Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre LXI

Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 570-575).

CHAPITRE LXI.

Comment messire Guillaume de Lignac et messire Gautier de Passac vinrent à l’aide du roi de Castille et comment ils eurent conseil, le roi et eux, comment ils se maintiendroient.


Vous savez comment messire Guillaume de Lignac et messire Gautier de Passac firent tant, par sagement traiter, que le comte de Foix laissa paisiblement passer eux et leurs routes parmi son pays de Berne pour aller en Castille. Encore donna ledit comte en droit don, de sa bonne volonté, car il n’y étoit point tenu si il ne vouloit, aux chevaliers et écuyers qui passoient par la ville de Ortais, et qui l’allèrent voir en son chastel et conter des nouvelles, grands dons et beaux ; à l’un un cent, à l’autre deux cens, à l’autre trente, à l’autre quarante, à l’autre cinquante florins, selon ce que ils étoient ; et coûta bien au comte de Foix le premier passage, selon ce que les trésoriers depuis me dirent à Ortais, la somme de dix mille francs, sans les chevaux, les haquenées et les mules que il donna. Or prenez le seigneur qui ce fasse, ni qui le sçût ni le voult faire. Au voir dire tant en vueil-je bien encore dire. C’est dommage que un tel prince envieillist ni muert : ni à sa cour il n’y a nuls marmousets qui disent : « Ôtez ci ; donnez ci, donnez là ; prenez ci, prenez là. » Nennil ; ni oncques n’en eût nuls, ni jà n’en aura. Il fait tout de sa tête, car il est naturellement sage. Si sait bien donner où il appartient, et prendre aussi où il appartient. Et quoique de ses dons et largesses faire, il travaille ses gens, c’est vérité, car la revenue n’est pas si grande que il pût donner les dons qu’il donne, bien tous les ans soixante mille francs, de tenir son état qui n’est pareil à nul autre, et de assembler, pour je doute des aventures, le grand trésor que il assemble et a assemblé puis trente ans, où on trouveroit en la tour à Ortais trente fois cent mille francs, si ne prient ses gens à Dieu d’autre chose que il puisse longuement vivre, ni ils ne plaignent chose que ils mettent en lui. Et leur ouïs dire que, au jour que il mourra, il y a en Foix et en Berne eux dix mille qui voudroient mourir aussi. Or regardez ! ils ne disent pas cela sans grand amour que ils mit à leur seigneur. Et vraiment, si ils l’aiment, ils ont droit et raison, car il les tient en paix et en justice, et sont toutes ses terres aussi franches et libérales, et en aussi grand’paix le peuple y vit et est, comme s’ils fussent en paradis terrestre. On ne dise mie que je le blanchisse trop, pour faveur ou par amour que je aie à lui, ou pour ses dons que il m’a donnés ; car je mettrois en voir et en preuve toutes les paroles que je dis et ai dites du gentil comte de Foix, et encore plus, par mille chevaliers et écuyers, si il en étoit besoin.

Or retournons à messire Guillaume de Lignac et à messire Gautier de Passac qui étoient capitaines souverains conduiseurs et meneurs de toutes ces gens d’armes,

Quand ils eurent passé le pays des Bascles et le pas de Roncevaux, où ils mirent trois jours au passer, car il y avoit tant de neiges et de froidures sur les montagnes, quoique ce fût au mots d’avril, que ils eurent moult de peine, eux et leurs chevaux, du passer outre ; lors s’en vinrent-ils vers Pampelune, et trouvèrent le royaume de Navarre ouvert et appareillé, car le roi de Navarre ne vouloit pas faire déplaisir au roi de Castille, car son fils, messire Charles de Navarre, avoit à femme pour ce temps la sœur du roi Jean de Castille ; et quand la paix fut faite du roi Henry[1], père au roi Jean, au roi de Navarre, ils jurèrent grands alliances ensemble, lesquelles se tenoient et étoient bien taillées de tenir ; ni le roi de Navarre ne peut résister au fort contre le roi de Castille, si il n’a grands alliances ou confort du roi d’Arragon ou du roi d’Angleterre.

