Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre LXVIII

Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 591-596).

CHAPITRE LXVIII.

Comment les gens au duc de Lancastre assaillirent la ville d’Aurench et fut prise, car la ville se rendit aussi comme les autres villes de Gallice.


Vous savez comme quoi les armes furent faites à Betances de messire Jean de Hollande et de messire Regnauit de Roye. Et là furent le roi de Portingal et sa femme. À leur département le roi de Portingal aconvenança au duc que, lui retourné en la cité du Port, il ne séjourneroit pas six jours que il ne chevaucheroit, car ses gens étoient tous prêts. Le duc envoya Constance, sa femme, en la ville de Saint-Jacques pour séjourner en la garde du seigneur de Fit-Vatier, un grand baron d’Angleterre, atout cent lances et deux cens archers ; et lui dit au partir de Betances : « Dame, vous vous tiendrez là en Compostelle, et nous irons, le roi de Portingal mon fils et nos gens, en Castille requerre nos ennemis, et les combattrons où que nous les trouvons. Celle saison ici verrons-nous si jamais aurons rien au royaume de Castille. » La dame répondit : « Dieu y ait part. »

Ainsi furent les départies pour le présent. Messire Thomas de Percy et messire Yon Fits-Varin convoyèrent la duchesse atout deux cens lances hors des périls, et puis retournèrent devers le duc qui jà étoit parti de Betances et chevauchoit vers une ville en Gallice que on nomme Aurench, laquelle lui étoit rebelle et ne lui vouloit obéir, car elle étoit forte, et y avoit en garnison Bretons qui l’avoient prise à garder sus leur péril. Et pour ce que ils sentoient bien que le duc et les Anglois viendroient celle part, ils s’étoient encore grandement fortifiés.

Le maréchal de l’ost avoit bien ouï parler de ceux d’Aurench, et que tous les jours ils se fortifioient. Si conseillèrent, le connétable, messire Jean de Hollande et il, le duc à là venir. Donc s’adressèrent toutes manières de gens à venir celle part, et firent tant que ils vinrent assez près, et se logèrent à l’environ.

La première nuit que ils furent là venus, il faisoit si bel et si chaud que sur le plus, car c’étoit environ l’Ascension. Si firent les seigneurs tendre tentes et trefs en ces beaux plains dessous les oliviers. Et se tinrent là la nuit et lendemain tout le jour, et sans assaillir, car ils cuidoient que ceux de la ville se dussent rendre légèrement et sans eux faire assaillir. Volontiers se fussent rendus les bons hommes de la nation de la ville, mais ils n’étoient pas seigneurs de leur ville, ainçois l’étoient Bretons, compagnons aventureux. Si étoient capitaines deux bâtards Bretons bretonnans. L’un étoit nommé le bâtard d’Auroy et l’autre le bâtard de Pennefort. Bien étoient bonnes gens d’armes ; et bien y parut, quand si vaillamment, hors de tous conforts, ils emprirent à garder la ville d’Aurench contre l’ost au duc de Lancastre.

Au tiers jour que les Anglois furent là logés et que ils eurent la ville avisée, et comment à leur avantage ils l’assaudroient, le connétable, le maréchal et l’amiral de la mer, ces trois greigneurs seigneurs et capitaines, firent sonner les trompettes. Si s’armèrent toutes gens et issirent de leurs logis et se trairent sur les champs ; et là furent-ils bellement départis en quatre parties pour assaillir en quatre lieux ; et puis s’en vinrent tout le pas et gentiment ordonnés en trompettant devant eux jusques à la ville, et s’arrêtèrent sus les fossés. Il n’y avoit point d’eau, mais il y avoit bon palis de bois au devant des murs, et y avoit de bonnes épines et des ronces où gens d’armes ne se pourroient jamais embattre ; car eaux n’y a nulles en ce pays là en trop de lieux, fors que en citernes que on recueille quand il pleut, et en été des neiges qui fondent et descendent des montagnes, dont eux et leurs chevaux sont mal servis. Or commença l’assaut en quatre lieux ; et se commencèrent à avaler gens d’armes et gros varlets ès fossés ; et apportoient haches en leurs poings, dont ils abattoient et tailloient ronces et épines devant eux à pouvoir.

