Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre XL

Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 510-514).

CHAPITRE XL.

Comment les ambassadeurs du duc de Lancastre arrivèrent à Conimbre en Portingal devers le roi, et comment le dit roi et le dit duc parlèrent et s’allièrent par mariage.


De la venue des chevaliers d’Angleterre fut le roi de Portingal grandement réjoui, et commanda que ils fussent bien logés à leur aise. Quand ils se furent appareillés, Martin de Coingne et Ferrant Martin de Merle, qui connoissoient l’usage du roi, et en laquelle compagnie ils étoient venus, les menèrent devers le roi, lequel les reçut doucement et liement. Là s’accointèrent-ils de paroles, ainsi que bien le sçurent faire, et puis présentèrent les faucons et les lévriers ; desquels présens le roi ot grand’joie, car il aime chiens et oiseaux ; et remercièrent grandement le roi, de par le duc de Lancastre et la duchesse, ainsi que ordonné leur étoit ; et dirent ce que ils devoient dire et faire des beaux mulets amblans que le roi leur avoit envoyés.

Le roi répondit à ce et dit : que c’étoit petite chose et que une autre fois il envoieroit plus grands dons ; mais c’étoient accointances d’amour, ainsi que seigneurs qui se désirent à voir et entre accointer doivent faire l’un à l’autre pour nourrir plus grand’amour ensemble. Adonc apporta-t-on vin et épices ; et burent les chevaliers d’Angleterre, et puis prirent congé au roi pour celle heure et retournèrent à leurs hôtels, et soupèrent là celle nuit ; ni depuis, jusques à lendemain, ils ne virent point le roi ; mais à lendemain ils dînèrent au palais et furent les deux assis, le sire de Poinins et messire Jean de Buvrelé, à sa table, et messire Jean d’Aubrecicourt et messire Jean Soustrée dînèrent à une autre table avecques les barons du pays qui là étoient. Et là étoit Laurentien Fougasse, écuyer d’honneur du roi, qui bien connoissoit les compagnons et les chevaliers et écuyers anglois, car il les avoit vus en cel an assez en Angleterre : si leur faisoit toute la meilleure chère que il pouvoit, et bien le savoit faire.

Le dîner que le roi de Portingal donna ce jour aux chevaliers d’Angleterre fut bel et long et bien servi. Quand ce vint après dîner et on fut trait en la chambre de parement, les chevaliers d’Angleterre commencèrent à parler au roi et à deux comtes de Portingal qui là étoient, le comte d’Angouse et le comte de Novaire, et dirent : « Sire roi, avecques toutes recommandations que monseigneur le duc de Lancastre vous peut et veut faire, il nous enchargea au partir que nous vous dissions que il vous verroit volontiers. Et monseigneur considère les grands travaux que lui et ses gens ont eu à ci venir, tant par mer comme par terre, et les traités qui se sont entamés par le moyen de ses hommes et des vôtres et il y a moult bien cause. » — « En nom Dieu ! répondit le roi de Portingal, vous parlez bien ; et si il a désir de moi voir, aussi j’ai lui ; car mes gens se louent grandement de lui et de son accointance. Si nous verrons temprement et y mettrons ordonnance où ce sera. »

— « Monseigneur, répondirent les greigneurs de son conseil, autrefois le vous avons-nous remontré ; et ce seroit bon ; car jusques à tant que vous vous serez vus et entr’accointés, ne pouvez-vous avoir parfaite amour ni connoissance l’un à l’autre ; car la hantise fait l’amour. Quand vous serez l’un devant l’autre, et votre conseil aussi, lors aurez-vous avis et considération comment vous vous chevirez de votre guerre encontre votre adversaire de Castille : car sachez, monseigneur, que le duc de Lancastre et ceux qui sont venus en sa compagnie et issus hors d’Angleterre, ne sont pas venus pour reposer ni séjourner, mais pour faire une bonne guerre. » — « Ce nous l’entendons ainsi, dit le roi, et nous avons dit tout ce qui se fera. »