Ces capitaines de France s’en vinrent à Pampelune où le roi de Navarre étoit[2], lequel les reçut assez liement et les fit venir dîner à son palais, et aucuns chevaliers de France qui étoient avecques eux, et les tint tout aises. Après dîner, il les emmena en sa chambre de parement ; et là les mit en paroles de plusieurs choses, car ce fut un sage homme et subtil et bien enlangagé ; et sur la fin de son parlement il leur remontra bien que le roi de France et son conseil s’étoient grandement injuriés contre lui ; et que à tort et sans cause on lui avoit ôté sa terre et son héritage de Normandie, qui lui venoit de ses prédécesseurs rois de France et de Navarre ; lequel dommage il ne pouvoit oublier, car il étoit trop grand ; car on lui avoit ôté en Normandie et en Langue d’Oc, parmi la baronie de Montpellier, la somme de soixante mille francs de revenue par an, et si ne s’en savoit à qui traire, fors à Dieu, où il en pût avoir droit. « Non pas, seigneurs, dit le roi, que je vous le dise pour la cause que vous m’en fassiez avoir raison ni adresse ; nennil, car je sais bien que vous n’y avez nulle puissance, ni pour vous on n’en feroit rien ; ni vous n’êtes pas du conseil du roi ; mais êtes chevaliers errans et souldoyers qui allez au commandement du roi et de son conseil où on vous envoie : cela est vérité. Mais je le vous dis, pourtant que ne me sais à qui complaindre, fors à tous ceux du royaume de France qui par ci passent. « Donc répondit messire de Passac, et dit : « Sire, votre parole est véritable, de ce que vous dites que pour nous on n’en feroit rien ni du prendre ni du donner, car voirement ne sommes-nous pas du conseil du roi. On s’en garde bien : nous allons là où on nous envoie. Et monseigneur de Bourbon, qui est notre souverain et oncle du roi, si comme vous savez, doit tantôt faire ce chemin, allant et retournant ; si lui en pourrez remontrer vos besognes, car c’est un sire doux, gracieux et aimable, et par lui pourrez-vous avoir, toutes adresses ; et Dieu vous puisse rendre et mérir le bien et l’honneur que vous nous avez fait et faites à nos gens, et nous vous en regracierons au roi de France et à son conseil, nous retournés en France, et à monseigneur de Bourbon souverainement qui est notre maître et notre capitaine, et quand nous venrons devant le roi et le conseil de France. » À ces mots fut le vin apporté. On but. Adonc ces chevaliers prirent congé au roi : il leur donna doucement, et puis leur fit présenter à leur hôtel chacun un moult bel présent, dont ils eurent grand’joie, et tinrent le don à grand amour.

Ainsi passèrent ces gens d’armes parmi le royaume de Navarre et vinrent au Groing, et demandèrent où ils trouveroient le roi. On leur dit que il s’étoit tenu un grand temps au Val-d’Olif, mais on pensoit que il étoit à Burges en Espaigne, car là se faisoient ses pourvéances. Donc prirent-ils le chemin, de Burges et laissèrent le chemin de Galice. Il n’y faisoit pas sain, car les Anglois étoient trop avant sur les champs et sur le pays.

Nouvelles vinrent au roi de Castille que grand secours lui venoit de France, plus de deux mille lances. Si en fut tout réjoui, et se partit du Val-d’Olif, et s’en vint à Burges ; et chevauchoit à plus de six mille chevaux. Or vinrent ces gens d’armes à Burges et là environ, et se logèrent et s’épardirent sus le pays, et toujours venoient gens. Messire Guillaume de Lignac et messire Gautier de Passac s’en vinrent devers le roi à son palais, lequel les reçut liement et doucement, et les complaignit de la peine et du travail si grand que ils avoient pris pour l’amour de lui et pour lui venir servir. Ces chevaliers, en inclinant le roi de Castille, répondirent et dirent : « Sire, mais que nous puissions faire service qui vous vaille, notre peine et travail seront bientôt oubliés ; mais il nous faudra avoir conseil et avis l’un pour l’autre comment nous nous chevirons, ou si nous chevaucherons sus les ennemis, ou si nous les lairerons, et guerroierons par garnisons tant que monseigneur de Bourbon soit venu. Si mandez messire Olivier du Glayaquin ; nous savons bien que il est en ce pays ; et messire Pierre de Villaines, le Barrois des Barres, Chastel Morant et tous les compagnons de de-là qui ont hanté plus en celle contrée que nous n’ayons, car ils y sont venus devant nous. Si nous conseillerons et parlerons ensemble ; et ferons tant, si Dieu plaît, parmi le bon avis de l’un et de l’autre, que vous et votre royaume y aurez profit et honneur. » Dit le roi : « Vous parlez loyaument et sagement, et je le vueil. »