Là étoient Galiciens qui les servoient en ces fossés de dardes que ils lançoient ; et si ceux qui abattoient ronces et épines n’eussent été paveschiés[1], il y en eût eu grand’foison de morts et de blessés, mais les gens d’armes qui ens ès fossés étoient et entroient avoient gros varlets qui les paveschoient, et eux aussi.

D’autre part sus les fossés se tenoient archers qui traioient à pouvoir contre ceux de dedans, si roidement et si fort que à peine se osoit nul montrer.

Là vint le duc de Lancastre, monté sur un grand palefroi que le roi de Portingal lui avoit donné, pour voir l’assaut et lesquels le faisoient le mieux. Si y fut bien trois heures en eux regardant que il ne se pouvoit partir, tant de plaisance y prenoit-il !

De ce premier assaut et ce premier jour furent les fossés délivrés, et les ronces et les épines toutes coupées et abattues, et pouvoit-on bien aller jusques aux palis. Adonc fut sonnée la retraite. Et dit le duc, qui là étoit et qui les regardoit, au maréchal : « Messire Thomas, vos gens et les nôtres en ont assez fait pour ce jour ; il les faut faire retraire, car ils sont bien lassés et foulés. » — « Monseigneur, répondit le maréchal, je le veuil bien. » Lors fut la retraite sonnée ; et laissèrent l’assaut tous ceux qui assailloient, et retournèrent aux logis ; et mirent à point les blessés et navrés, et passèrent le soir et la nuitée de ce qu’ils avoient. Des vins avoient-ils grand’foison, mais ils étoient si chauds et si forts que à peine les pouvoient-ils boire ; et ceux qui ne s’en savoient garder et qui grand’foison d’eau au boire n’y mettoient, s’en trouvoient tellement appareillés que ils ne se pouvoient aider au matin.

Quand ce vint au lendemain, on ot conseil que on n’assaudroit point pour la chaleur du jour, ce jour tout entier, car encore étoient leurs gens tous échauffés de l’assaut et des forts vins que ils avoient le soir bus, mais à lendemain une heure devant soleil levant, à la fresquière on assaudroit, et tout jusques à tierce. Si fut signifié parmi l’ost que chacun se tint tout aise et se reposât et dormît, et que nul ne s’armât jusques au son de la trompette du maréchal. Ainsi fut fait. Ce jour ot nouvelles le duc de Lancastre du roi de Portingal, lequel s’étoit trait sur les champs et parti du Port et s’en alloit vers Saint-Yrain, car par là vouloit-il entrer en Castille ; et retrouveroient leurs deux osts l’un l’autre sus la rivière de Doure, devant la ville de Padron ou devant Ville-Arpent. Ainsi l’avoient Anglois avisé et Portingallois, voir si le roi de Castille et les François qui venus étoient et qui encore venoient tous les jours ne leur sailloient au devant. Mais au cas que ils se mettroient ensemble, et qu’il feroit nul apparent d’assemblée pour défendre les champs, et pour donner bataille, il conviendroit que ils y fussent plus tôt assemblés.

De ces nouvelles fut le duc très réjoui ; et fit donner au varlet portingallois, qui les certaines nouvelles en apportoit, dix nobles. Or parlons de l’assaut qui ce matin se fit à Aurench en Gallice, ainsi que le maréchal et les Anglois l’avoient ordonné.

Quand ce vint à l’aube crévant, que le jour apparut bel et clair, la trompette du maréchal sonna par-devant les logis pour réveiller toutes gens d’armes. Donc s’appareillèrent chevaliers et écuyers, et se mirent en bon arroy, chacun dessous son pennon ; et mirent plus de une heure avant que ils fussent tous appareillés. Le duc de Lancastre étoit en son pavillon ; et ne se leva point sitôt, car il n’y avoit que faire. Le maréchal se trait sur les champs, ainsi que celui qui savoit bien faire son office ; et dessous son pennon se trayrent tous ceux qui ordonnés étoient pour assaillir.

