Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre CIII

Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 678-681).

CHAPITRE CIII.

Comment, étant le conseil de France en délibération d’aller contre le duc de Guerles qui avoit outrageusement défié le roi, le duc de Berry envoya le comte d’Estampes vers le duc de Bretagne, pour tâcher premièrement à le regagner au parti de France, après s’en être presque ouvertement étrangé par la prise du connétable de Cliçon.


Vous avez bien cy-dessus ouï recorder comment le duc de Guerles avoit défié le roi de France, par défiances impétueuses et dont on parla en plusieurs manières dedans le royaume et dehors aussi, pourtant que les défiances, si comme renommée couroit, n’avoient pas été courtoises, mais hors du stile, usage et ordonnance des autres défiances. Bien est vérité que j’en vis aucunes cédulles, jetées et escriptes en papier ; et disoit-on que c’en étoit la propre copie. Mais, pourtant que je ne les vis ni scellées, ni approuvées ainsi que telles choses doivent être, qui touchent si grandement que d’un petit prince, au regard du roi de France avoir défié si haut si noble et si puissant roi que le roi de France, je n’y ajoutai point de foi ni de crédence. Nequedent, on montra bien depuis au royaume que les défiances déplaisoient, et qu’on vouloit qu’il fût amendé, et que ce duc de Guerles s’excusât des impétueuses paroles qui en la défiance étoient contenues. Car on ne pouvoit voir, ni trouver au conseil du roi, que celle chose demourât honorablement ainsi, car les hauts barons de France disoient que, si le roi n’y remédioit, quoi ni combien qu’il dût coûter de finance ni de chevance au royaume de France, on y prendroit trop grand blâme. Car le roi étoit jeune et à venir, et en volonté de travailler ; et bien l’avoit montré en Flandre et ailleurs, comment de bonne volonté il alloit au devant de ses besognes ; et si il n’alloit au devant de ceux qui étoient hors rieulle de raison, les pays voisins auxquels il n’en touchoit rien, en parleroient diversement sur les nobles du royaume de France qui avoient le roi à conseiller, et avoient juré à garder son honneur.

À toutes ces choses remettre à point et à former sur droit, et que le roi ni le royaume n’y eussent point de blâme, rendoit grand’peine et conseil le sire de Coucy ; et montroit bien que la chose lui touchoit. Car il connoissoit trop mieux les Allemands que nul des autres ; pourtant qu’il avoit travellé et été entre eux plusieurs fois, tant pour la chalenge de la duché d’Osterice dont on lui faisoit grand tort, que pour autres incidences et actions qu’il avoit eues entre eux. Aussi, les deux oncles du roi véoient bien que la greigneur partie des nobles du royaume s’inclinoient à ce qu’il fût amendé ; et par espécial le duc de Bourgogne y avoit grande affection, et pour cause ; car le duc de Guerles hérioit sa belle ante, la duchesse de Brabant et son pays, lequel héritage lui devoit retourner après le décès des dames qui jà étoient toutes anciennes, la duchesse et sa sœur. Si eût le duc de Bourgogne vu volontiers, ou par guerre, ou par moyen, que ce duc de Guerles, qui étoit assez chevaleureux, fût rebouté et appaisé. Or convenoit, avant que toutes ces choses se fissent, que les membres du royaume de France fussent tous en un. Car trop long chemin y avoit, pour le roi, à aller de France en Allemagne conquêter terre et pays et mettre seigneurs à raison et à mercy ; et ne le pouvoit le roi faire seul, qu’il n’eût toute sa puissance avecques lui. Car on ne savoit pas si Allemands, qui sont convoiteux, se allieroient avecques le duc de Guerles, et lui voudroient aider à porter ses défiances.

