Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre LXXXV

Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 635-638).

CHAPITRE LXXXV.

Comment les trois ambassadeurs de par le duc de Lancastre impétrèrent un sauf conduit du roi de Castille, pour passer leurs malades en ses pays, et passer surement ceux qui s’en retourneroient hors d’Espagne ; et comment plusieurs chevaliers et écuyers d’Angleterre moururent en Castille et ès pays des Espaignes, étant le duc de Lancastre même tombé en grande maladie à Saint-Jacques en Galice.


Lors se départirent les chevaliers d’Angleterre et prirent congé au roi ; et retournèrent en leurs logis ; et s’y tinrent tout ce soir, et à lendemain jusques à tierce qu’ils retournèrent devers le roi. Or vous dirai avant la réponse du conseil que le roi de Castille eut. Premièrement, ces requêtes et nouvelles lui firent grand bien et très parfaite joie, car il se véoit à chef pour un grand temps de sa guerre, quand ses ennemis lui prioient à vider et partir de son pays : bien savoit en soi-même lequel il en feroit. Et fut tout conseillé du contraire, mais il vouloit tant honorer les deux chevaliers françois qu’on lui avoit là envoyés à capitaines, messire Gautier de Passac et messire Guillaume de Lignac, qu’il en parleroit à eux ; et les manda en sa chambre, et une partie de son espécial conseil de ceux de son pays. Quand ils furent là venus, le roi leur remontra moult sagement la parole des chevaliers d’Angleterre, et les prières et requêtes que le connétable du duc lui faisoit ; et sur ce il en demandoit à avoir conseil, et qu’on le conseillât loyaument. Et tourna la parole sur messire Gautier de Passac et sur messire Guillaume de Lignac. Envis parloient devant le conseil du roi : mais parler les convint, car le roi le vouloit et les en requit ; et lors, par le commandement du roi, ils dirent : « Sire, vous savez la fin que nous vous avons toujours dite ; c’est que vos ennemis se lasseront et dégâteront. Ils sont déconfits, et sans coup férir. Au cas doncques que par gentillesse les malades demandent à avoir confort et rafreschissement en votre pays, vous le leur accorderez, par manière telle, que, s’ils retournent à santé, ils ne retourneront point devers le duc de Lancastre ni devers le roi de Portingal, mais iront tout droit leur chemin, et, de ce terme en six ans, ils ne s’armeront contre vous ni contre le royaume de Castille. Nous espérons que vous finerez assez bien au roi de France et au roi de Navarre, d’avoir sauf conduit pour eux, à passer paisiblement parmi leurs royaumes. »

De celle réponse fut le roi d’Espaigne tout réjoui, car on le conseilloit après sa plaisance ; ni il n’avoit cure quel marché qu’il fît, mais qu’il fût quitte des Anglois. Or dit à messire Gautier de Passac qui la parole avoit montrée : « Vous me conseillez loyaument. Si vous en sais bon gré, et je ferai après votre parole. » Adonc furent les trois chevaliers d’Angleterre mandés. Quand ils furent venus, on les fit passer outre en la chambre de parlement du roi ; et là étoit le roi et tout son conseil ; et là parla le chancelier d’Espaigne, l’évêque d’Esturges, qui bien étoit enlangagé, et dit : « Chevaliers d’Angleterre de par le duc de Lancastre, et cy envoyés de par son connétable, entendez. C’est la parole du roi, que pour pitié et gentillesse, il veut faire à ses ennemis toute la grâce comme il pourra. Et vous retournés devers votre connétable qui là vous a envoyés, vous lui direz, de par le roi de Castille, qu’il fasse à savoir, à la trompette, par tout son ost, que son royaume est ouvert et appareillé pour recevoir et recueillir haitiés et malades, chevaliers et écuyers, et leurs mesnies ; voire parmi tant qu’aux portes des cités et des bonnes villes, là où ils viendront ou voudront entrer ou demeurer, ils mettront jus toutes leurs armures ; et là trouveront hommes à ce ordonnés, qui les meneront aux hôtels ; et là seront tous leurs noms escripts, et rapportés par devers le capitaine, à celle fin que ceux qui en ces cités et bonnes villes entreront, ne pourront plus retourner en Galice ni en Portingal, pour quelconque besogne que ce soit ; mais partiront, du plus tôt qu’ils pourront, après ce que le roi de Castille, notre sire, leur aura impétré bon sauf conduit et sûr, pour passer paisiblement parmi les royaumes de Navarre et de France, et pour aller jusques en la ville de Calais, ou quelconque port ou hâvre qu’il leur plaira prendre ou choisir, sur les bandes soit de Bretagne, de Saintonge, de la Rochelle, de Normandie, ou de Picardie. Et c’est la parole du roi, que tous ceux qui se mettront en ce voyage, chevaliers et écuyers, de quelque nation qu’ils soient, ne s’armeront, le terme de six ans à venir, pour nulle cause, contre le royaume de Castille ; et ce jureront-ils solennellement, en prenant les saufs conduits qu’on leur baillera. Et de toutes ces paroles dites et devisées, vous en rapporterez lettres ouvertes, devers votre connétable et les compagnons qui cy vous envoient. »