Après ces devises et paroles ; ils entrèrent par bonne ordonance et arrée en autres jangles ; et furent ces chevaliers d’Angleterre avec le roi de Portingal deux jours en grands reviaulx et ébattemens. Et leur firent le roi et les chevaliers de Portingal qui là étoient toute la meilleure chère qu’ils purent. Et le conseil du roi de Portingal fut en chargé, que certaine journée fût assignée entre eux deux que ils se verroient, et que les chevaliers d’Angleterre qui là étoient en fussent certifiés. Il fut fait. On fut d’accord que le roi de Portingal venroit au corps de son pays, en une cité qui est nommée au Port, et le duc de Lancastre chevaucheroit toute la frontière de Galice ; et là, sus le département de Galice et de Portingal, ils se trouveroient et parleroient ensemble. Sus tel état se départirent les chevaliers anglois du roi, quand ils orent été à Conimbres trois jours ; et se mirent arrière au chemin du retour et chevauchèrent toute la frontière de Galice, ainsi comme ils étoient venus ; et retournèrent à Saint-Jacques. Si contèrent au duc et à la duchesse comme ils avoient exploité. De ces nouvelles fut le roi tout réjoui ; et bien y avoit cause, car ses besognes se commencèrent à approcher.

Ne demeura guères de temps depuis que le roi de Portingal envoya de son conseil devers le duc de Lancastre, tels que messire Jean Ferrant Percek et autres à Saint-Jacques. Eux venus, ils dirent au duc comment le roi de Portingal étoit parti de Conimbre et venu en la cité du Port ; et attendroit là le duc ou environ à l’entrée de son pays pour parlementer ensemble. De ces nouvelles fut le duc de Lancastre tout réjoui, et fit bonne chère aux chevaliers, et leur dit que temprement il se départiroit de Saint-Jacques, si très tôt comme la duchesse sa femme seroit guérie d’une petite foiblesse et de douleur de chef qui à la fois la tenoit : et leur dit que, si ce n’eût été, il se fût ores départi de là et mis au chemin en approchant Portingal. Les chevaliers s’en contentèrent, et quand ils eurent été un jour avec le duc, ils s’en départirent et retournèrent arrière au Port et trouvèrent le roi. Si recordèrent leur message.

Le roi de Portingal, qui moult désiroit à voir le duc de Lancastre, pour les grands vaillances de lui, et pourtant aussi que il en pensoit à grandement mieux valoir, manda l’archevêque de Brague et l’évêque de Lussebonne et tous les plus sages prélats de son royaume, pour avoir d’encoste lui et pour plus honorer le duc de Lancastre ; car jà étoient traités entamés que il auroit sa fille en mariage madamoiselle Philippe, qui fille fut à la duchesse Blanche de Lancastre. Et pour ces recueillettes mieux et plus honorablement accomplir, il fit faire très grands pourvéances en la cité du Port et par toutes les villes là où il pensoit que le duc de Lancastre passeroit et logeroit : ainsi s’approchoient ces besognes. La duchesse de Lancastre avoit grand désir que le mariage se fesist du roi de Portingal et de la fille du duc de Lancastre, car bien savoit que par ce mariage les alliances se feroient moult grandes ; et en seroient plus forts, et leur ennemi de Castille plus foible : car bien avoit la dite dame intention et espérance que, avant son retour, ils conquerroient tout le pays de Castille ; et n’y avoit pour le conquerre que une journée de bataille : si exhortoit la dame à son mari le duc ce qu’elle pouvoit et lui conseilloit l’alliance et le mariage de sa fille au roi de Portingal. Le duc ne répondoit pas à sa femme toute sa pensée, car il ne savoit pas encore qu’il en feroit, jusques à tant qu’il auroit vu ce roi et la manière et ordonnance de lui. Et encore y présumoit le duc un grand article, pour tant que ce roi de Portingal étoit bâtard et avoit été sur la forme et ordonnance de être religieux : si recordoit en soi-même tout ce. Voir est que il étoit bien informé que ce roi de Portingal étoit aux armes et en toutes choses un moult sage et vaillant homme.

