Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre CIX

Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 693-697).

CHAPITRE CIX.

Comment, cependant que le duc de Lancastre entretenoit Hélion de Lignac, ambaxadeur du duc de Berry, sur le traité du mariage pourparlé, vinrent aussi quelques secrets ambaxadeurs du roi de Castille pour rompre ce mariage, et avoir la fille de Lancastre pour son fils ; et comment Hélion de Lignac fut renvoyé le jour même de leur arrivée, avec certaines trèves, sur les marches d’Aquitaine.


Nous parlerons un petit de messire Hélion de Lignac, lequel le duc de Berry envoyoit devers le duc de Lancastre. Tant exploita le chevalier qu’il vint à Bayonne ; et descendit à l’hôtel ; et s’ordonna et appareilla, ainsi comme à lui appartenoit, pour aller au chastel parler au duc de Lancastre, qui jà étoit informé de sa venue, et envoya moult honorablement devers lui deux de ses chevaliers qui le vinrent voir en son hôtel, et lesquels l’emmenèrent devers le duc.

Quand messire Hélion fut venu en la présence du duc, il s’inclina bien bas ; et le salua, aussi comme il lui appartenoit et que bien le sçut faire. Le duc le reçut moult honorablement ; et le leva entre ses bras, et puis le prit par la main, et le mena en sa chambre, car ils s’étoient encontrés en la salle. Messire Hélion lui bailla les lettres de créance que le duc de Berry lui envoyoit. Le duc les ouvrit et lisit ; et puis se trait vers messire Hélion, lequel commença à entamer sa parole et sa matière, et à parler de ce pourquoi il étoit là envoyé. Le duc en répondit moult courtoisement ; et dit à messire Hélion qu’il fût le bien venu, et que la matière dont il lui traitoit, étoit grande et grosse, et qu’elle demandoit bien à avoir grand conseil, et qu’elle ne pouvoit être si tôt délivrée. Messire Hélion de Lignac demoura à Bayonne, de-lez le duc de Lancastre et ses chevaliers, plus d’un mois ; et toujours étoit-il bien servi de belles paroles ; et montroit le duc de Lancastre par ses réponses qu’il avoit grand’affection d’entendre à ce mariage du duc de Berry ; mais non avoit, car tout ce qu’il disoit et montroit, n’étoit que fiction et dissimulation ; et ce qu’il tenoit le chevalier si longuement de-lez lui, n’étoit fors pour ce que les nouvelles fussent plus escandalisées par tout, et par espécial au royaume de Castille, car là gisoit toute son affection. Bien disoit le duc à messire Hélion, que si son cousin de Berry prenoit sa fille par mariage, qu’il se loieroit avecques lui de toute sa puissance à l’encontre de ses adversaires d’Espaigne, et qu’il vouloit que l’héritage de sa femme et de sa fille fût recouvré. Messire Hélion répondoit, et disoit ainsi : « Monseigneur, je ne suis pas chargé de rien confirmer si avant, comme des alliances ; mais, avant mon département, vous escriprez tout votre fait, ainsi que vous voudrez qu’il se porte, et sur cel état je retournerai, et le montrerai à monseigneur de Berry. Je le sens bien tel et si affectueux en celle besogne, que toutes les alliances qu’il pourra faire parmi raison, il les accordera. » — « C’est bien notre entente, » disoit le duc de Lancastre.

Ainsi, et sur cel état, séjournoit à Bayonne messire Hélion de Lignac ; mais on le tenoit tout aise et joyeux, car le duc vouloit qu’ainsi fût.

Nouvelles vinrent au royaume de Castille, en trop de lieux, et espécialement en l’hôtel du roi Jean de Castille, en disant ainsi : « Vous ne savez quoi ? Il y a grands traités entre le duc de Berry et le duc de Lancastre. Car le duc de Berry traite pour avoir Catherine, la fille au duc de Lancastre et à la duchesse, madame Constance ; et, si le mariage se confirme, ainsi comme il est bien taillé qu’il avienne, ce ne sera pas sans grands alliances, car le duc de Berry est un grand chef, pour le présent, au royaume de France. Il est oncle du roi ; et a une partie du gouvernement du royaume. Si sera cru de ce qu’il voudra faire, ce sera raison, soit de paix, ou de longue trèves ; et le duc de Lancastre, d’autre part, est l’ains-né de ses frères, et des oncles du roi d’Angleterre. Sien sera cru, car il est sage et puissant ; et les Anglois, à ce qu’ils montrent, sont tous las de guerroyer. Si se taille bien la chose, parmi le mariage de Berry et de Lancastre, qu’une bonne paix entre France et Angleterre en vienne ; et nous demeurerons en la guerre, car le duc de Lancastre voudra suivir le chalenge de Castille ; et le droit qu’il y a, il le donnera à sa fille ; et ainsi serons-nous en guerre des François et des Anglois.

