Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre XV

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 303-306).

CHAPITRE XV.


Cy parle des alliances du roi Charles de Navarre et des enfans de Navarre avec le roi d’Angleterre.


Le roi de France avoit pris en si grand’haine le fait de son connétable que les enfans de Navarre avoient fait mourir, que il n’en pouvoit issir ; ni les enfans de Navarre, pour amendes qu’ils en sçussent offrir ni présenter, le roi de France n’y vouloit entendre, mais il les faisoit guerroyer de tous côtés. Quand ils virent ce, si s’avisèrent qu’ils se traitoient en Angleterre et se fortifieroient des Anglois et les mettroient en leurs châteaux en Normandie ; autrement ils ne pouvoient venir à paix, si ils ne faisoient guerre. Si se départirent de Chierebourch et montèrent en mer et arrivèrent en Angleterre. Si firent tant qu’ils vinrent à Windesore où ils trouvèrent le roi et grand’foison de seigneurs, car c’étoit à une fête de Saint Georges que ils fêtoient. Si fut le roi de Navarre grandement bien venu et conjoui du roi d’Angleterre et de tous les barons, et aussi fut messire Philippe son frère[1]. En cette visitation que le roi de Navarre et ses frères firent en Angleterre eut grands traités et grands alliances ensemble ; et devoit le roi d’Angleterre efforcément arriver en Normandie et prendre terre à Chierebourch et le roi de Navarre lui devoit, à lui et à ses gens, prêter les forteresses pour guerroyer le royaume de France.

Quand toutes ces choses furent bien faites et ordonnées à leur entente, et les enfans de Navarre eurent séjourné de-lez le roi et la roine environ quinze jours, ils se départirent et s’en retournèrent arrière en la comté d’Évreux à visiter le fort châtel de Breteuil, Kem et tous autres châteaux qui du roi de Navarre se tenoient.

Le roi d’Angleterre ne mit mie en nonchaloir son propos, et dit, puisque paix ne s’étoit pu faire en Avignon, que il ne fît oncques si forte guerre en France que il feroit. Et ordonna en celle saison de faire trois armées : l’une en Normandie, et l’autre en Bretagne et la tierce en Gascogne ; car de Gascogne étoient venus en Angleterre le sire de Pommiers, le sire de Rosem, le sire de l’Esparre, et le sire de Mucident qui prioient au roi qu’il leur voulût bailler et envoyer ens ès parties par delà son fils le prince de Galles et ils l’aideroient à faire bonne guerre.

Le roi d’Angleterre fut adonc si conseillé qu’il leur accorda ; et dut le duc de Lancastre aller en Bretagne atout cinq cents hommes d’armes et mille archers, car messire Charles de Blois étoit revenu au pays, qui faisoit grand’guerre à la comtesse de Montfort. Il s’étoit rançonné quatre cent mille écus qu’il devoit payer, et en nom de trau il en avoit envoyé deux de ses fils, Jean et Guy, en Angleterre, à condition que deux cents hommes d’armes et quatre cents archers arriveroient en Normandie sur la terre de Navarre[2].

Si fit le dit roi faire ses pourvéances grands et grosses pour toutes ces besognes parfournir ; et manda partout gens d’armes là où il les put avoir. Si se départirent d’Angleterre en trois parties, et arrivèrent en trois ports ou hâvres, auques en une saison, ces trois osts. Le prince de Galles s’en alla devers Bordeaux à mille hommes d’armes et deux mille archers et toute fleur de chevalerie avec lui.

Premièrement de sa route étoient le comte de Suffolch, le comte d’Aske-Sufforch, le comte de Warvich, le comte de Sallebrin, messire Regnault de Cobehen, le baron de Stanford, messire Jean Chandos qui jà avoit la renommée d’être l’un des meilleurs chevaliers de toute Angleterre, de sens, de force, d’heur, de fortune, de haute emprise et de bon conseil, et par espécial le roi avoit son fils le prince recommandé à lui et en sa garde. Là étoit le sire de Bercler, messire James d’Audelée et messire Pierre son frère, messire Bietremeus de Brues, le sire de la Ware, messire Thomas et messire Guillaume de Felleton, le sire de Basset, messire Estievennes de Cousenton, messire Édouard sire Despensier, le sire de Willebi, messire Eustache d’Aubrecicourt, et messire Jean Ghistelles, et plusieurs autres que je ne puis mie tous nommer.

Si me tairai du prince et de ses gens, et aussi du duc de Lancastre qui arriva en Bretagne, et parlerai du roi d’Angleterre et de son armée qui en ce temps voulut venir en Normandie sur la terre du roi de Navarre.

Quand le roi d’Angleterre eut fait toutes ses pourvéances, il monta en mer au hâvre de Hantonne atout deux cents hommes d’armes et quatre mille archers. Si étoient en sa compagnie le comte d’Arondel, le comte de Norhantonne, le comte de Hereford, le comte de Stafford, le comte de la Marche, le comte de Hostidon, le comte de Cornouaille, l’évêque de Lincolle et l’évêque de Wincestre, messire Jean de Beauchamp, messire Gautier de Mauny, le sire de Mannes, le sire de Moutbray, le sire de Ros, le sire de Percy, le sire de Neufville, messire Jean de Montaigu, le sire de Grastoch, le sire de Clifort, messire Richard de Pennebruge, messire Alain de Bouqueselle, et plusieurs autres barons et chevaliers desquels je ne puis mie de tous faire mention. Si s’adressèrent, le roi, ces gens d’armes et cette armée, devers Normandie pour prendre terre à Chierebourch, où le roi de Navarre les attendoit.