Adonc furent mis clercs en œuvre et lettres escriptes à pouvoir, et messages envoyés en plusieurs lieux où les chevaliers se tenoient épandus sus les pays lesquels on vouloit avoir. Quand ils sçurent que messire Guillaume de Lignac et messire Gautier de Passac étoient à Burges de-lez le roi, si en furent tous réjouis ; et considérèrent bien le temps, et que on les mandoit pour avoir conseil et avis comment on se maintiendroit. Si se départirent des villes et des chastels, car ils se tenoient en garnisons. Quand ils les eurent recommandés à leurs gens, ils prinstrent de toutes parts le chemin de Burges en Espaigne, et tant firent que ils vinrent. Et eut là à Burges et là environ grand’chevalerie de France.

Or entrèrent le roi de Castille et ses compagnons, barons et chevaliers de France, en parlement pour avoir certain arrêt et avis comment ils se maintiendroient, car bien savoient que leurs ennemis chevauchoient et tenoient les champs. Si y vouloient pourvoir et remédier selon leur puissance à l’honneur du roi et de eux, et au profit du royaume de Castille. Là furent plusieurs paroles retournées, et furent nombrés les gens d’armes que le roi de Castille pouvoit avoir. On disoit bien que de son royaume on mettroit bien ensemble trente mille chevaux et les hommes sus armés à l’usage de Castille, lançans et jetans dards et archegayes, et de pied bien trente mille ou plus jetans de pierres à frondes. Les chevaliers de France considérèrent bien tout cela entre eux, et dirent bien que ce étoit grand peuple, mais que il vaulsist rien. Mais on y avoit vu et trouvé tant de lasqueté que on avoit petite fiance en eux ; tant que à la bataille de Nazre, où le prince de Galles fut et eut la victoire, comme à la bataille de Juberote, où les Portingallois et les Gascons firent, et toujours avoient été les Espaignols déconfits.

Donc fut reprise la parole et rehaulsée du comte de la Lune, en soutenant les Castellains et eux excusant, et dit ainsi ; « Tant que à la bataille de Nazre, je vous en répondrai. Il est bien vrai que messire Bertran du Glayaquin et grand’foison de noble chevalerie et bonne du royaume de France furent là et se combattirent vaillamment, car tous y furent morts ou pris ; mais vous savez bien, ou avez ouï dire, que toute la fleur de chevalerie du monde étoit là avecques le prince de Galles, de sens, de vaillance et de prouesse, laquelle chose n’est pas à présent avecques le duc de Lancastre. Le prince de Galles, à la bataille de Nazre, avoit bien largement dix mille lances et six mille archers, et telles gens que il y en avoit trois mille dont chacun valoit un Roland et un Olivier. Mais le duc de Lancastre à présent n’a non plus de douze cens ou de quinze cens lances et quatre mille archers ; et nous aurons bien six mille lances, et si n’avons pas à faire ni à combattre contre Roland ni Olivier. Messire Jean Chandos, messire Thomas de Felleton, messire Olivier de Cliçon, messire Hue de Cavrelée, messire Richard de Pont-Chardon, messire Garsis du Chastel, le sire de Ray, le sire de Rieux, messire Louis de Harecourt, messire Guichart d’Angle, et tels cinq cens chevaliers vous nommerois-je qui y furent, n’y sont pas, et tous sont morts ou tournés de notre côté ; si ne nous est pas la chose si périlleuse comme elle a été du temps passé ; car qui m’en croira, nous les combattrons et passerons la rivière de Doure ; si nous tournera à grand’vaillance. »