Outre ce, le duc de Bourgogne et les autres, nobles et hauts barons de France et du conseil du roi, sentoient le duc de Bretagne en grand différent contre le royaume de France ; et avoit commencé à ouvrer merveilleusement ; et montroit, par ses œuvres, qu’il avoit autant cher la guerre que la paix au royaume de France ; et savoient bien les seigneurs qu’il pourvéoit et faisoit pourvoir en Bretagne, ses villes, ses cités, ses chastels, et ses bonnes villes, grandement et grossement, de pourvéances, en recueillant gens et artillerie, pour les défendre et tenir contre siéges. Avecques tout ce, il envoyoit et escripvoit souvent en Angleterre, et rafreschissoit le roi d’Angleterre et son conseil de paroles et de promesses traitables grandement, à amour et en reformation d’alliances, et à durer à toujours mais icelles, où les Anglois y prenoient, pour le temps à venir et pour renforcer et embellir leur guerre, grand espoir. Si ne vouloient pas les nobles du royaume de France qui le royaume avoient à conseiller, laisser celle bruine de Bretagne, qu’elle ne fût abattue ou ôtée aucunement, par bon conduit et bon incident : pourquoi le royaume fût hors de celle doute. Car, le roi allant en Allemagne, et sa puissance, le royaume seroit grandement dénué. Et tout ce, par espécial, imaginoient et présumoient les oncles du roi. Or ne savoient-ils bonnement comment entrer en ces traités pour briser le duc de Bretagne, car jà étoient retournés ceux qui envoyés y avoient été, l’évêque de Langres, messire Jean de Vienne, et messire Jean de Bueil, et avoient bien dit et recordé au roi et à ses oncles que rien ils n’avoient fait. Si s’avisa de rechef le duc de Berry, qu’il y envoieroit son cousin, le comte d’Estampes ; lequel il tenoit à doux homme, et grand et sage traiteur. Si l’en pria et lui dit : « Beau cousin, il vous faut aller en Bretagne, parler à notre cousin le duc. Si vous le trouvez dur, ni hautain en ses paroles et réponses, ne vous chaille ; ni en rien ne vous échauffez contre lui. Traitez doucement et de bonne façon ; et parlez à lui sagement ; et le ramenez à voie de raison ; et lui dites que le roi et moi, et beau frère de Bourgogne, ne lui voulons que tout bien et toute amour ; et que, là où il voudra demeurer de-lez nous, il nous trouvera toujours tout appareillés ; et aussi, de ces chastels qu’il tient du connétable, remontrez-lui bien et doucement, en riant, qu’à petite achoison il les a saisis, et qu’il lui plaise à les rendre ; si sera grandement à son honneur ; et que le roi lui en rendra et ordonnera d’aussi beaux et aussi bons, comme ceux-là sont, en quelque lieu qu’il les voudra choisir en son royaume. Faites tant, beau cousin, que vous nous rapportez de ce côté bonnes nouvelles ; et nullement, quelque séjour que vous fassiez, ne partez-vous point de lui, sans exploiter aucunement ; et mettez bien en mémoire tout son affaire ses réponses, et toute l’ordonnance de son état. » Le comte d’Estampes répondit à monseigneur de Berry, et dit : « Monseigneur, je le ferai volontiers. »

Depuis que le comte d’Estampes eut cette charge, de par le duc de Berry, d’aller en Bretagne devers le duc son cousin, ne séjourna-t-il pas trop longuement : mais ordonna et fit ordonner toutes ses besognes ; et se mit au chemin ; et passa parmi Chartres et le Mans, et parmi le bon pays du Maine ; et vint à Angers ; et là trouva-t-il la roine de Naples qui femme avoit été au duc d’Anjou qui s’étoit en son temps escript et nommé roi de Naples, de Sicile et de Jérusalem, duc de Pouille et de Calabre et comte de Provence, et ses deux beaux fils de-lez elle, Louis et Charles. La dame reçut son cousin le comte d’Estampes liement et doucement, car bien le savoit faire. Si eurent aucuns parlemens ensemble, ainsi que seigneurs et dames ont. Là étoit de-lez sa sœur, Jean de Bretagne qui n’avoit pas trop à grâce le duc de Bretagne devers lequel le comte d’Estampes alloit, mais il s’en portoit bel, ce qu’il pouvoit, car il n’avoit nulle puissance dessus lui pour lui remontrer ni amender son mal-talent. Si lui convenoit souffrir et porter bellement.