La nouvelle en vint dedans la ville d’Aurench, que les Anglois s’appareilloient, et auroient l’assaut, car les Bretons qui avoient fait le guet en avoient bien la connoissance par les trompettes du maréchal. Si se réveillèrent toutes gens en la ville, hommes et femmes, et firent dire aux défenses aux Galliciens qui là étoient : « Seigneurs, soyez tous bonnes gens et ne vous esbahissez d’assaut que vous voyez. Nous n’avons garde ; nous sommes en forte place et si avons dardes et lances enferrées assez pour eux rebouter, et pierres et cailloux assez pour jeter à eux et pour eux porter grand dommage. Quand nous voudrons, au fort ils nous recueilleront à merci. Pis ne nous peuvent-ils faire. » — « Par Dieu ! disoient les capitaines qui là étoient, nous avons été aucunes fois en place plus foible assez que celle ici n’est, que oncques n’y eûmes dommage. »

Ces Galiciens, par l’admonnestement de ces Bretons, voulsissent ou non, s’encourageoient, ce que point n’eussent fait si ils n’eussent été, mais ils se fussent tantôt rendus sans assaut. Car au voir dire et parler, en Castille et en Galice les communautés ne valent rien à la bataille. Ils sont mal armés et de povre courage. Les nobles et ceux qui s’appellent gentilshommes sont assez bons, mais qu’ils soient aux champs et aux chevaux ; mais quand ils ont fait leurs empeintes, ils tournent le dos et fièrent chevaux des éperons en fuyant toudis devant eux.

Or vinrent les Anglois tous appareillés et ordonnés pour assaillir, environ heure de soleil levant ; et s’en allèrent ens ès fossés, qui étoient parfonds assez et sans eau, et vinrent jusques aux palis sans nul empêchement, car ce tiers jour ils avoient coupé et abattu ronces et épines et tout ce qui ensonnier les pouvoit ; et apportoient haches à grands fers et larges en leurs poings, dont ils commencèrent à abattre ces palis et mettre jus à leurs pieds. Et pour ce ne forent-ils encore pas au mur, car ils avoient à passer un fossé bien aussi large ou plus comme celui que passé avoient, et là avoit en aucuns lieux de la bourbe ; mais ils ne ressoignoient pas leur peine, ainçois se boutèrent dedans ce fossé et vinrent jusques au mur.

Quand ceux qui étoient amont les virent approcher de si près, pour ce ne s’ébahirent-ils pas, mais se défendirent très vaillamment ; et lançoient ces Galiciens dardes dont le coup étoit moult périlleux. Car qui en étoit atteint à plein, il convenoit que il fût bien pavoisé et fort armé, si il n’étoit durement blessé.

Là s’avisèrent Anglois pour dresser échelles ; et forent apportées en plusieurs lieux et dressées amont, car on les avoit ouvrées et charpentées le jour devant que ils n’avoient point assailli. Là vissiez chevaliers et écuyers avancer pour monter amont, les targes sur leurs têtes et l’épée en la main, et venir combattre main à main ces Bretons, qui au voir dire vaillamment se défendoient ; car je tiens la vaillance en ce que tant assaillir se faisoient et bien savoient que ils ne seroient confortés de nulluy ; car l’ordonnance des François et du roi de Castille étoit telle, que on laissoit convenir les Anglois en Galice et ailleurs, si passer ils vouloient, sans eux combattre ni ensonnier ; et ces Bretons se tenoient ainsi. « Ha ! disoient les aucuns Anglois, si toutes les villes de Castille nous donnoient autant de peine comme fait celle, nous n’averions jamais fait. » Et disoient les autres : « Il y a là dedans grand pillage que ils y ont assemblé et attraîné du pays et d’environ ; pour ce montrent-ils si grand’défense, que ils veulent que on traite à eux de rendre la ville, et que tout leur demeure sans rien remettre arrière. » Et demandoient les aucuns : « Qui sont les capitaines ? » — « Ils sont deux bâtards bretons hommes d’armes et qui savent bien que c’est d’assaut et de siége, car ils y ont été plusieurs fois. C’est le bâtard de Pennefort et le bâtard d’Auroy. » — « Qui que ce soient, disoient les autres, ils sont vaillans gens, car ils ne voient apparence de secours de nul côté, et si se tiennent ainsi. »

Ceux qui montoient sus ces échelles par appertises d’armes étoient à la fois reboutés et reversés tout jus, et lors y avoit grand’huerie de ces Espaignols.