Le roi Jean de Castille pour le temps se tenoit au Val-d’Olif, une bonne cité et grosse, et avoit de-lez lui messire Olivier de Claicquin et plusieurs chevaliers de France, car en eux il avoit plus parfaite affection d’amour et de conseil en toutes ses besognes que il n’avoit en ceux de son pays. Et se doutoit grandement le dit roi que, quand le duc de Lancastre chevaucheroit et entreroit à puissance en Galice, le pays légèrement et à petit de fait ne se retourneroit et rendroit à lui. Si en parloit à la fois sur forme de conseil aux chevaliers de France, et les chevaliers, qui sages et usés d’armes étoient, en répondoient selon leur avis ; et disoient bien voirement que la puissance des Anglois croîtroit moult si le roi de Portingal s’allioit avecques lui. Mais tant y avoit de remède que tous les barons et les bonnes villes de Portingal n’étoient pas à un, mais en trouble et en différend ; et ne le tenoient pas toutes gens à roi ; par laquelle cause et incidence leur emprise en étoit plus doutable. « Et d’autre part, sire, disoient-ils, du côté de France, vous devez savoir que les oncles du roi, monseigneur de Berry et monseigneur de Bourgogne et monseigneur de Bourbon, qui sont sages princes et ont tout le gouvernement du royaume, à ces besognes ne doivent grandement entendre et pourvoir ; et en oient et ont plus souvent nouvelles de tout leur convenant que nous n’avons, qui ci nous tenons et logeons. Et est l’armée de mer qui s’appareille à l’Escluse si grande et si grosse faite pour aller en Angleterre et mise sus, tout pour rompre le pourpos du duc de Lancastre ; car sachez que le duc a en celle saison trait et mis hors d’Angleterre toute la fleur des bonnes gens d’armes d’Angleterre, de quoi le demeurant du pays en est plus foible. Et aussi toujours vous viennent et croissent gens et vous viendront de tous lez, de Navarre, d’Arragon, de Catalongne, de Berne et de Gascogne : il ne vous faut fors que regarder comment ni où vous prendrez et aurez la finance pour payer les souldoyers, gens d’armes et compagnons, qui vous viendront servir de grand courage de tous pays ; car qui bien paye, aujourd’huy il a les hommes. Ne véez-vous et oez dire comment le comte de Foix est grandement agracié par ses dons et par ses largesses, et se fait si renommer et douter de tous lez, que nul ne l’ose assaillir. » Ainsi étoit et sur le mieux reconforté le roi Jean de Castille des barons et chevaliers du royaume de France.

Si les nouvelles étoient grandes ens ès royaumes et pays voisins de Castille, ainsi étoient-elles en lointaines villes et marches. Le roi de Grenade[1], quoique il ne soit pas de notre loi, se doutoit grandement de l’armée du duc de Lancastre et du roi de Portingal et des alliances que ils devoient faire et avoir ensemble, que, au temps à venir, les flamèches qui de ce feu pourroient naître ne retournassent sur lui et sur son royaume : et ot conseil le dit roi de Grenade, pour le meilleur et le plus sûr, que il auroit certains traités et accords au roi Jean de Castille, car ce roi doutoit trop plus les Anglois et les Portingalois que il ne faisoit les Espaignols. Si envoya, sur forme de paix et d’amour, grands messages ambassadeurs devers le roi de Castille, tels que le Postel de Gilbatar et Mansion d’Albatas[2] et autres. Et vinrent ceux sur saufconduit au Val-d’Olif parler au roi de Castille de par le roi de Grenade. On les vey et ouït volontiers parler, puisque ils ne vouloient que tout bien et affection, confort ou aide au roi de Castille de par le roi de Grenade, pour tant que leurs deux royaumes marchissent ensemble.

