Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre LXXXIII

Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 630-633).

CHAPITRE LXXXIII.

Comment Gautier de Passac et Guillaume de Lignac, chefs des François en Castille, conseillèrent au roi d’attendre le duc de Bourbon, sans s’aventurer à la bataille ; et comment aucuns Anglois allèrent escarmoucher aux François de Ville-Arpent ; et comment le duc de Lancastre commença à se décourager, pour les mésaises de lui et de ses gens.


Quand le roi de Castille sçut l’affaire, comment à si grand’puissance leurs ennemis, le roi de Portingal et le duc de Lancastre, étoient sur les champs et approchoient fort, si se commença à ébahir. Et appela messire Gautier de Passac et messire Guillaume de Lignac ; et leur dit : « Je suis trop fort émerveillé du duc de Bourbon, qu’il ne vient. Nos ennemis approchent, et tiendront les champs, qui ne leur ira au devant, et gâteront tout mon pays : et jà se contentent mal les gens de mon royaume, de ce que nous ne les combattons. Si me donnez conseil, beaux seigneurs, quelle chose en est bonne à faire. » Ces deux chevaliers qui savoient plus d’armes assez que le roi ne fît, car plus en avoient usé, et pour ce principalement avoient-ils été envoyés de France par-delà, répondirent et dirent : « Sire roi, monseigneur de Bourbon viendra ; en ce n’y aura nulle défaute : et quand il sera venu, nous aurons conseil quelle chose nous sera bonne à faire : mais jusques à sa venue nous ne nous mettrons point en apparent pour combattre nos ennemis. Laissez-les aller et venir et chevaucher là où ils veulent. Ils tiennent les champs : et nous tenons les bonnes villes, qui sont bien garnies et pourvues de toutes pourvéances, et de bonnes gens d’armes. Ils tiennent le soleil et la grand’chaleur du temps et de l’air : et nous tenons les ombres et le rafreschissement de l’air. Ils trouvent, et trouveront pays tout gâté et exillé, et tant plus iront plus avant, et moins de pourvéances ni de vivres y trouveront. Et, pour ce, et pour telle incidence et aventure qui pouvoit avenir et écheoir, au commencement de la saison, furent condamnés à être désemparés et abattus tous petits forts, églises et manoirs, que vos gens fortifioient ; et où ils se vouloient retraire et mettre tout le leur. Sire roi, ce fut très sagement conseillé et ouvré de tout abattre, car maintenant vos ennemis eussent plus bel loger, et eux tenir au pays de Camp, qu’ils n’auront ; car ils n’y trouveront rien s’ils ne l’y apportent, fors le chaud soleil sur leurs têtes, qui les ardera et occira : de ce soyez tout assuré. Toutes vos villes, cités et chastels, sont bien garnis et pourvus de bonnes gens d’armes. Nous croyons bien qu’ils feront aucuns assauts et aucunes envahies, car c’est vie et nourrisson de gens d’armes. En telles choses convient-il qu’ils se oublient, et passent le temps. Pour ce chevauchent-ils parmi le monde, pour eux avancer. Si ne vous souciez de rien, car en celle guerre n’aurez-vous nul grand dommage. »

Le roi de Castille, sur les paroles courtoises et aimables des deux chevaliers dessus nommés, se reconfortoit grandement : et se contentoit d’eux, car il véoit bien qu’ils lui remontroient et contoient voir et raison.