Quand le duc de Lancastre fut levé et il ot ouï sa messe, il dit que il vouloit venir voir l’assaut. Si monta sur un coursier ; et n’étoit point armé, et faisoit porter devant lui son pennon pleinement de France et d’Angleterre à trois labiaux d’argent, et ventiloit au vent par manière d’une estranière, car le coron descendoit bien près à terre. Et quand le duc fut venu, si s’efforça l’assaut, car compagnons s’avançoient afin que ils eussent plus grand’louange. Et aussi ceux qui se défendoient, les Bretons et les capitaines, quand ils virent le pennon du duc ventiler, ils connurent bien que il étoit là ; si s’efforcèrent tant plus de faire armes. Ainsi et en tel état furent-ils assaillans et défendans jusques à heure de tierce. Et n’étoit pas apparent que ils dussent la ville d’Aurench gagner si légèrement ni de tel assaut.

Adonc demanda le duc : « Et qui sont les capitaines de là dedans ? » On les lui nomma. Donc, dit le duc : « Dites au maréchal que il traite à eux ou fasse traiter, pour savoir si ils voudront rendre la ville et mettre en mon obéissance ; je crois que on ne leur a encore oncques point demandé. Allez, dit-il à un sien chevalier, messire Guillaume, faites le maréchal venir parler à moi. » Le chevalier se départit du duc et chevaucha avant, et vint devers le maréchal et lui dit : « Messire Thomas, monseigneur vous demande : venez parler à lui. » Lors se départit le maréchal et vint devers le duc. Quand il fut venu, le duc lui dit : « Maréchal, savez-vous point si ces Bretons qui tiennent celle ville contre nous se voudroient point mettre en notre obéissance ? Nous travaillons nos gens et faisons blesser, et gâtons notre artillerie ; et si ne savons quand nous en aurons mestier. Je vous prie, allez devers eux et leur faites dire que vous voulez traiter à eux. » Messire Thomas répondit et dit : « Monseigneur, volontiers ; puisque vous les voulez prendre à merci, c’est droit que ils le soient. »

Lors se départit le maréchal du duc et s’en vint jusques à l’assaut et dit à un héraut : « Va tout devant et fais tant que tu parles à eux ; nos gens te feront voie ; et leur dis que je vueil traiter à eux. » Le héraut répondit : « Sire, volontiers. » Lors se bouta-t-il ès fossés ; une cotte d’armes vêtit qui avoit été au duc de Lancastre, et dit : « Ouvrez-vous ; il me faut aller parler à ces Bretons, car le maréchal m’y envoie. » À ces paroles lui firent voie ceux qui là étoient.