La parole que le comte de la Lune dit, et le conseil que il donna fut bien ouï et entendu ; et y en avoit grand’foison qui tenoient celle opinion. Adonc parla messire Olivier du Glayaquin et dit : « Comte de la Lune, nous savons bien que quant que vous dites, c’est par grand sens et par grand’vaillance qui est en vous : or prenons que nous allons combattre le duc de Lancastre. Si nous n’avions à autrui à faire que à lui, nous nous en chevirions bien, mais vous laissez le plus gros derrière ; c’est le roi de Portingal et sa puissance, où bien a, selon ce que nous sommes informés, vingt-cinq cens lances et trente mille autres gens. Et sus la fiance du roi de Portingal, le duc de Lancastre est entré en Galice ; et ont, si comme nous savons de vérité, et il convient qu’il soit et si s’en suit, grandes alliances ensemble ; car le roi de Portingal a la fille du duc par mariage. Or regardez que vous voulez dire sus cela. » — « En nom de Dieu, répondit le comte de la Lune, nous combattrons entre nous François, car je me compte des vôtres, le duc de Lancastre : nous sommes gens assez en quatre mille lances pour le combattre ; et le roi de Castille et les Castellains auront bien, si comme ils disent, vingt mille chevaux et trente mille de pied, et combattront bien et hardiment le roi de Portingal. Je oserois bien attendre l’aventure avecques eux. »

Quand les chevaliers de France se virent ainsi reboutés du comte de la Lune, si dirent : « Par Dieu ! vous avez droit et nous avons tort, car nous devrions dire et mettre avant ce que vous dites ; et il sera ainsi, puisque vous le voulez ; ni nul ne contredira à votre parole. » — « Seigneurs, dit le roi, je vous prie, conseillez-moi loyaument, non par bobant ni par hâtivété, mais par avis et par humilité, et que le meilleur en soit fait. Je ne accepte pas celle journée, ni ne tiens pour arrêtée. Je veuil que nous soyons encore demain ensemble en celle propre chambre. Et par espécial vous, messire Guillaume de Lignac, et vous, messire Gautier de Passac, qui êtes envoyés en ce pays de par le roi de France et le duc de Bourbon comme souverains capitaines de tous, je vous prie que vous ayez collation ensemble et regardez lequel est le plus profitable et honorable pour moi et pour mon royaume ; car par vous sera tout fait, du combattre nos ennemis ou du laisser. » Ils s’inclinèrent devers le roi et répondirent : « Sire, volontiers. »

Ainsi se départit le parlement pour la journée et se retraist chacun en son hôtel. Les chevaliers de France eurent, ce jour ensuivant après dîner et le soir, plusieurs paroles ensemble ; et dirent les aucuns : « Nous ne nous pouvons combattre honorablement jusques à tant que monseigneur de Bourbon sera venu. Que savons-nous quelle chose il voudra faire, ou combattre ou non ? Or soit que nous combattons et que nous ayons la journée pour nous, monseigneur de Bourbon en seroit grandement indigné contre nous, et par espécial sur les capitaines de France. Et si la fortune étoit contre nous, nous perdrions nos corps et ce royaume ; car si nous étions rués jus, il n’y auroit point de recouvrer ens ès Castellains, que tout le royaume ne se perdist pour le roi à présent. Et si en serions eneoulpés plus que les autres ; car on diroit que nous aurions fait faire la bataille et que nous ne savons donner nul bon conseil. Encore outre, que savons-nous si tout ce pays est à un, ni si ils ont mandé couvertement le duc de Lancastre et sa femme qui se tient héritière de Castille ? car elle fut fille au roi Dam Piètre ; tout le monde le sait bien. Et si ils véoient le duc et les Anglois sur les champs qui chalengent la couronne de Castille et disent que ils ont juste cause, car le roi Jean fut fils au bâtard, ils se pourroient tourner en la fin, si comme ils firent à la grosse bataille de Nazre ; et nous demeurerions morts ou pris sur les champs. Si que, il y a doubles périls, tant pour le roi que pour nous : il est fol et outrageux qui conseille la bataille. »

