Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre LIV

Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 551-552).

CHAPITRE LIV.

Comment les Anglois arrivèrent à l’Escluse et de ce toutes gens s’esbahissoient et comment ils ardirent plusieurs villes.


Après ce que les Anglois eurent déconfit messire Jean Bucq, l’amiral de Flandre, et conquis toute la flotte qui venoit de la Rochelle, où ils eurent grand profit, et par espécial ils eurent bien neuf mille tonneaux de vins, dont la vinée toute l’année en fut plus chère en Flandre, en Hainaut et en Brabant et à meilleur marché en Angleterre. Ce fut raison. Ainsi se portent les aventures ; nul n’a dommage que les autres n’y aient profit. Ne se départirent pas pour ce les Anglois de devant l’Escluse, mais furent là à l’ancre, et coururent de leurs barges et de leurs gallées, et prirent terre à Terneuse à l’opposite de l’Escluse : il n’y a que la rivière entre deux ; et l’ardirent, et le moustier aussi, et deux autres villes plus avant en allant sus la marine et sus les dicques, lesquelles on appelle Tonrne-Hourgue ; et Murdeques[1], et prirent des gens et des prisonniers sur le pays et furent là gisans à l’ancre plus de neuf jours ; et firent des embûches entre le Dam et l’Escluse au lez devers eux au chemin de Cokesie ; et y fut pris Jean de Lannoy, un homme d’armes de Tournay, qui étoit là venu avecques le seigneur d’Escornay et messire Blancart de Calonne, qui y vinrent frappant de l’éperon, de Tournay atout quarante lances, quand les nouvelles furent épandues sus le pays que les Anglois étoient à l’Escluse. Et advint aussi que messire Robert Mareschal, un chevalier de Flandre, lequel avoit épousé une des filles bâtardes du comte de Flandre, étoit pour ce jour à Bruges, quand les nouvelles coururent des Anglois ; si que il se départit et s’en vint à l’Escluse et se bouta au chastel lequel il trouva à petite garde et défense. Et si les Anglois eussent pris terre, ou que ils se fussent adonnés de être entrés en l’Escluse, aussi bien que ils firent d’aller à Terneuse d’autre part l’eau, ils eussent pris chastel et tout ; car les gens qui le devoient garder et ceux de l’Escluse étoient si ébahis que il n’y avoit ordonnance ni arroy en eux ; et s’en fuyoient les uns çà et les autres là, quand le chevalier dessus nommé y vint qui entendit aux défenses et au pourvoir de gens, et rendit cœur et manière à ceux de la ville ; si leur dit : « Entre vous, gens de l’Escluse, comment vous maintenez-vous ? À ce que vous montrez, vous êtes tous déconfits et sans coup férir. Gens de valeur et de défense ne doivent pas ainsi faire. Ils doivent montrer visage tant comme ils peuvent durer. À tout le moins, si ils sont morts ou pris, en ont-ils la grâce de Dieu et la louange du monde. » Ainsi disoit messire Robert quand il vint à l’Escluse.

Endementres que les Anglois se tenoient et gisoient devant l’Escluse, étoit le pays jusques à Bruges moult effrayé, car ils issoient hors tous les jours, et venoient courir et fourrer bien avant ; et tout de pied, car ils n’avoient nuls chevaux. Et quand ils avoient fait leur emprise, ils s’en retournoient à leur navie, et là rentroient, et toutes les nuits ils y dormoient ; et à lendemain à l’aventure ils s’en r’alloient, et nullui ne leur alloit au-devant. Et autre tant bien comme ils s’alloient aventurer sus les parties du soleil couchant, se mettoient-ils hors à terre quand il leur plaisoit sus les parties de soleil levant. Et vinrent fourrer et puis ardoir la ville de Kokesie, sur les dunes de la mer et un autre gros village au chemin de Ardembourch et de la mer que on dit Hosebrouc. Et faisoient ce que ils vouloient, et eussent encore plus fait si ils voulsissent et si ils eussent sçu le convenant et l’ordonnance du pays, car si étoit tout vuis de gens d’armes. Et quand ils eurent séjourné tant comme bon leur fut, et que nul ne se mit au-devant d’eux pour rescourre chose que ils eussent prise ni levée au pays ni en la mer, et ils eurent bon vent, ils se départirent de l’ancre ; et levèrent les voiles et s’en retournèrent vers Angleterre atout deux cent mille francs de profit pour eux, que en une manière que en autre ; et singlèrent tant que ils vinrent à l’entrée de la Tamise, et là passèrent tout contremont jusques à Londres, où ils furent reçus à grand’joie, car les bons vins de Xaintonge, que on cuidoit boire en celle saison en Flandre, en Brabant, en Hainaut, en Liége et en plusieurs lieux en Picardie, ils les avoient en leur compagnie ; si furent vendus et départis à Londres et en plusieurs lieux en Angleterre. Et firent ces vins là ravaller les vins quatre deniers esterlins au galon. Et furent ceux de Londres, et plusieurs Anglois qui hantoient les frontières de Flandre de Hollande, de Zélande trop grandement lies de la prise messire Jean Bucq, car il leur avoit porté plusieurs fois trop de contraires sur mer en allant à Dourdrech, à Zereciel, à Lede, Medelebourch et à la Brielle en Hollande. Et vous dis que aucuns marchands de Zereciel en Zélande avoient des vins en celle flotte qui venoient de la Rochelle, lesquels leur furent tous rendus et délivrés, et leurs dommages restitués. Et bien y avoit cause que les Anglois leur fussent courtois, car oncques ceux de Zereciel ne se vouldrent aconvenancer aux François pour aller en Angleterre ; et leur dirent bien que jà nefs ni barges de Zereciel n’y mettroient la voile ni gouvernail. Pourquoi ils enchéoient grandement en la grâce et amour des Anglois. Si fut messire Jean Bucq mis en prison courtoise à Londres. Il pouvoit aller et venir parmi la ville, mais dedans soleil couchant il convenoit que il fût à l’hôtel, ni oncques depuis on ne le voult mettre à finance. Si en ot le duc de Bourgogne volontiers par échange rendu le frère du roi Jean de Portingal, un bâtard que ceux de Brenoliet prirent sur la mer en venant à Meledebourch ; mais ils le prirent sur leur puissance, car sus les mettes de Zélande, ils ne l’eussent point pris. Et me semble que messire Jean Buch fut emprisonné courtoisement à Londres, en Angleterre environ trois ans, et puis mourut.

  1. Turnhout et Moerdick.