Le bâtard d’Auroy le vit venir, et avoit bien vu d’amont des fossés le convenant du maréchal comment il avoit parlé à lui. Si s’en vint aux créneaux et se montra et demanda : « Héraut, que voulez-vous ? Je suis l’un des capitaines de celle ville, je crois que on vous envoie parler à moi. » — « C’est voir, dit le héraut, que on clamoit Percy. Monseigneur le maréchal vous mande que vous veniez parler à lui, car il veut avoir traité et parlement à vous. » — « Je le vueil répondit le bâtard, mais que il fasse vos gens retraire et cesser l’assaut, car autrement n’irai-je point. » — « Je crois bien, dit le héraut, que tout ce se fera, car c’est raison. » Adonc retourna le héraut au maréchal et lui dit ce que vous avez ouï. Le maréchal appela sa trompette et dit : « Sonnez pour retraire. » Il sonna ; lors se cessèrent les assauts de toutes parts. Adonc quand les assauts furent cessés, si s’en vinrent les capitaines de la porte et passèrent tout outre et vinrent aux barrières. Là étoient le connétable, messire Jean de Hollande, messire Thomas Morel et grand’foison d’Anglois. « Comment, dit le maréchal ; vous feriez-vous prendre à force et tout perdre ou occire et les povres gens de là dedans ! Nous savons bien que la communauté de le ville se rendroit volontiers à monseigneur et à madame, et se fussent pieçà rendus si vous ne fussiez. Sachez que il vous en pourra bien mal prendre ; car, quoique il en advienne, nous ne nous partirons de ci si serons au-dessus de la ville, soit bellement ou autrement : parlez ensemble et vous avisez et me répondez, car je sais bien de quoi je suis chargé. » — « Sire, dit le bâtard d’Auroy, je suis tout conseillé et aussi sommes-nous tous et bien avisés. Au cas que nous et le nôtre vous metterez en bon conduit et sûr pour aller à Ville-Arpent, ou à voie là où il nous plaira à traire vous nous ferez conduire sauvement et sans péril, nous vous rendrons la ville ; et aussi que tous les hommes, femmes et enfans qui sont dedans et qui demeurer y voudront, y demourent sans péril et dommage, parmi l’obéissance que ils feront au duc de Lancastre, si comme les autres villes de Galice ont fait, et non autrement. Nous savons bien que vous êtes maréchal de l’ost et que le traité appartient à vous, et ce que vous en ferez le duc l’accordera. » — « C’est vérité, dit messire Thomas. Or soit ainsi, que vous emportez ce que vous direz qui sera vôtre. Je ne vueil pas que vous pilliez la ville, et puis si nous fassiez entendant que vous l’avez conquis sus le pays, car vous vous mettriez en riotte et en péril contre nos gens. » — « Nennil, dit le bâtard d’Auroy, nous n’emporterons fors ce qui est nôtre ; et si les compagnons de notre délivrance ont aucune chose pris et acheté et ils l’ont mal payé, nous n’en voulons pas pour ce entrer en riotte, car je crois bien que de boire et de manger, depuis que nous vînmes ici en garnison, nos gens n’en ont rien payé. » — « Nennil, nennil, dit le maréchal, tout ce vous est excepté. Les vivres sont d’avantage ; aussi seront-ils nôtres ; mais mous parlons des meubles. » Dit le bâtard d’Auroy : « Maréchal, je ne nous ferai jà si prud’hommes que nous n’en ayons. » Donc dit messire Jean de Hollande : « Laissez-les passer, et ce qui est leur soit leur ; on ne leur voist jà si près que pour enquerre en leurs malles. » — « Or soit ainsi, » dit le maréchal.

Là fut mis ce jour tout entier en souffrance, et à lendemain ils se devoient partir. Et s’en retournèrent le duc et les Anglois à leurs logis, et se désarmèrent et aisèrent de ce que ils avoient, et les Bretons entendirent ce jour à trousser et à enmaller grand pillage que ils avoient pris et levé sus le pays de Castille mêmement, car tout avoit été abandonné du roi : donc ceux qui vinrent premièrement en Castille par celle incidence y firent grandement bien leur profit. Et encore en troussant et en enmallant, en la ville d’Aurench, boutèrent-ils plusieurs bonnes choses des meubles des povres gens de la ville, pennes et draps et autres joyaux, si ils les trouvoient. Et quand on en parloit et disoit : « Ha ! monseigneur, ceci est nôtre ; vous ne l’apportâtes pas céans. » Ils répondoient : « Taisez-vous, méchantes gens, nous avons commission du roi de Castille de nous faire payer partout de nos gages ; vous ne nous voulez payer et si vous avons servi bien et loyaument ; si faut que nous nous payons ; gagnez du nouveau, car ceci est nôtre. »

Quand ce vint au matin, le maréchal monta à cheval, et environ soixante lances en sa compagnie, et s’en vint à Aurench jusques à la barrière. Il s’arrêta là un petit. Les capitaines des Bretons vinrent et le maréchal leur demanda : « Êtes-vous tous prêts ? » — « Ouil, dirent-ils, baillez nous un conduit qui nous mène. » — « Où voulez-vous aller ? dit le maréchal. Véez-cy qui vous conduira. » Adonc appela-t-il un chevalier d’Angleterre qui s’appeloit messire Étienne Astebery et lui dit : « Prenez dix lances de nos gens et conduisez ces Bretons, et retournez ici demain. » — « Bien, » dit le chevalier. Il fit ce que le maréchal ordonna, et prit ces Bretons en conduit et les mena, lesquels se départirent moult hourdés et moult troussés.

