Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre XXXIX

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 348-349).

CHAPITRE XXXIX.


Comment le duc de Normandie et ses deux frères se partirent de la bataille ; et comment messire Jean de Landas et messire Thibaut de Vodenay retournèrent à la bataille.


Ainsi que la bataille des maréchaux fut toute perdue et déconfite sans recouvrer, et que celle du duc de Normandie se commença à dérompre et à ouvrir, et les plusieurs de ceux qui y étoient et qui par raison combattre se devoient, se prirent à monter à cheval, à fuir et eux sauver, s’avancèrent Anglois qui là étoient tous montés, et s’adressèrent premièrement vers la bataille du duc d’Athènes connétable de France. Là eut grand froissis et grand boutis et maints hommes renversés par terre ; là écrioient les aucuns chevaliers et écuyers de France qui par troupeaux se combattoient : Montjoye ! Saint-Denis ! et les Anglois : Saint-George ! Guyenne ! Là étoit grandement prouesse remontrée ; car il n’y avoit si petit qui ne vaulsist un homme d’armes. Et eurent adonc le prince et ses gens d’encontre la bataille des Allemands du comte de Sarbruche, du comte de Nasço et du comte de Nido et de leurs gens ; mais ils ne durèrent mie grandement ; ainçois furent eux reboutés et mis en chasse.

Là étoient archers d’Angleterre vites et légers de traire omniement et si épaissement que nul ne se osoit ni pouvoit mettre en leur trait : si blessèrent et occirent de cette rencontre maints hommes qui ne purent venir à rançon, ni à mercy. Là furent pris, assez en bon convenant, les trois comtes dessus nommés, et morts et pris maints chevaliers et écuyers de leur route. En ce poignis et recullis fut rescous messire Eustache d’Aubrecicourt par ces gens qui le quéroient et qui prisonnier entre les Allemands le sentoient ; et y rendit messire Jean de Ghistelle grand’peine ; et fut le dit messire Eustache remis à cheval. Depuis fit ce jour maintes appertises d’armes, et prit et fiança de bons prisonniers, dont il eut au temps avenir grand’finance et qui moult lui aidèrent à avancer.

Quand la bataille du duc de Normandie, si comme je vous ai dit, vit approcher si fortement les batailles du prince qui jà avoient déconfit les maréchaux et les Allemands, et étoient entrés en chasse, si en fut la plus grand’partie tout ébahie, et entendirent les aucuns et presque tous à sauver, et les enfans du roi aussi, le duc de Normandie, le comte de Poitiers, le comte de Touraine, qui étoient pour ce temps moult jeunes et de petit avis : si crurent légèrement ceux qui les gouvernoient. Toutefois messire Guichard d’Angle et messire Jean de Saintré, qui étoient de-lez le comte de Poitiers, ne voulurent mie retourner ni fuir, mais se boutèrent au plus fort de la bataille. Ainsi se partirent, par conseil, les trois enfans du roi et avec eux plus de huit cents lances saines et entières qui oncques n’approchèrent leurs ennemis ; et prirent le chemin de Chauvigny.

Quand messire Jean de Landas, messire Thibaut de Vodenay, qui étoient maîtres et gouverneurs du duc Charles de Normandie, avecques le seigneur de Saint-Venant, eurent chevauché environ une grosse lieue en la compagnie du dit duc, ils prirent congé de lui et prièrent au seigneur de Saint-Venant que point ne le voulsist laisser, mais mener à sauveté, et qu’il y acquerroit autant d’honneur à garder son corps, comme s’il demeuroit en la bataille ; mais les dessus dits vouloient retourner et venir de-lez le roi et en sa bataille ; et il leur répondit que ainsi feroit-il à son pouvoir. Ainsi retournèrent les deux chevaliers et encontrèrent le duc d’Orléans et sa grosse bataille toute saine et toute entière, qui étoient partis et venus par derrière la bataille du roi. Bien est voir que plusieurs bons chevaliers et écuyers, quoique leurs seigneurs se partissent, ne se vouloient mie partir ; mais eussent eu plus cher à mourir que il leur fût reproché fuite.