Or parlerons du duc de Lancastre et du roi de Portingal, qui tenoient les champs au pays de Camp ; mais ils voulsissent bien tenir les villes, pour eux aiser et rafreschir, car les fourrageurs, quelque part qu’ils alloient, ne trouvoient que fourrager. Et aussi, pour les rencontres et embûches, ils n’osoient chevaucher, fors en grands routes : et quand ils chevauchoient en celui pays de Camp, et ils véoient de loin, ou d’une haute montagne, un grand village par apparence, ils étoient tous réjouis et disoient : « Allons, allons tôt ; nous trouverons en ce village assez à fourrager, tant que nous serons tous riches et bien pourvus. » Lors chevauchoient-ils à grand’hâte au village : et quand ils étoient là venus, ils n’y trouvoient que les parois et le massis : il n’y avoit ni chien, ni chat, ni coq, ni geline, ni homme, ni femme : tout étoit gâté et désemparé des François même. Ainsi perdoient-ils leur saison et temps : et s’en retournoient à leurs maîtres, sans rien faire. Si étoient leurs chevaux maigres et affoiblis, par les povres nourrissons qu’ils avoient. Encore bien leur chéoit, quand ils trouvoient de l’herbe à pâturer. Si ne pouvoient aller avant, car ils étoient si mates et si foibles, qu’ils mouroient sur le chemin, de chaud et de povreté : et mêmement, aucuns des seigneurs et des greigneurs maîtres qui y furent, étoient en excès, en fièvres et en frissons, par les grandes chaleurs qu’ils avoient tous les jours, et n’avoient de quoi eux rafreschir, et aussi par les froidures soudaines qui en dormant leur venoient de nuit. Ainsi étoient-ils menés que je vous dis, et espécialement en l’ost du duc de Lancastre ; car Anglois sont plus mous et plus moites, que ne sont Portingalois. Ceux de Portingal portoient encore assez bien celle peine, car ils sont durs et secs, et faits à l’air de Castille. Ainsi comme vous avez ouï recorder se maintenoient les Anglois ; et étoient en dur parti : et y en mourut largement de celle pestilence ; et mêmement de ceux qui n’avoient pas bien leurs fournitures et qui furent mal pansés. Messire Richard de Burlé, messire Thomas Moreaux, messire Thomas de Percy, le sire de Fitvatier, messire Maubruin de Linières, messire Jean d’Aubrecicourt, Thierry et Guillaume de Soumain, et bien avecques eux deux cens armures de fer, tous chevaliers et écuyers, qui avancer se vouloient et qui désiroient et demandoient les armes, montèrent une fois aux chevaux, sur les meilleurs et plus apperts qu’ils eussent, et les mieux gouvernés et aggrévés, sur l’entente et emprise de venir devant Ville-Arpent, pour réveiller les compagnons François qui dedans se trouvoient ; car bien avoient ouï dire qu’il y avoit, avecques messire Olivier du Glayaquin, connétable de Castille, en garnison, grand’foison d’apperts chevaliers et écuyers. Si se départirent un jour de leur ost, après le boire du matin : et chevauchèrent, comme fourrageurs, devers Ville-Arpent ; et vinrent jusques à un rieu, qui court devant la ville ; et là passèrent outre, en éperonnant leurs chevaux.

Le haro monta en la ville, et la voix et renommée par places et hôtels, que les Anglois étoient aux barrières. Adoncques vissiez chevaliers et écuyers armer apertement et venir devant l’hôtel du connétable, et varlets enseller chevaux, et là amener à leurs maîtres. Le connétable, messire Olivier du Glayaquin, voulsist retenir les compagnons et garder d’issir sur les Anglois ; si ne put-il, tant étoient-ils en grand’volonté d’issir. Or issirent-ils, bien montés sur fleur de chevaux, tous aggrévés et reposés : et issirent, tout premièrement, messire Jean des Barres, le vicomte de la Berlière, messire Robert et messire Jean de Braquemont, messire Pierre de Villaines, messire Tristan de la Gaille et plusieurs autres, en grand désir que de rencontrer et combattre ces Anglois. Quand les Anglois eurent fait leur emprise et couru devant la ville, et ils sentirent que les François s’ordonnoient pour venir sur eux, si repassèrent tout bellement le rieu que passé avoient ; et se retrairent tout bellement, sur une grande sablonnière qui là étoit : et éloignèrent le rieu, ainsi que le trait de trois archées d’arc. Evvous ces chevaliers et écuyers de France venir en écriant leurs cris ! et tenoit chacun sa lance. Quand les Anglois les virent approcher, si retournèrent tous à un faix sur eux ; et abaissèrent leurs glaives, et férirent chevaux des éperons. Là eut, je vous dis, forte joute et roide, et plusieurs abattus sur le sablon, d’une part et d’autre ; et ne se fût point la chose ainsi départie, pour une joute, qu’il n’y eût eu autres estourmies, après les lances faillies : mais la poudrière du délié sablon qui là étoit, commença à lever à l’empainte des chevaux, et à être si très grande et si très malaisée, que point ils ne véoient l’un l’autre ni reconnoissoient ; et étoient leurs chevaux tout chargés et empoudrés, et aussi eux-mêmes, tellement qu’ils ne pouvoient reprendre leur haleine, que leurs bouches ne fussent toutes pleines de poudre.

Par telle affaire et occasion cessèrent leurs envayes et armes à faire : et se remirent les Anglois ensemble qui se adressèrent à leurs cris, et les François d’autre part aussi qui s’en retournèrent vers Ville-Arpent ; et n’y eurent l’une partie ni l’autre point de dommage. Du plus que ces chevaliers et écuyers d’Angleterre coururent en celle empainte pour ce jour, ils passèrent tant seulement Ville-Arpent outre une lieue : et puis s’en retournèrent en leurs logis et se désarmèrent. Je vous dis que tels furent armés celle journée qui puis ne s’armèrent ; car maladie les prit, chaleurs, fièvres et froidures, qui les menèrent jusques à la mort.

