût. Ainsi l’avoient les Lussebonnois ordonné, car ils ne se vouloient pas charger de nul prisonnier. Si furent là morts et occis sur la place, des gens du roi de Castille, ceux qui s’ensuivent, et tous hauts barons. Messire Da Gome Mendrich, messire Digo Per Serment, messire Dam Pierre de Re Serment, messire Maurich de Versaulx, le grand-maître de Calatrave et un sien frère qui fut ce jour là fait chevalier, qui s’appeloit Digo Mores, messire Pierre Goussart de Mondesque, Dam Ferrant de Valesque, Dam Pierre Goussart de Séville, Dam Jean Ra Digo de Hoies, le grand maître de Saint-Jacques, messire Ra Digo de la Roselle, et bien soixante barons et chevaliers d’Espaigne ; ni oncques à la bataille de Nadres où le prince de Galles déconfit le roi D. Henry, il n’y ot morts tant de noble gent de Castille comme il y ot à la besogne de Juberot, qui fut en l’an de grâce Notre Seigneur mil trois cent quatre vingt et cinq, par un samedi, le jour de Notre-Dame de la mi-août.

Quand le roi de Castille entendit et vit que ses gens se perdoient ainsi et se déconfisoient, et que l’avant-garde étoit toute nettement déconfite sans recouvrer, et que messire Regnault Limousin, son maréchal, étoit mort, et toute la noble chevalerie tant de son royaume comme de France qui là l’étoient venu servir de moult grand’volonté, si fut durement courroucé ; et ne sçut quel conseil prendre, car il véoit ses gens fuir de toutes parts et eux déconfire, et oyoit que on lui disoit : « Monseigneur, partez-vous-en, il est temps ; la chose gît en trop du parti. Vous ne pouvez pas tout seul déconfire vos ennemis ni recouvrer vos dommages. Vos gens fuient de tous côtés. Chacun entend à soi sauver. Or vous sauvez aussi, si vous faites que sage ; si la fortune est huy contre vous, une autre fois vous l’aurez meilleure. »

Le roi de Castille crut conseil, et chevaucha cheval, et monta sur un coursier frais et nouvel que on lui ot appareillé, sur lequel nul n’avoit monté ce jour, lequel coursier étoit grandement bon à la course et léger. Si férit le roi des éperons et tourna le dos aux ennemis et retourna vers Saint-Yrain où retournoient les fuyans et ceux qui se vouloient sauver.

Avenu étoit que, ce jour, le roi de Castille avoit un chevalier de son hôtel, qui s’appeloit messire Martin Harens, lequel chevalier portoit le bassinet du roi, auquel avoit un cercle d’or ouvragé sus de pierres précieuses, qui bien valoient vingt mille francs ; et le devoit le roi porter ce jour et s’en devoit armer. Ainsi l’avoit-il ordonné au matin quand il se partit de Saint-Yrain ; mais non fit, car quand on dut assembler il y eut si grand’presse entour le roi que il n’y pouvoit avenir, et aussi il ne se oyoit point appeler. Si se cessa d’appresser. Assez tôt après il entendit que les leurs se déconfisoient et que les Portingalois obtenoient les champs, et puis tantôt il vit fuites de tous côtés. Si se douta à perdre si riche joiel que le bassinet du roi, qui étoit estimé à tant de florins. Si le mit tantôt en sa custode, que il ne lui fût pris ou happé et rencontré des ennemis. Si se mit à la fuite ; mais il ne prit pas le chemin de Saint-Yrain, ainçois prit un autre chemin à aller vers Ville-Alpent. Ainsi fuyoient les uns ça et les autres là, comme gens déconfits et ébahis ; mais la greigneur partie s’en allèrent à Saint-Yrain où le roi vint ce soir tout ébahi et desbareté.

À la déconfiture des Espaignols qui fut à Juberot, où les Lussebonnois et les Portingalois obtinrent et gagnèrent la place, ot grande occision ; et encore y eût-elle été plus grande si ils les eussent fait chasser et aller après. Mais les Anglois dirent bien, quand ils virent les Espaignols tourner le dos, tout haut au roi de Portingal et à ses gens : « Sire roi, commandez aux chevaux, et nous mettons en chasse et tous ceux qui s’enfuient, et la greigneur partie seront pris ou morts et le roi aussi, si nous les poursuivons. » — « Non ferons, dit le roi ; il doit suffire ce que fait en avons ; nos gens sont lassés et travaillés. Et est noire nuit, si ne saurions où nous irions ; et combien que ils fuient, si y a-t-il encore entr’eux grand peuple. Et espoir le font-ils pour nous traire hors de notre place et nous avoir à leur aise. Nous garderons mes-huy les morts et demain aurons autre conseil. » — « Par ma foi, dit Hartecelle, un Anglois, les morts sont légers à garder ; ceux ne nous feront mal, ni en eux n’aurons-nous jamais point de profit, car nous avons occis nos bons prisonniers et nous sommes étrangers et venus de loin pour vous servir. Si gagnerions volontiers, quand il est heure, aucune chose sur ces beaux oiseaux qui s’envolent sans ailes et qui font voler leurs bannières. » — « Beau-frère, dit le roi, qui tout convoite, tout perd. Il vaut trop mieux que nous soyons assur, puisque l’honneur et la victoire est nôtre, et que Dieu la nous a envoyée, que ce que nous nous mettions, en péril, puisque point il ne nous besogne. Nous avons assez, Dieu merci, pour vous faire tous riches. » Celle parole ne fut depuis relevée, et demeura en cel état la besogne

Ainsi advint que je vous ai recordé de la besogne de Juberot. Le roi de Portingal gagna et obtint la place et la journée. Et y ot là morts bien cinq cents chevaliers, et bien autant ou plus d’écuyers ; ce fut pitié et dommage ; et environ six ou sept mille hommes d’autres gens ; Dieu en ait les âmes ! Toute celle nuit, jusques au dimanche à heure de prime, se tinrent le roi de Portingal et ses gens en leur place, ni oncques ne s’en bougèrent ni ne se désarmèrent ; mais mangèrent tout droit ou en séant chacun un petit, et burent aussi un coup de vin que on leur apporta et amena du village de Juberot.

