Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre LXXXIX

Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 644-645).

CHAPITRE LXXXIX.

Comment le duc de Lancastre, étant parti de Saint-Jacques et de Connimbres en Portingal, arriva par mer à Bayonne.


Or retournons un petit au duc de Lancastre qui gisoit malade en la ville de Saint-Jacques, et la duchesse sa femme, et Catherine leur fille. Vous devez bien croire et imaginer que le duc de Lancastre n’étoit pas le plus de la nuit et du jour sans ennui ; car il véoit ses besognes en dur parti, et sa bonne chevalerie morte qu’il plaignoit et pleuroit, si comme on peut dire, tous les jours, et lesquels à grand’peine il avoit mis et élevés hors d’Angleterre : et si n’étoit nul, ni nulle, au royaume de Castille ni ailleurs, qui traitât envers lui pour venir à paix par composition, ni qui voulsist tenir sa femme à héritière, ni lui donner part ni partie : mais oyoit dire par ses gens, qui étoient informés d’aucuns pèlerins qui tous les jours venoient à Saint-Jacques en pélerinage, de Flandre, de Hainaut, de Brabant et d’autres pays, et qui étoient passés parmi ces gens d’armes de France et aussi tout parmi le royaume d’Espaigne, que les François et ceux qui s’en alloient, ne se faisoient que truffer de lui, et disoient aux pélerins : « Vous vous en allez à Saint-Jacques ; vous y trouverez le duc de Lancastre qui se donne du bon temps et se tient en l’ombre et en ses chambres, pour la doutance du soleil. Recommandez-nous à lui ; et si lui demandez, par votre foi, si entre nous François savons guerroyer, et si nous lui avons fait belle guerre, et s’il se contente de nous. Les Anglois souloient dire que nous savions mieux danser et caroler que mener guerre. Or est le temps retourné ; ils se reposeront et caroleront : et nous garderons nos marches et nos frontières, tellement que point n’y prendrons de dommage. »

Le duc de Lancastre, comme sage chevalier et vaillant homme, souffroit et prenoit tout en gré, car faire le lui convenoit ; et sitôt comme il put chevaucher il se départit, aussi firent sa femme et sa fille et toutes leurs gens, de la ville de Saint-Jacques, car le roi de Portingal l’envoya querre par son connétable, le comte de Novaire et par messire Jean Ferrand Percek, atout cinq cens lances. En celle route étoient, du royaume de Portingal, tout premièrement le Pouvasse de Congne, et son frère Vas Martin de Congne, Égeas Coille, Vas Martin de Merlo, Goussalvas de Merlo, Galop Ferrand Percek, messire Alve Perrière, Jean Rodrigues Perrière, Jean Gomes de Silve, Jean Rodrigues de Sar, et tous barons.

En la compagnie d’iceux et de leurs gens se mirent le duc de Lancastre, la duchesse sa femme, et sa fille ; et se départirent un jour de la ville de Compostelle ; et se mirent à chemin ; et chevauchèrent tant par leurs journées, qu’ils vinrent en la cité du Port où le roi les attendoit, et la roine, qui leur firent bonne chère. Assez tôt après que le duc de Lancastre fut là venu, se départirent le roi et la roine ; et s’en allèrent à Conimbres, à une journée de là. Le duc de Lancastre se tint bien deux mois au Port, et entrues ordonna-t-il toutes ses besognes ; et eut gallées du roi, lesquelles il fit appareiller, et le maître patron de Portingal, qui s’appeloit Dam Alphonse Vretat. Quand ils virent qu’il faisoit bon sur la mer, et qu’ils eurent vent à point et bon pour eux, le duc et la duchesse, et leur fille, et toutes leurs gens entrèrent en leurs vaisseaux ; et puis désancrèrent ; et prirent le parfond ; et furent en un jour et demi dedans Bayonne, là où il y a plus de soixante et douze lieues ; et là arrivèrent ; et n’y trouvèrent point messire Jean de Hollande ni les Anglois, car ils s’en étoient partis et venus à Bordeaux, et là montés en mer et retraits vers Angleterre. Si se tint le duc de Lancastre à Bayonne, un long temps ; et se gouvernoit et s’étoffoit des revenues des Bayonnois et des Bordelois, et de la terre d’Aquitaine, de ce qui étoit en l’obéissance du roi Richard d’Angleterre, car il avoit commission de prendre, lever et recevoir tous les profits de ces terres ; et s’en escripvoit duc et mainbour[1]. Nous nous souffrirons à parler, pour le présent, du duc de Lancastre, et des Anglois, tant que point sera, et nous rafreschirons d’autres nouvelles.

  1. Tuteur, gouverneur.