« Eh ! pourquoi donc, dirent les autres, n’en parlent ceux qui y sont tenus de parler, comme messire Guillaume de Lignac et messire Gautier de Passac ? » — « Pour ce, répondirent les autres, que ils veulent savoir l’opinion de tous ; car il ne peut être que on ne leur ait dit bien au partir, les consaulx du roi et du duc de Bourbon, quelle chose ils doivent faire ; et par raison le saurons-nous demain. »

Ainsi furent en plusieurs estrifs aucuns chevaliers de France ce jour et ce soir. Et autretant bien d’autre part étoient les Espaignols. Et ne conseilloient pas, ceux qui aimoient le roi, à combattre, par plusieurs raisons ; car si il combattoit et la journée étoit contre lui, sans recouvrer il perdroit son royaume. Et le roi tenoit bien aussi ce propos et ressoignoit les fortunes, et ne savoit pas, ni savoir ne pouvoit tous les courages de ses hommes, ni lesquels l’aimoient et lesquels non. Si demoura la chose jusques à lendemain que tous retournèrent au palais du roi et entrèrent en parlement.

En ce parlement eut plusieurs paroles dites et retournées, car chacun à son pouvoir vouloit le roi Jean de Castille loyaument conseiller ; et bien véoient et connoissoient les plusieurs que il ne s’inclinoit pas trop grandement à la bataille, car il lui souvenoit souvent de la dure journée que il avoit eue à Juberote, où le roi de Portingal le déconfit et où il prit si grand dommage que, si il avoit l’aventure pareille, il perdroit son royaume. Quand on eut allé tout autour de la besogne, et que on eut à chacun demandé ce que bon leur en sembloit ni véoit, on dit à messire Guillaume de Lignac et à messire Gautier de Passac que ils en dissent leur entente, car par eux se devoit tout ordonner, au cas que ils étoient les souverains capitaines, et là envoyés de par le roi de France et son conseil. Ces deux chevaliers regardèrent l’un l’autre ; et dit messire Gautier : « Parlez, messire Guillaume. » — « Non ferai, mais parlez-vous, car vous êtes plus usé d’armes que je ne sois. »

Là furent en estrif de parler : finablement il convint messire Guillaume parler, car il étoit ains-né, combien que aussi avant étoit chargé de la besogne l’un que l’autre, et dit ainsi :

« Sire roi, vous devez, ce m’est avis, grandement remercier la noble et bonne chevalerie de France qui vous est venue voir et servir de si loin. Et outre, ils ne montrent pas que ils aient affection ni volonté de eux enclorre ni eux enfermer en cité, en ville, en chastel ni en garnison que vous ayez ; mais ont grand désir de eux traire sur les champs et de trouver et combattre vos ennemis, laquelle chose, sauve soit leur grâce et la bonne volonté que ils montrent, ne se peut faire à présent par plusieurs raisons ; et la principale raison est que nous attendons monseigneur de Bourbon, qui est dessus nous souverain, lequel viendra tantôt et nous reconfortera encore grandement de gens d’armes. Aussi il y a grand’foison de chevaliers et d’écuyers en nos routes, qui oncques ne furent en ce pays ni qui point ne l’ont appris. Si appartient bien que ils le voient et apprennent deux ou trois mois, car on ne vit oncques bien venir de chose si hâtivement faite que de vouloir tantôt combattre ses ennemis. Nous guerroierons sagement par garnisons deux ou trois mois, ou toute celle saison, si il est besoin ; et lairons les Anglois et les Portingallois chevaucher parmi Galice et ailleurs si ils peuvent. Si ils conquièrent aucunes villes, nous les r’aurons moult tôt requises, mais que ils soient partis hors du pays. Il ne les feront que emprunter. Encore y a un point en armes où gisent et sont moult d’aventures. En chevauchant et eux travaillant parmi ce pays de Galice, lequel est chaud et de fort air, ils pourront prendre tels travaux et telles maladies que ils se repentiront de ce que ils auront été si avant, car ils ne trouveront pas l’air si attrempé, ainsi comme il est en France, ni les vins de telle boisson ni douceur, ni les fontaines attrempées si comme en France ; mais les rivières troubles et froides pour les neiges qui fondent ens ès montagnes, dont eux et leurs chevaux, après la grand’chaleur du soleil que ils auront eue tout le jour, morfondront, ni jà ne s’en sauront garder Ils ne sont pas de fer ni d’acier, que à la longue ils puissent en ce chaud pays de Castille durer. Ce sont gens si comme nous sommes ; et nous ne les pouvons mieux déconfire ni gâter que de non combattre et laisser aller partout. Ils ne trouveront rien au plat pays où ils se puissent prendre ni aherdre, ni nulle douceur où ils se puissent rafreschir ; car on m’a donné à entendre que le plat pays est tout gâté de nos gens mêmes ; donc je prise bien cel avis et celle ordonnance, car si ce étoit à moi à faire, je le ferois. Et si il est nul de vous qui sache mieux dire, si le dise, nous l’orrons volontiers. Et si vous en prions messire Guillaume et moi. »