Toutes ces doutes mettoient les plusieurs avant au royaume de Castille. Et jà étoient retournés en France, de trop grand temps avoit, tous les chevaliers et écuyers lesquels avoient été servir le roi en sa guerre, si comme il est contenu ici dessus en notre histoire. Or fut dit au roi de Castille, des plus espéciaux de son hôtel et de son conseil : « Sire, sire, entendez à nous. Vous n’eûtes oncques si grand mestier d’avoir conseil, que vous avez pour le présent, car une bruine trop felle et périlleuse se nourrit entre vous et le duc de Lancastre, plus grande assez que jamais ; et est jà toute engendrée, et si vient du côté de France. » — « Comment peut-il être ? » dit le roi, qui se volt informer de la vérité. « En nom Dieu, sire ! renommée court parmi ce pays, et ailleurs aussi, que le duc de Berry se marie à la fille au duc de Lancastre, votre cousine ; et vous devez bien croire que ce ne se fait pas ni fera sans grands alliances. Si pourrez au temps avenir, tout ce y doit-on imaginer, être aussi reculé par les François, que vous en avez été avancé. » Le roi de Castille sur ces nouvelles fut moult pensif ; et véoit bien qu’on lui disoit et montroit vérité ; et demanda conseil à ceux qui en espèce de bien lui avoient conseillé ce et recordé, et comment pour le mieux on se pourroit chevir et ordonner. Ceux le conseillèrent loyaument, selon le mestier du fait et que la matière le demandoît, si comme je vous dirai.

Vous savez, comme il est ci-dessus bien derrière, en notre histoire traité, comment le roi Henry d’Espaigne s’apaisa au roi Piètre d’Arragon. Par cel apaisement le roi d’Arragon donna sa fille au fils du roi de Castille ; ce fut ce Jean qui pour le présent est roi ; et, parmi la conjonction de ce mariage, ils demourèrent en paix, eux et leurs royaumes. Ce Jean, fils du roi Henry, eut de cette fille d’Arragon un fils ; et puis se mourut la dame. Après la mort de la dame et la mort du roi Henry, le roi Jean de Castille, par le conseil de ses hommes, se remaria à la fille du roi Ferrand de Portingal, madame Béatrice ; et en celle il eut madame Aliénor de Coingne. Ce fils de la fille au roi d’Arragon on l’appeloit Henry ; et étoit beau fils et bien venant, mais il étoit moult jeune. Si que le conseil du roi de Castille lui disoit ainsi : « Sire, nous ne voyons en ces choses dont nous vous parlons, qu’un seul moyen. » — « Quel est-il ? » dit le roi Jean. « Nous le vous dirons. C’est de votre fils l’enfant Henry de Castille, qui seroit bien taillé de rompre ce mariage qui se traite au duc de Berry, et d’avoir la fille au duc de Lancastre ; et croyons que le duc et la duchesse auroient plus cher à marchander à vous et à votre fils, qu’ils n’auroient au duc de Berry. » — « En nom Dieu ! dit le roi de Castille, vous parlez bien, et je vueil entamer celle matière ; car aussi nos gens s’y inclineront moult volontiers, car parmi ce mariage auront-ils paix aux Anglois par mer et par terre. Or regardons qui pourra, au nom de nous, et pour traiter sagement, aller devers le duc de Lancastre. » — « Sire, dirent-ils, il convient que vous ayez, en ces traités portant, gens moult discrets, et que la chose soit sagement et couvertement demenée, par quoi vous n’enchéez en l’indignation du roi de France ni des François, car aujourd’hui les envies sont grandes, et est plutôt cru qui rapporte le mal que le bien, et le mal plutôt élevé que le bien. Quand on saura que vous traiterez devers le duc de Lancastre, on voudra en l’hôtel de France savoir de quoi ni sur quoi vos traités se fonderont ni ordonneront, pour la cause des grandes alliances que le roi de bonne mémoire, votre père, eut jadis et scella et confirma aux François ; et aussi les François vous ont toujours fait votre guerre. Si vous faudra secrètement faire vos traités, et envoyer devers le duc de Lancastre hommes sages et couverts, et qui bien cellent toute votre affaire ; et non pas y envoyer par bobant, mais moyennant tant que les choses se feront, si elles doivent avenir, en bon état et sûr. » — « Il est vérité, ce dit le roi. Or nommez qui est idoine ni taillé d’aller en ce voyage. » — « Sire, on y envoyera votre confesseur, frère Ferrant de Sorie, et aussi l’évêque de Seghense, qui fut jadis confesseur du roi votre père, et Pierre Gadeloupes, qui est bien enlangagé. » — « Or soit, dit le roi de Castille, je le vueil. Qu’on les mande et informe de ce qu’ils diront. Autrefois ont-ils voulu traiter de la paix, mais ils n’en purent être ouïs, tant de notre côté que du duc de Lancastre, car le duc et son conseil vouloient que je me démisse de la couronne ; ce que je ne ferois jamais. »