Les chevaliers dessus nommés remercièrent le roi et son conseil, de la réponse qu’il leur avoit faite, et dirent : « Il y a aucuns points ou articles, en votre parole. Nous ne savons si elles seront acceptées. Si elles le sont, on renvoyera notre héraut, ou qui que ce soit, devers vous. » — « Bien nous suffit, » répondirent ceux du conseil du roi.

Adonc se retrait le roi de Castille en sa chambre ; mais messire Gautier de Passac et messire Guillaume de Lignac demourèrent avecques les chevaliers, et les menèrent en une belle chambre où on avoit couvert pour dîner, et là dînèrent tous ensemble. Après dîner, ils prirent vin et épices en la chambre du roi, et congé. Leurs lettres furent toutes appareillées. Or montèrent à cheval, sitôt qu’ils furent retournés à leur hôtel, et furent délivrés de tous points par les fourriers du roi ; et se départirent de Medine, et vinrent gésir à Villelope[1], et le lendemain ils passèrent à Ville-Arpent et y dînèrent ; et puis partirent, et vinrent gésir à Noye en Galice ; et lendemain ils vinrent à Aurench, et trouvèrent là le connétable.

Avenu étoit, entrue qu’ils avoient été en ce voyage, qu’un des grands barons, qui fut en la compagnie du duc de Lancastre, et moult vaillant homme, étoit mort. C’étoit le sire de Fit-Vatier, lequel avoit grand’plainte ; mais contre la mort nul ne peut estriver. Si lui furent faites ses obsèques moult honorablement, et y furent le roi de Portingal et le duc de Lancastre. Quand les trois chevaliers furent revenus en l’hôtel, devant le duc de Lancastre, si recordèrent tout ce qu’ils avoient trouvé ; et montrèrent les lettres qui affermoient toutes leurs paroles. Les aucuns dirent qu’elles étoient dures ; et les autres répondirent que non étoient, mais moult courtoises, à considérer parfaitement le parti, l’état et le danger où ils étoient. Ces nouvelles s’épandirent tantôt parmi l’ost, que le duc donnoit, de bonne volonté, congé à tous ceux qui partir vouloient. Ceux qui se sentoient entachés de maladie et affoiblis de corps, et qui désiroient à renouveler l’air, se départirent sitôt qu’ils purent, et prirent congé au duc et au connétable ; et à leur département on comptoit à eux : et étoient payés en bons deniers comptans, ou aussi courtoisement répondu qu’ils s’en contentoient ; et se départoient par connétablies et par compagnies ; et s’en alloient les aucuns à Ville-Arpent, les autres à Ruelles, les autres à Villelope, les autres à Noye, les autres à Medine-de-Camp, les autres à Castesoris, les autres à Saint-Phagon, et par tout étoient les bien venus, et mis à hôtel, et escripts des capitaines des villes sur la forme que je vous ai dite. La greigneur partie des nobles se trait à Ville-Arpent, pour la cause qu’elle étoit toute garnie et remplie de soudoyers étrangers, Bretons, François, Normands et Poitevins, desquels messire Olivier du Glayaquin, connétable de Castille, étoit tout souverain. Encore se confioient plus les Anglois en ceux que vous ai nommés, qu’ils ne faisoient en ès Espaignols, et pour cause. En la forme et manière que je vous dis se dérompit en celle saison celle armée du duc de Lancastre en Castille, et quéroit chacun son mieux. Vous pouvez et devez bien croire qu’il ennuyoit beaucoup au duc de Lancastre, et bien y avoit cause, car il véoit ses hautes emprises et imaginations durement reboutées, et en dur parti : et toutefois, comme sage et vaillant prince qu’il étoit, il se confortoit assez bellement, car bien véoit qu’il n’en pouvoit avoir autre chose. Quand le roi de Portingal vit que les choses se portoient ainsi, et que leur armée étoit rompue, il donna à toutes manières de ses gens congé, qui venus l’étoient servir, et en retint environ trois cens lances, et se départit d’Aurench, avec le duc de Lancastre, qui s’en retourna, et sa femme aussi, en la ville de Saint-Jacques, qu’on dit en Compostelle. Quand le roi et le duc furent là venus, le roi y séjourna quatre jours, et au cinquième il s’en partit à toutes ses gens qui accompagné l’avoient, et s’en retourna devers son pays, et vers sa femme qui étoit au Port, une bonne cité en Portingal.

