Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre XI

Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 393-394).

CHAPITRE XI.

Comment le comte de Foix ne voult prendre du roi de France la comté de Bigorre ; mais comment il reçut seulement le chatel de Mauvoisin.


À lendemain, après messe, nous montâmes sur chevaux et partîmes de Tharbe et chevauchâmes vers Jorre, une ville qui toujours s’est tenue trop vaillamment contre ceux de Lourdes. Si passâmes au dehors, et tantôt entrâmes au pays de Berne. Là s’arrêta le chevalier sur les champs et dit : « Vez-ci Berne. » Et étoit sur un chemin croisé ; et ne savoit lequel faire on d’aller à Morlens ou à Pau. Toutefois nous prîmes le chemin de Morlens. En chevauchant les landes de Berne qui sont assez plaines je lui demandai, pour le remettre en parole : « La ville de Pau siéd-elle près de ci ? » — « Oil, dit-il, je vous en montre les clochers, mais il y a bien plus loin qu’il ne semble ; car il y a très mauvais pays à chevaucher, pour les graves[1]. Qui ne sait bien le chemin folie feroit de lui y embatre. Et dessous notre main siéd la ville et le chastel de Lourdes. » — « Et qui en est capitaine pour le présent ? » Répondit-il : « Il en est capitaine et si s’escript sénéchal de Bigorre de par le roi d’Angleterre, Jean de Berne, frère qui fut à messire Pierre. » — « Voir, dis-je ; et cil Jean vient-il point voir le comte de Foix ? » Il me répondit : « Oncques depuis la mort son frère il n’y vint. Mais les autres compagnons y viennent bien : Pierre d’Anchin, Ernauton de Rostem, Ernauton de Sainte-Colombe et les autres, quand il chiet à tour. » — « Et le comte de Foix a-t-il point amendé la mort du chevalier, et en a-t-il point depuis par sembiant été courroucé ? » — « Oil, trop grandement, ce dit le chevalier, mais des amendes n’a-t-il nulles faites, si ce n’est par penance secrète ; par messes ou par oraisons. Il a bien d’encoste lui le fils de celui qui s’appelle Jean de Berne, un jeune gracieux écuyer ; et l’aime le comte grandement. » — « Sainte Marie ! dis-je au chevalier, le duc d’Anjou qui tendoit à avoir la garnison de Lourdes se dut bien contenter du comte de Foix, quand il occit un chevalier son cousin pour son désir accomplir. » — « Par ma foi, dit-il, aussi fit-il, car assez tôt après sa venue, le roi de France envoya en ce pays messire Roger d’Espaigne et un président de la chambre de parlement de Paris, et belles lettres grossoyées et scellées qui faisoint mention comment il lui donnoit en don, tout son vivant, la comté de Bigorre, mais il convenoit, et aussi il appartenoit, que il en devint son homme et le tint de la couronne de France. Le comte de Foix remercia grandement le roi de la grand’amour que il lui montroit et du don sans requête que il lui envoyoit, mais oncques, pour chose que messire Roger d’Espaigne sçut ni put dire ni montrer, le comte de Foix ne voult retenir le don ; mais il retint le chastel de Mauvoisin, pour tant que c’est franche terre et que le chastel ni la chastellenie ne sont tenus de nullui fors de Dieu ; et aussi anciennement ce avoit été son héritage. Le roi de France, pour lui complaire, par le moyen du duc d’Anjou le donna. Mais le comte de Foix jura et scella que il le tiendroit par telle condition que jamais n’y mettroit homme qui mal voulsist au royaume de France. Et au voir dire il l’a fait bien garder ; et se doutent ceux de Mauvoisin autant des Anglois que font les autres garnisons françoises de Gascogne ; excepté que les Bernois n’oseroient courroucer le comte de Foix. »

  1. Lieux situés sur le bord des rivières et couverts de sables mouvans.