Le duc de Lancastre ne savoit que dire ni que faire, et lui ennuyoit par heures trop grandement, car il voyoit que ses gens et tous les meilleurs, se fouloient et lassoient, et s’accouchoient au lit ; et il même étoit si hodé et si pesant, qu’il couchoit tout coi au lit ; mais entre deux se relevoit, et faisoit plus de chière qu’il pouvoit afin qu’il ne décourageât point ses hommes. Et si parla une fois au roi de Portingal ; et lui demanda conseil, et lui pria qu’il lui voulsist dire son avis, lequel étoit le meilleur à faire, car il se doutoit que grand’mortalité ne se boutât entre ses gens. Le roi de Portingal répondit, et dit : « Sire, il n’appert point, pour celle saison, que François ni Espaignols nous combattent. Ils nous lairont, à ce qu’ils montrent, lasser et dégâter, et alléger toutes nos pourvéances. » — « Et que conseillez-vous donc à faire ? » dit le duc de Lancastre. « Je le vous dirai, dit le roi de Portingal. Que pour la saison, qui est si chaloureuse et si très ocqueniseuse du soleil, vous vous retraissiez, vous et vos gens, tout bellement en Galice, et leur donnassiez congé d’eux laisser aller rafreschir là où il leur plairoit le mieux : et sur le temps qui retourne, au mars ou avril, nouveau confort et frais vous sourdesist d’Angleterre, par l’un de vos frères ; et aussi bonnes pourvéances et grosses, pour passer la saison. On n’a pas si tôt appris une terre ni un air où on ne fut oncques. Vos gens, qui demeureront, se tiendront en Galice et s’espartiront sur les villes et chastels qui sont en votre obéissance ; et là passeront le temps, au mieux qu’il pourront. » — « Voire, dit le duc, mais il aviendra ou pourroit avenir ce que je vous dirai : que quand nos ennemis verront que nous soyons départis l’un de l’autre, et vous vous serez retraits en Portingal, vous et vos gens, et moi et les miens en la vallée de Saint-Jacques, ou à la Coulongne, et mes gens seront épars sur le pays, le roi d’Espaigne chevauchera à toute sa puissance. Car il a bien, si comme j’en suis informé, quatre mille lances de François et de Bretons ; et si en trouvera bien autant ou plus de son pays ; et encore vient derrière le duc de Bourbon, oncle du roi de France, qui en amène bien deux mille et qui voudra faire armes, si tôt comme il sera venu. Or regardez et considérez si si grands gens se boutent en Galice, qui leur ira au devant ? Ainçois que vous ayez tous vos gens rassemblés, que vous avez pour le présent en votre compagnie, et moi les miens, ils nous auront porté trop grand contraire. » Adoncques répondit le roi de Portingal, et dit : « Or tenons doncques les champs, au nom de Dieu. Mes gens sont forts et frais, et en bonne volonté d’attendre l’aventure, et moi aussi suis-je. »

Atant finèrent leur parlement le roi de Portingal et le duc de Lancastre ; et demeurèrent sur tel état ; qu’ils attendroient la venue du duc de Bourbon et toute son armée, pour savoir s’il les viendroit point combattre, car les Anglois et les Portingalois ne demandoient autre chose que la bataille contre eux avoir. Et toujours alloit la saison aval, et le soleil montoit, et les jours s’échaufoient moult merveilleusement, car c’étoit environ la Saint-Jean-Baptiste, que le soleil est en sa force et vertu, et par espécial en ce pays d’Espaigne et de Grenade, et des royaumes lointains des marches de septentrion. Et n’avoit depuis l’entrée d’avril, nulle douceur descendue du ciel, ni pluie, ni rosée ; mais étoient les herbes toutes arses. Ces Anglois mangeoient des raisins à foison, quand ils en pouvoient avoir ; ce qui étoit chaud, doux et alaitant ; et puis buvoient de ces forts vins de Lussebonne et de Portingal, pour eux rafreschir ; et, plus en buvoient, plus s’échauffoient, car ils leur ardoient le foye et le poumon et toutes les entrailles de dedans, car ils étoient tout au contraire de leur nature. Anglois sont nourris de douces viandes et de cervoises bonnes et grosses, qui tiennent les corps moites ; et ils avoient les vins durs et chauds, et en buvoient largement pour oublier leurs douleurs. Les nuits y sont chaudes, pour la grand’chaleur qu’il a fait la journée devant ; mais, sur l’aube crevant, l’air se refroidit durement : et ce les decevoit, car de nuit ils ne pouvoient souffrir couverture sur eux ; et s’endormoient tous nus en celle ardeur et chaleur de vin. Or venoit le froid du matin qui les happoit et tranchoit tout le corps ; dont ils entroient en fièvres et en maladies, et au corps ils avoient le cours du ventre dont ils mouroient sans remède ; et autant bien barons, chevalier et escuyers que menus gens.