Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre CXXXVI

Texte établi par J. A. C. BuchonA. Desrez (IIp. 756-757).

CHAPITRE CXXXVI.

Comment la duchesse de Lancastre mena sa fille en Castille, pour la marier au fils du roi ; et comment, ayant trouvé les os de son père, les fit porter en la cité de Séville, et inhumer avec royal obsèque.


Assez tôt après s’ordonna la duchesse de Lancastre, pour aller en Castille, et pour y mener sa fille qui devoit avoir, par mariage, le fils du roi de Castille. Si avoient le duc de Lancastre et la duchesse tout cel hiver trop fort entendu à ordonner leur besogne grandement et étoffément pour leur honneur, tant que pour leurs corps que pour leurs dames et damoiselles ; et étoit l’intention de la duchesse, qu’à son entrée et venue en Castille, elle iroit tout premièrement à Montiel, où la bataille fut jadis du roi Piètre, son père, à l’encontre du roi Henry de Castille, et de messire Bertrand du Clayaquin ; et feroit juste enquête là où le corps son père pour ces jours fut enseveli ; et là feroit les os, et ce qu’on y trouveroit, défouir et porter en la cité de Séville : et là de rechef ensevelir richement et puissamment, ainsi comme à roi appartenoit.

Quand ce vint à l’entrée du mois de mars[1] que le soleil commence à monter, et les jours à alonger, et le beau temps à venir, la duchesse de Lancastre eut son arroy tout prêt pour elle et pour sa fille ; si se départirent de Bordeaux, et vinrent à Bayonne : et là prit congé à elle le duc de Lancastre qui s’en retourna à Bordeaux, et les dames se mirent à chemin devers la cité de Dax ; et tant exploitèrent, qu’elles vinrent là : et y furent reçues moult grandement, car la cité, de Dax est en obéissance au roi d’Angleterre. Si furent là, et y reposèrent deux jours : et puis passèrent parmi la terre des Bascles, et le pas de Roncevaux, et entrèrent en Navarre, et vinrent en Pampelune ; et trouvèrent le roi de Navarre et la roine, qui les recueillit, grandement et honorablement, car la roine de Navarre pour ce temps étoit sœur au roi de Castille[2].

La duchesse de Lancastre et sa fille mirent, à passer le royaume de Navarre, plus d’un mois, car elles séjournèrent par plusieurs fois avecques le roi et la roine : et tout partout, pour elles et leurs gens, étoient leurs frais payés. Après, elles entrèrent en Espaigne ; et là trouvèrent les gens du roi de Castille, à l’entrée du royaume, qui les recueillirent liement, car pour ce faire y étoient-ils envoyés. Tous les royaumes d’Espaigne, de Castille et de Galice, de Séville et de Tolède, et de Cordouan furent réjouis de la venue des dames, pour la cause de ce que la jeune fille devoit avoir par mariage le fils du roi Jean, leur seigneur. Et sembloit à tous que ils avoient parfaite paix, pour ce qu’ils étoient hors de ce doute des Anglois, car contre les Portingalois, comme ils disoient, ils se cheviroient bien. Si vinrent les dames à Burges[3] devers le roi Jean de Castille qui les reçut grandement et liement ; aussi furent les prélats et les barons du pays là qui les reçurent aussi. Si furent festoyées comme à elles appartenoit ; et là furent renouvelées toutes les convenances prises, faites, escriptes et scellées entre le roi Jean de Castille et le duc Jean de Lancastre. Et devoient le duc de Lancastre et sa femme, tenir en Castille par an de revenue cinquante mille francs, dont quatre cités et tout le pays de Champ[4] en étoient pleiges ; et de rechef la duchesse de Lancastre, pour sa chambre, devoit avoir et tenir par an seize mille francs, et sa fille et le fils du roi devoient tenir, le viage du roi son père, tout le pays de Galice ; et se devoit le jeune fils appeler prince de Galice[5].

Quand toutes ces choses furent faites, renouvelées et confirmées, et le mariage confirmé, la duchesse de Lancastre laissa sa fille de-lez le roi, et son jeune mari qui pouvoit avoir environ huit ans[6]. Elle prit congé du roi, pour aller vers Montiel, si comme en devant elle avoit proposé. Le roi lui donna, et la fit accompagner des plus grands de sa cour. La dame vint à Montiel, et fit tant, par sa juste enquête, qu’elle sçut de vérité là où son père fut jadis enseveli, si comme vous savez, et aussi il est contenu en notre histoire ci-dessus. Si fut défoui, et les os pris, et lavés, et embaumés, et mis en un sarcus, et portés en la cité de Séville : et y vinrent toutes les processions à l’encontre et au devant, au dehors de la cité. Si furent en l’église cathédrale ces os portés, et là mis bien et révéremment ; et lui fit-on obsèque très solemnelle ; et y fut le roi Jean de Castille, et son fils le jeune prince de Galice, et la greigneur partie des prélats et barons du pays.

Après les obsèques faits, chacun s’en retourna en son lieu. Le roi de Castille s’en vint au Val-de-Sorie, et son fils et sa fille avecques lui : et la duchesse de Lancastre s’en alla à Medine-de-Camp, une bonne ville et grosse cité, dont elle étoit dame par la confirmation de la paix, et se tint là un grand temps. Nous nous souffrirons à parler d’elle et de Castille, tant que temps et lieu seront : et parlerons du mariage du duc de Berry, et aussi d’autres incidences qui s’ensuivent.

  1. L’année 1388 s’est terminée, d’après l’ancien calcul, au 17 avril, Pâques tombant le 18 du même mois. L’année 1389 ne doit être comptée qu’à partir du 18 avril.
  2. Charles II, roi de Navarre, avait épousé, en 1361, Léonore, fille de Henri II et sœur de Jean, roi de Castille.
  3. Le roi était allé de Burgos à Valence, où il reçut la princesse et où les noces se célébrèrent.
  4. Medina del Campo. J’ai déjà rapporté plus haut les articles du traité.
  5. Il s’appela prince des Asturies.
  6. Il n’avait en effet que neuf ans.