Quand le comte d’Estampes eut là été un jour et une nuit, et il eut pris congé, il s’en partit au matin ; et chevaucha devers Chastonceaux ; et vint là ce jour ; et exploita tant par ses journées, qu’il vint en la cité de Nantes ; et là se rafreschit, et demanda du duc. On lui dit qu’il étoit en la marche de Vennes, et là se tenoit par usage. Il prit ce chemin, et fit tant par ses journées, qu’il vint à Vennes ; et là trouva le duc qui le reçut assez liement, car ils étoient prochains cousins ensemble. Le comte d’Estampes qui bien se savoit acquitter de hauts princes et de hautes dames, car il avoit été nourri et introduit entre eux et elles en sa jeunesse, s’acquitta très sagement et doucement du duc ; et ne lui remontra pas, si très tôt comme il fut venu, la principale affection de son courage : ainçois se dissimula deux ou trois jours. Puis, quand il vit son temps et son heure, il entama son procès, en lui moult humiliant envers le duc, pour le mieux attraire en son amour ; et lui dit ainsi, ou sur telle forme : « Monseigneur et cher beau cousin, vous ne vous devez point émerveiller, si je vous suis venu voir de loin, car je vous désirois moult à voir par plusieurs raisons, lesquelles je vous éclairerai, mais que bonnement y veuilliez entendre et répondre à celles. » — « Oyl, dit le duc, beau cousin, parlez hardiment votre parole ; il ne me tourne à nul déplaisance, mais à plaisir ; et vous donnerai réponse à tout ce que vous en direz. » — « Grands mercis ! dit le comte. Monseigneur, il est vérité que l’évêque de Langres et messire Jean de Vienne et messire Jean de Beuil ont ci été envoyés devers vous de par le roi et messeigneurs ses oncles, et vous ont remontré leur charge à laquelle vous avez répondu, et de la réponse ils ont fait relation à monseigneur et à ses oncles. Et pourtant que on s’émerveille grandement en France de ce que à obéissance, là où vous devez avoir, vous ne voulez venir ni descendre, tant que plusieurs murmurations en sont à la cour du roi et ens ès hôtels de ses tenables, afin que pleinement vous soyez sommé. Monseigneur de Berry, qui grandement vous aime, à ce qu’il montre, nous prie que vous veuilliez descendre à toute raison et avoir connoissance telle de votre état et affaire, que duc de Bretagne doit avoir à son naturel seigneur le roi de France ; pourquoi vous n’entrez en son indignation et mal volonté ; car je vous dis, monseigneur, que le roi est un sire de grand’emprise et de haute et de noble volonté. Si vous allez contre lui et il vous fasse guerre, vous ne l’aurez pas d’avantage ; car les barons, les chevaliers et les bonnes villes de Bretagne, demoureront toutes de-lez lui. Laquelle chose, tant que de la guerre, pour le présent il n’a nulle volonté de le faire, si vous ne le courroucez encore secondement plus que courroucé vous ne l’ayez. Quoique plusieurs disent généralement parmi le royaume que vous l’avez bien desservi ; nequedent il n’y veut ni ne peut descendre de courage ; car vous êtes en France un plus haut pair qui y soit ; et là où vous voudriez demourer de-lez lui amiablement, vous trouverez en lui toute amour et courtoisie ; et vous verra aussi volontiers de-lez lui que seigneur nul qui soit tenable de lui. Si vous prie, monseigneur, que à toutes ces choses vous veuilliez entendre et descendre tant que monseigneur le roi, et nous qui sommes de son lignage et du vôtre, vous en sachons gré. »