Quand ce vint le dimanche après le soleil levant, le roi fit monter à cheval jusques au nombre de douze chevaucheurs pour cercher et courir les champs, et pour savoir et voir si nulle assemblée ni recouvrance se faisoit. Quand ceux eurent chevauché avant et arrière assez, ils retournèrent et rapportèrent que ils n’avoient vu ni trouvé que gens morts. « De ceux-là, dit le roi de Portingal, n’avons nulle doute. » Adonc fut-il ordonné et publié parmi l’ost de partir de là et de venir au village de Juberot ; et fut dit que là ils se tiendroient la nuit et tout le demeurant du jour jusques au lendemain au matin.

Sur cel état ils se départirent ; et laissèrent l’église de Juberot et les morts, et se retrairent tous au village, et là se logèrent ce dimanche tout le jour et la nuit ensuivant. Le lundi au matin ils eurent conseil que ils se retrairoient devers Lussebonne. Si sonnèrent parmi l’ost les trompettes de délogement, puis s’ordonnèrent-ils ainsi comme à eux appartenoit de toutes choses, et se mirent au chemin devers Lussebonne ; et vinrent ce jour loger à deux lieues près de Lussebonne, et le mardi le roi entra en la ville atout grand peuple, et à grand’gloire et à grand triomphe. Et fut mené à grand’foison de menestrels, et à processions, de toutes les gens des églises de Lussebonne qui étoient venus à l’encontre de lui jusques au palais. Et en chevauchant parmi les rues, toutes gens et mêmement enfans faisoient au roi fête, honneur, inclination et révérence, et crioient et disoient à haute voix : « Vive le noble roi de Portingal, auquel Dieu a fait tant de grâce, qu’il lui a donné victoire sur le puissant roi de Castille, et a obtenu la place et déconfit ses ennemis ! »

Par celle belle journée que le roi Jean de Portingal ot sur le roi Jean de Castille, en ce temps que je vous recorde, eschéit-il tellement en la grâce et en l’amour de tout le royaume de Portingal, que tous ceux qui, par avant la bataille, dissimuloient à l’encontre de lui, vinrent à Lussebonne lui faire serment et hommage, et lui dirent qu’il étoit digne de vivre, et que Dieu l’aimoit quand il avoit déconfit plus puissant roi que il n’étoit, et que bien étoit digne de porter couronne.

Ainsi demoura le roi en la grâce de ses gens, et par espécial de toute la communauté du dit royaume.

Or parlons un petit du roi de Castille, qui retourna après qu’il fut déconfit à Saint-Yrain, regrettant et pleurant ses gens, et maudissant la dure fortune que il avoit eue quand tant de noble chevalerie de son pays et du royaume de France étoit demeurée sur les champs. À celle heure que il entra en la ville de Saint-Yrain ne savoit-il pas encore le grand dommage que il avoit eu et reçu : mais il le sçut le dimanche, car il envoya ses hérauts cercher les morts. Et cuidoit bien que la greigneur partie des barons et des chevaliers que les hérauts trouvèrent morts sur la place fussent prisonniers aux Portingalois, mais non étoient, ainsi comme il apparoît. Or fut-il durement courroucé, et tant qu’on ne le pouvoit rapaiser ni reconforter, quand les hérauts retournèrent et rapportèrent les certaines nouvelles des occis. Et dit et jura : que jamais il n’auroit joie quand tant de noble chevalerie étoit morte par sa coulpe, et que ce ne faisoit point à recouvrer. « Non, disoit le roi, si je avois conquis le royaume de Portugal. »

Au chef de trois jours que le roi se tenoit à Saint-Yrain, vint en la ville et devers le roi son chevalier, qui s’appeloit messire Martin Harens, et rapporta le bassinet du roi, qui étoit prisé vingt mille francs par les riches pierres qui étoient sus ; et jà avoit-on parlé en l’hôtel du roi moult largement sus lui ; et avoient dit les aucuns par envie que cauteleusement et frauduleusement il étoit parti, et que plus il ne retourneroit. Quand le chevalier fut revenu, il alla devers le roi, et se jeta à genoux, et s’excusa de bonne manière, tant que le roi et son conseil le tinrent bien pour excusé. Ainsi demeura la chose en cel état, et retourna le roi de Castille, au quinzième jour que il fut venu à Saint-Yrain, à Burges en Espaigne, et donna à toutes manières de gens d’armes congé. Adonc y ot moyens et traités entre le roi d’Espaigne et le roi de Portingal ; et furent prises unes trèves entre eux à la Saint-Michel, durant jusques au premier jour de mai, à durer entre ces deux rois, leurs royaumes et leurs alliés, par mer et par terre. Si furent les corps des barons et des chevaliers qui à Juberot avoient été occis, ensépulturés en l’église de Juberot et ens ès églises là environ, et les os de plusieurs rapportés par leurs gens en leur pays.

  1. C’est-à-dire, plus il se faisait tard.