Quand ils furent tous vidés, le maréchal et ses gens entrèrent en la ville ; les gens de la ville l’inclinèrent tout bas ; et cuidoient, moult y en avoit, que ce fût le duc de Lancastre ; pour ce lui faisoient-ils si grand’révérence. Le maréchal demanda à aucuns : « Et ces Bretons qui se départent si hourdés et si troussés, emportent-ils rien du vôtre ? » — « Du nôtre, monseigneur, par Dieu ouil, beaucoup ! » — « Et que ne le me disiez-vous, dit le maréchal, je le vous eusse fait r’avoir. » — « Monseigneur, nous n’osions ; ils nous menaçoient d’occire si nous faisions plaintes : ce sont maldites gens, il n’en y a nul qui ne soit larron. Et pourquoi ne nous le seroient-ils, quand ils le sont l’un à l’autre ? » Le maréchal commença à rire et puis se tut, et demanda les plus notables hommes de la ville. Ils vinrent : quand ils furent venus, il leur fit faire serment que la ville d’Aurench, qui rendue s’étoit au duc de Lancastre, ils tiendroient du duc à toujours et à jamais en la forme et en la manière comme les autres villes de Galice se sont rendues. Ils le jurèrent ; et adonc ordonna et renouvela le maréchal officiers ; et prit de ceux de la ville ; et quand il eut tout fait et pris les fois et serments, et il et sa route eurent bu un coup, il s’en retourna devers le duc et son ost qui étoient logés au long de beaux verts oliviers et de figuiers pour avoir l’ombre, car il faisoit si chaud que hommes ni chevaux ne osoient attendre le soleil, ni depuis heure de tierce n’osoient chevaucher ni aller en fourrage, pour la grand’chaleur du soleil qui couroit.

La greigneur imagination que le duc de Lancastre eut, c’étoit que on lui apportât nouvelles en disant : « Sire, le roi de Castille chevauche et vient contre vous pour vous combattre. » Car il lui sembloit que il ne pouvoit parfaitement venir au challenge de Castille ni à la seigneurie, fors que par bataille. Si en faisoit-il demander soigneusement mais on lui disoit : « Monseigneur, nous entendons par pèlerins qui viennent à Saint-Jacques que votre adversaire de Castille ne met nullui sus les champs ni ensemble pour traire avant, mais se tient en garnison, et ses gens aussi, et encore n’est pas le duc de Bourbon venu qui cuidoit venir, ni il n’en est encore nulle nouvelle de sa venue en Castille. » Or eut le duc conseil, quand il se fut tenu cinq jours en la marche d’Aurench, que il iroit devant Noye, et là essaieroient-ils si jamais par assaut ils pourroient passer par le pont ni la rivière Deure. Jà étoit retourné le chevalier Anglois qui avoit conduit les Bretons en la ville de Ville-Arpent. On lui demanda quelles gens étoient là en la Ville-Arpent en garnison. Il répondit que il avoit entendu que messire Olivier du Clayaquin y étoit, à bien mille lances de Bretons et de François. « Ce seroit bon, dirent au duc le connétable et le maréchal et messire Thomas de Percy, que nous les allissions voir, et escarmoucher à eux : espoir sauldront-ils dehors pour demander armes, car ils en ont grand désir, les aucuns, de les trouver. » — « Je le vueil bien, dit le duc, délogeons-nous et allons ailleurs ; ci n’avons-nous nul profit. » Lors fut ordonné du déloger au matin et de aller vers Noye et puis vers Ville-Arpent.

Or parlerons-nous un petit du roi de Portingal et du chemin qu’il fit en entrant en Castille et en retournant devers le duc de Lancastre.

  1. Couverts de boucliers.