Or devez vous savoir, et je le vous dirai, quelle chose il avint à plusieurs chevaliers et écuyers qui étoient départis de la route du duc, et retraits en Castille, et épars sur le pays en plusieurs cités et bonnes villes. Ceux qui étoient entachés de celle morille, quoi qu’ils quérissent nouvel air et nouvelles médecines, ne purent fuir ni échaper qu’ils ne mourussent en séjournant en la ville de Ville-Arpent. Endementiers que le roi Jean de Castille ayoit envoyé quérir en Navarre et en France, les saufs conduits, pour passer paisiblement les Anglois parmi ses terres et seigneuries, si comme il leur avoit promis, ce qui ne fut pas sitôt fait, ni ceux qui envoyés y étoient retournés, moururent plusieurs barons, chevaliers et écuyers d’Angleterre, sur leurs lits, dont ce fut dommage et affaiblissement de leur pays. En Ville-Arpent moururent trois hauts barons du royaume d’Angleterre, riches hommes et qui étoient bien renommés : et tout premièrement, celui qui y avoit été comme souverain maréchal de l’ost du duc, messire Richard Burlé, le sire de Ponningues et messire Henry de Percy, cousin germain au comte de Northonbrelande. En la ville de Noye mourut messire Maubruin de Liniers, Poitevin, un moult vaillant et appert chevalier ; et, en la ville de Ruelles, un grand baron de Galles, qui s’appeloit le sire de Talbot[2] ; et moururent, que çà que là, de la morille, douze barons d’Angleterre, et bien quatre-vingts chevaliers, et plus de deux cens écuyers, tous bons gentilshommes ; or regardez la grand’déconfiture sur eux, et sans coup férir, ni bataille avoir ; et d’autre peuple, archers et telles gens, plus de cinq cens. Et ouïs pour certain recorder à un chevalier d’Angleterre à qui j’en parlai, sur son retour qu’il fit parmi France, et qui s’appeloit messire Thomas Quinebery, que de quinze cens hommes d’armes, et bien quatre mille archers, que le duc de Lancastre avoit mis hors d’Angleterre, il n’en retourna oncques plus de la moitié, si moins non.

Le duc de Lancastre chey en langueur et en maladie très grande et très perilleuse, en la ville de Saint-Jacques ; et fut plusieurs fois que renommée courut en Castille et en France qu’il étoit mort ; et certes il en fut en grand’aventure. Thierry de Soumain, qui étoit un écuyer d’honneur et de vaillance, pour le corps du duc, et né de la comté de Hainaut, fut aussi atteint de celle maladie, et mourut à Betances. Il eut moult grand’plainte ; et fut toujours son frère Guillaume de Soumain de-lez lui, jusques à la mort : lequel fut aussi en grand’aventure de sa vie. Et sachez bien qu’il n’y avoit si preux, si riche ni si joli, qu’il ne fût en grand effroi de lui-même, et qui attendît autre chose tous les jours que la mort. Et de celle maladie nul n’étoit entaché, fors les gens au duc de Lancastre ; ni entre les François il n’en étoit nulle nouvelle : dont plusieurs murmurations furent entre eux, et aussi entre les Espaignols, en disant : « Le roi de Castille a fait grâce à ces Anglois de venir reposer et eux arroyer en son pays et en ses bonnes villes ; mais il nous pourroit trop grandement toucher et coûter, car ils bouteront une mortalité en ce pays. » Les autres répondirent : « Ils sont chrétiens, comme nous sommes. On doit avoir compassion l’un de l’autre. »

Bien est-il vérité qu’en telle saison, en Castille, un chevalier de France mourut, lequel eut grand’plainte ; car il étoit gracieux, courtois et preux aux armes, et frère germain à messire Jean et à messire Regnaud, et à messire Lancelot de Roye, et étoit appelé messire Tristan de Roye, mais il mourut par sa coulpe. Je vous dirai comment. Il se tenoit en une ville de Castille qu’on appeloit Seguevie, en garnison. Si lui prit une grosse apostume au corps. Il, qui étoit roide, jeune et de grand’volonté, n’en fit compte ; et monta un jour sur un coursier et vint aux champs, et fit le coursier courir. Tant courut le coursier que celle boce lui effondra au corps. Quand il fut retourné à l’hôtel, il s’accoucha au lit malade, tant qu’il le montra bien, car il mourut au quatrième jour après. Messire Tristan eut grands plaints de tous ses amis ; ce fut raison, car il étoit et avoit toujours été courtois chevalier et preux en armes.

  1. Villalobos.
  2. Dugdale assure que lord Talbot ne mourut que la vingtième année du règne de Richard II.