Lors furent mandés les trois dessus nommés en la ville de Burges en Espaigne, où le roi se tenoit. Si leur fut dit du roi et de son détroit conseil, qu’ils s’en iroient vers Bayonne parler au duc de Lancastre. Ils répondirent que le message et le voyage ils feroient volontiers. Si s’en chargèrent et se mirent à chemin, non en trop grand état, mais tout rondement ; car ils ne vouloient pas donner à entendre qu’ils allassent devers le duc de Lancastre en ambaxaderie, pour traiter de nulle alliance, car ils ne savoient encore comment ils exploiteroient. Si entrèrent en Navarre, et vinrent à Pampelune, et là trouvèrent le roi et la roine ; et tout premièrement ils se trairent devers la roine, pour tant qu’elle étoit sœur du roi de Castille, leur seigneur. Elle leur fit bonne chère, mais point ne se découvrirent à li de chose nulle qu’ils eussent à faire. Aussi ne firent-ils au roi. Et passèrent outre le comble de Pampelune et les montagnes de Roncevaux, et entrèrent en Bascle, et chevauchèrent tant qu’ils vinrent à Bayonne, la bonne ville.

Quand ces ambaxadeurs de Castille furent venus à Bayonne, encore étoit là messire Hélion de Lignac, lequel étoit envoyé devers le duc de Lancastre de par le duc de Berry, ainsi comme vous savez ; mais depuis la venue des Castillans, il n’y séjourna pas longuement, car le frère Dam Ferrant, confesseur de Castille, se trait devers le duc de Lancastre, pourtant qu’il avoit mieux la connoissance de lui que les autres, et lui alla un petit entamer la matière, et remontrer pourquoi ils étoient là venus ni en quelle instance. Le duc à ces paroles ouvrit ses oreilles, et entendit ces nouvelles volontiers, et lui dit : « Frère Ferrant, vous soyez le bien venu. »

Depuis, en ce même jour, il délivra messire Hélion de Lignac ; et me semble que le duc affirma et accorda une trève de tous les chastels qui guerre faisoient pour lui en toutes les sénéchaussées d’Acquitaine, tant en Bigorre et en Toulouse comme ailleurs, à durer jusques au premier jour de mai qu’on compteroit en l’an de grâce mil trois cent quatre vingt et neuf, en comptant et comprenant tous les pays jusques à la rivière de Loire, et d’outre la rivière rien. Si furent ces trèves criées à la requête du duc de Berry, pour envoyer, aller, venir, et retourner plus sûrement ses gens devers le duc de Lancastre ; car ceux de Mortagne sur mer, ceux de Bouteville, et les forte de Rouergue, et Quersin de Pierregord, sur la rivière de Dordogne et outre la rivière de Garonne, étoient très felles et trop périlleux ; et ne vouloient nully connoître. Pourtant y ordonnèrent ces deux ducs les trèves, qui furent bien tenues.