Tous répondirent ainsi que de une voix ; « Ce conseil soit tenu. Nous n’y véons meilleur ni plus profitable pour le roi de Castille et son royaume. »

À ce conseil se sont tous tenus : que, avant que on se mette sus les champs ni que on fasse nul semblant que on combatte les Anglois, on attendra la venue du duc de Bourbon, et pourverra-t-on de gens d’armes les garnisons sus les frontières, et laira-t-on les Anglois convenir, et les Portingalois aller et venir parmi le pays de Castille là où ils pourront aller. Ils n’emporteront pas le pays, quand ils s’en iront, avecques eux. Ainsi se defina le parlement et issirent tous de la chambre.

Ce jour donna à dîner aux barons et chevaliers de France en son palais à Burges, le roi de Castille grandement et largement selon l’usage d’Espaigne. À lendemain, dedans heure de nonne, furent ordonnés et départis les gens d’armes, et savoit chacun par la relation des capitaines quelle chose ils devoient faire ni où aller. Si fut envoyé messire Olivier Du Glayaquin, le comte de Longueville, atout mille lances, à une ville forte assez sus la frontière de Galice, que on dit ville d’Agillare ; messire Regnault et messire Tristan de Roye en une autre garnison, à dix lieues de là sus la frontière aussi de Galice, en une ville que on appelle Ville-Sainte, atout trois cens lances ; messire Pierre de Vilaines, atout deux cens lances, à Ville en Bruelles ; le comte de la Lune en la ville de la Mayolle ; messire Jean des Barres, atout trois cens lances, en la ville et chastel de Noye en la terre de Gallice ; messire Jean de Chastel-Morant et messire Tristan de la Gaille et plusieurs autres compagnons en la cité de Palence ; le vicomte de la Berlière en la ville de Ribesor ; messire Jean et messire Robert de Braquemont et tous les Normands en Ville-Arpent. Ainsi furent tous départis ces gens d’armes et connétables : de eux tout fait et ordonné. Messire Olivier Du Glayaquin, lequel avoit la greigneur charge, messire Guillaume de Lignac et messire Gautier de Passac, demeurèrent de-lez le roi à Burges ; et partout où il alloit ils allèrent. Ainsi se portèrent en celle saison les ordonnances en Castille, en attendant le duc de Bourbon, lequel étoit encore en France à Paris, et ordonnoit ses besognes pour aller en Castille.

Nous mettrons un petit en repos cette armée de Castille du duc de Lancastre et du roi de Portingal. Quand le temps et lieu sera, nous y retournerons bien. Et parlerons des avenues qui avinrent en celle saison en France et en Angleterre, dont il en y eut des folles et des périlleuses pour l’un royaume et pour l’autre, et des déplaisantes pour les rois et pour leurs consaulx.

  1. Henri de Transtamare.
  2. Ces événemens sont de l’année 1386. Les chevaliers français étaient rentrés en France de leur expédition d’Espagne, avant l’expiration de cette même année. Le roi de Navarre mourut le 1er janvier 1387.