Le roi de Castille, avant que il leur fesist nulle réponse, eut conseil quelle chose en étoit bonne à faire ; et ne vouloit rien passer ni accorder sans le sçu et avis des barons de France qui là étoient : lesquels chevaliers de France, considéré bien toutes les besognes de Castille, conseillèrent au roi que ces ambassadeurs de Grenade fussent répondus sur la forme que je vous dirai : ce fut que le roi de Grenade tenist les frontières de son pays closes et les ports de mer, et n’eût aux Portingalois ni Anglois nulles alliances ni nul n’en recueillât en son pays.

Ces ambassadeurs de Grenade qui étoient forts, et bien le montroient par lettres patentes de leur roi et de son conseil, de accorder et apporter outre tout ce que ils feroient pour le meilleur, sur la forme pourquoi ils étoient venus en Castille, l’accordèrent et scellèrent, et puis, tout ce fait, ils retournèrent arrière en Grenade. Il me fut dit en ce temps que je fus au pays de Berne, et faisant enquêtes de ces besognes dessus dites et à venir, en l’hôtel du gentil comte Gaston de Foix, que le roi de Grenade avoit envoyé au roi de Castille, par la confirmation des traités dessus nommés et pour aider à ses besognes, et à poursuivir la guerre contre les Anglois et Portingalois, six sommiers chargés d’or et d’argent ; mais on ne me sçut pas à dire si ce étoit par don ou par prêt. Comment que la chose allât, toutefois le roi Jean de Castille les ot, dont il fut grandement reconforté ; et en furent les chevaliers et écuyers de France, qui venus l’étoient servir, payés, pour un temps, avant que les autres finances furent venues, dont messire Guillaume de Lignac et messire Gaultier de Passac furent tout réjouis ; car ils en eurent bien et largement leur part.

Ainsi en celle saison se appareilloient guerres de tous côtés ; et vouloient bien les François que les nouvelles fussent sçues et publiées par tout, comment ils avoient grand affection d’entrer par mer et par le voyage de l’Escluse, qui outre mesure de grandeur, s’appareilloit, ens ou royaume d’Angleterre à peines. En ce temps, en Flandre, en Brabant, en Hollande, en Hainaut et en Picardie, on ne parloit d’autre chose que de ce voyage ; et menaçoient les François trop grandement les Anglois en Angleterre et disoient en leurs hôtels : « Il nous appert une noble et bonne saison ; nous détruirons Angleterre ; elle ne pourra nullement durer et résister à l’encontre de nous. Le temps est venu que nous serons grandement vengés des cruels faits et offenses que ils ont faits en France : nous ravirons l’or, l’argent et les richesses que du temps passé ils ont portés de France en Angleterre ; et encore, avec tout ce, ils seront contournés en captivoison, et toute leur terre arse et détruite sans recouvrer ; car, lorsque nous entrerons dedans à l’un des lez, les Escots y entreront d’autre part ; si ne sauront les Anglois auquel lez entendre. »

Ainsi étoient menacés les Anglois par les François, et donnoient grand marché, et montroient par leurs paroles que tout fut à eux : mais les Anglois les plusieurs n’en faisoient compte ; et tous ces appareils et l’esclandre qui s’en faisoit étoient pour retraire hors le duc de Lancastre et sa route du royaume de Castille.

Nous nous souffrirons à parler de ces besognes, et parlerons du duc de Lancastre et du roi Jean de Portingal et de leurs acointances et comment ils se mirent ensemble.

  1. Muhamed ben Jusef ben Ismail ben Farag, qui avait commencé à régner à Grenade en 1354, et qui, après avoir été détroné par son frère Ismail, avait repris la couronne en 1362, et mourut en 1391.
  2. Je ne puis trouver les noms des ambassadeurs envoyés au roi de Castille par le roi de Grenade. Je vois seulement par les historiens du temps, que les alliances ont existé, et que Froissart, si bien informé sur tout le reste de ces campagnes, l’est encore fort bien ici.