Le duc de Bretagne répondit à toutes ces paroles présentes, et montra par ses réponses qu’il n’étoit pas bien encore conseillé ; si dit : « Beau cousin, nous savons bien que tout ce que vous nous dites et montrez c’est en espèce de bien ; et ainsi nous le retenons et nous y penserons, car nous n’y avons pas encore bien pensé ; et vous demeurez de-lez nous tant comme il vous plaira ; car votre venue nous fait grand plaisir. »

Autre réponse, pour le présent, ne put avoir le comte d’Estampes, mais il demoura de-lez le duc de Bretagne, et étoit son corps logé en son hôtel.

Environ quinze jours fut le comte d’Estampes en la cité et en la marche de Vennes, devers le duc de Bretagne qui lui montroit très grand amour et grand’compagnie ; et lui montra le bel et plaisant chastel de l’Ermine qui siéd assez près de Vennes, lequel le duc avoit fait nouvellement édifier, maçonner et ouvrer, et y prenoit une partie de ses délits. Or le comte à la fois, quand il cuidoit trouver le duc en bonnes, lui remontroit doucement et sagement ce pourquoi il étoit là venu ; et le duc couvertement toujours répondoit ; mais sur ses réponses on n’y pouvoit ajouter foi ni grand’sûreté de faire nulle restitution des cent mille francs et des chastels qu’il tenoit du connétable. Nequedent en la parfin il le fit, mais ce fut sans parole, sans prière et sans nulle requête de nully, quand on s’en donna le moins de garde : si comme je vous donnerai à connoître tout en traitant de la matière, et selon ce que je fus adoncques informé.

Quand le comte d’Estampes vit qu’il séjournoit là et rien n’exploitoit, si s’avisa qu’il prendroit congé au duc, et retourneroit en France devers le duc de Berry qui là l’avoit envoyé. Si prit congé au duc. Le duc le lui donna moult amiablement, et lui fit au départir présenter un très beau coursier amblant, ordonné et scellé et appareillé, ainsi que pour le corps du roi ; et lui donna un annel et une pierre dedans, qui bien avoit coûté mille francs.

Ainsi se départit le comte d’Estampes du duc de Bretagne, et se mit en chemin, et s’en retourna par Angers, et là trouva la roine de Naples et Jean de Bretagne, son frère, qui moult désiroient à ouïr des nouvelles, et lui dirent : « Beau cousin, vous devez bien avoir besogné, car vous avez moult longuement demouré. » Adonc leur recorda-t-il une partie de son exploit ; dont la fin fut telle qu’il dit qu’il n’avoit rien fait. Quand il eut été de-lez eux un jour, il prit congé, et se mit à chemin pour retourner devers Tours ; et fit tant par ses journées qu’il vint en Berry, et trouva le duc de Berry à Mehun-sus-Yèvre, un sien moult bel chastel, lequel aussi il avoit fait nouvellement édifier, et encore y faisoit-il ouvrer tous les jours. Quand le duc de Berry vit le comte d’Estampes revenu, il lui fit bonne chère, et lui demanda des nouvelles de Bretagne. Il lui recorda de point en point et de clause en clause tout ce qu’il avoit vu, ouï et trouvé ; et lui dit bien que ce duc de Bretagne on ne pouvoit briser, mais demouroit toujours en sa tenure. Le duc de Berry s’en passa assez légèrement et bellement, quand il vit qu’autre chose il n’en pouvoit avoir, et retourna assez tôt en France devers le roi et son frère le duc de Bourgogne, et leur remontra comment il avoit envoyé, pour traiter, en Bretagne, devers le duc, son beau-cousin le comte d’Estampes, et quelle chose en ce voyage il avoit exploité et besogné. La chose demoura en cel état, quand on vit que l’on n’en pouvoit autre chose avoir, et demoura-t-on sur ce point.