Quand messire Hélion de Lignac se départit du duc de Lancastre, ce fut sus grand amour et douceur ; et donna à entendre à messire Hélion, que la chose alloit et lui plaisoit bien ; mais il mit en termes, que nullement il ne marieroit sa fille en France, sans le consentement et accord de son nepveu le roi d’Angleterre, et aussi de l’accord et plaisance du conseil d’Angleterre : mais si les choses s’approchoient si avant, il y mettroit, et penseroit à mettre tel et si bon moyen, qu’elles se tourneroient à bien. Sur cel état se partit messire Hélion de Lignac, et retourna en France ; et montra au duc de Berry ces lettres, qui venoient du duc de Lancastre ; et, avec tout ce, de bouche, il lui recorda toute la manière du fait, tant que pour l’heure le duc s’en contenta.

Or parlerons-nous des ambaxadeurs du roi de Castille. À ceux vouloient le duc entendre. Aussi fit la duchesse, car tous leurs cœurs et toutes leurs imaginations gisoient, et étoient, à avoir leur entente, ou en partie, du chalenge d’Espaigne. Si fit-on bonne chère à ces ambaxadeurs ; et vinrent tous trois au chastel devers le duc et la duchesse, et montrèrent leurs lettres de créance, et ce dont ils étoient chargés de faire et de dire. Tout premièrement ils parlèrent de traité de paix ; et là prêcha le frère confesseur en la chambre du duc, présent la duchesse de Lancastre, qui depuis relata au duc toutes les paroles, ou en partie, car le duc ne les avoit pas toutes bien entendues ; mais la dame les entendit bien, car de jeunesse elle avoit été nourrie en Espaigne.

Le duc de Lancastre à ce commencement, quoiqu’il fît bonne chère à ces ambaxadeurs, ne se découvrit point trop avant ; mais dit que ce seroit fort à faire, de trouver paix, ni la mettre en lien où si grand’haine et guerre appartenoit, quand on le déshéritoit de son héritage ; et que ce n’étoit pas son intention qu’il s’en dût jà déporter, s’il ne venoit à la couronne, car c’étoit son droit. Le frère et l’évêque répondirent, qu’entre son droit et le droit de leur seigneur, le roi de Castille, ne convenoit qu’un bon moyen : « Et monseigneur, nous l’avons trouvé. » — Quel ? » dît le duc. « C’est, sire, que vous avez de madame Constance une belle jeune fille et à marier : et mon sire, le roi de Castille, a un très beau fils et jeune. Si ce mariage et alliance se faisoient, le royaume de Castille demoureroit en paix, car toujours ce qui est vôtre doit retourner à vous ; et mieux ne le pourriez vous mettre et asseoir, qu’en votre hoir qui descend de la droite ligne de Castille. Et ce que vous vous armez, combattez, et aventurez, et travaillez le corps, ce n’est que pour votre hoir. » — « C’est vérité, dit le duc ; mais je vueil bien que vous sachiez que les poursuites de Castille ont, que à moi que au royaume d’Angleterre, coûté cinq cent mille francs. Si verrois volontiers qu’aucune recouvrance en fût faite. » — « Monseigneur, répondit le confesseur du roi de Castille, mais que vous ayez agréable notre traité, nous trouverons un si bon moyen entre ces choses, que les besognes se trairont à bon chef. » — « Oui, dit le duc, vous nous êtes grandement les bienvenus ; et où que ce soit, avant que je retourne en Angleterre, soit en Castille ou en France, je marierai ma fille ; car j’en suis prié et requis. Mais choses qui sont si grandes et si hautes ne se font pas aux premeraines requêtes ; car, quant à ma fille que je tiens pour le temps qui viendra à héritière droiturière d’Espaigne, je voudrois bien savoir qui l’aura par mariage, ni que elle deviendra. » — « C’est raison, monseigneur, » répondit le confesseur.

Ainsi comme je vous conte, se commencèrent à entamer les procès et les traités entre le duc de Lancastre et ces parties, tant de Castille comme de France : et tous les retenoit ; ni à nuls ne donnoit congé ; et faisoit à tous bonne chère. Mais, en son imagination, le traité en Espaigne, de sa fille à avoir le fils du roi, lui sembloit meilleur et plus bel que d’autre part ; pourtant qu’au temps avenir sa fille demoureroit roine de Castille ; et aussi la duchesse, sa femme, s’y inclinoit trop mieux que d’autre part. Nous nous souffrirons un petit à parler du duc de Lancastre et de tous ces traités ; et retournerons à parler du duc de Bretagne et des ambaxadeurs que le roi de France avoit là envoyés, et ses deux oncles par espécial.