Quand ils furent entrés en mer et ils eurent singlé un jour, ils eurent vent contraire, et les convint retourner en l’île de Wiske, et là furent quinze jours ; et quand ils s’en partirent, ils ne se purent adresser vers Chierebourch, tant leur étoit le vent contraire, mais prirent terre en l’île de Grenesée à l’encontre de Normandie ; et là furent un grand temps, car ils oyoient souvent nouvelles du roi de Navarre qui se tenoit à Chierebourch.

Bien étoit le roi de France informé de ces armées que le roi d’Angleterre en celle saison avoit mis sus, et comment il tiroit à venir et arriver en Normandie, et que le roi de Navarre s’étoit allié à lui, et le vouloit, et ses gens, mettre en ses forteresses. Si en fut dit et remontré au roi de France, par grand’délibération de conseil, que cette guerre de Normandie, le pouvoit trop gréver, au cas que le roi de Navarre possessoit des villes et des châteaux de la comté d’Évreux[3], et que mieux valoit que il se dissimulât un petit et laissât à dire devers le roi de Navarre que donc que son royaume fût si malement mené ni grévé.

Le roi de France, qui étoit de grand’conception hors de son aïr, regarda que son conseil le conseilloit loyalement ; si se réfréna de son mautalent et laissa bonnes gens ensonnier et convenir de lui et du roi de Navarre. Si furent envoyés à Chierebourch l’évêque de Bayeux et le comte de Salebruce, qui parlèrent si doucement et si bellement au roi de Navarre, et lui remontrèrent tant de belles raisons colorées, que le dit roi se laissa à dire et entendit à raison, parmi tant aussi qu’il désiroit la paix à son grand seigneur le roi Jean de France, mais ce ne fut mie si tôt fait ; ainçois y eut moult de paroles retournées ainçois que la paix venist et que le roi de Navarre voulsist renoncer aux traités et aux alliances qu’il avoit au roi d’Angleterre. Et quand la paix entre lui et le roi de France fut accordée et scellée, et qu’il renonça en lui excusant moult sagement des alliances qu’il avoit au roi d’Angleterre, si demeura messire Philippe de Navarre son frère anglois, et sçut trop mauvais gré au roi son frère de ce qu’il avoit travaillé le roi d’Angleterre de venir si avant et puis avoit brisé toutes ses convenances[4].

Quand le roi d’Angleterre, qui se tenoit sur les frontières de Normandie en l’île de Grenesée et étoit tenu bien sept semaines, car là en dedans il n’avoit ouï nulles nouvelles estables du roi de Navarre, pourquoi il eut cause de traire avant, entendit que le roi de Navarre étoit accordé au roi de France et que bonne paix étoit jurée entre eux, si fut durement courroucé ; mais amender ne le put tant que celle fois, et lui convint souffrir et porter les dangers de son cousin le roi de Navarre. Si eut volonté de desancrer de là et de retourner en Angleterre ainsi qu’il fit ; et s’en revint, et toute sa navie, à Hantonne. Si issirent là des vaisseaux et prirent terre le roi et leurs gens, pour eux rafraîchir tant seulement, car ils avoient été bien douze semaines sur la mer, dont ils étoient tout travaillés. Si donna le roi d’Angleterre grâce à ses gens d’armes et archers de retraire vers Londres ou en Angleterre, là où le mieux leur plaisoit, pour eux rafraîchir et renouveler de vêtures, d’armures et de tous autres outils nécessaires pour leurs corps : car autrement il ne donna nullui congé, ainçois avoit intention d’entrer en France au lez devers Calais ; et fit le dit roi venir et amener toute sa navie, où bien avoit trois cents vaisseaux, uns et autres, à Douvres, et là arrêter.

Quand le roi d’Angleterre et les seigneurs se furent rafraîchis environ quinze jours sur le pays, ils se trairent tous en la marche de Douvres. Si firent passer tout premièrement leurs chevaux, leurs harnois et leurs menues choses et venir à Calais, et puis passèrent le roi et ses deux fils[5], Lyons comte d’Ulnestre[6] et Jean comte de Richemont, et se commençoient jà les enfans à armer. Si vinrent à Calais, et se logea eus ou châtel, et tout le demeurant en la ville.

Quand le roi d’Angleterre eut séjourné en la ville de Calais un petit de terme, si eut volonté de partir et de chevaucher en France. Si fit connétable de toute son ost le comte de Salebrin, et maréchaux le seigneur de Percy et le seigneur de Neuf-Ville. Si se départirent de Calais moult ordonnément en grand arroy, bannières déployées, et chevauchèrent vers Saint-Omer ; et passèrent devant Arde et puis devant Le Montoire, et se logèrent sur la rivière d’Oske ; et à lendemain les maréchaux de l’ost le roi coururent devant Saint-Omer, dont messire Louis de Namur étoit capitaine. Si vinrent jusques aux barrières, mais ils n’y firent autre chose.

Le roi de France, qui bien avoit entendu que le roi d’Angleterre toute celle saison avoit fait ses pourvéances grandes et grosses, et qu’il s’étoit tenu sur mer, supposoit bien que le roi dessus nommé, quoique les alliances de lui et du roi de Navarre fussent brisées, ne se tiendroit point, a tant que il employât ses gens où que ce fût ; et quand il sçut que il étoit à toute son ost arrivé à Calais, si envoya tantôt grands gens d’armes par toutes les forteresses de Picardie en la comté d’Artois, et fit un très grand et espécial mandement par tout son royaume : que tout chevalier et écuyer, entre l’âge de quinze ans et de soixante, fussent, à un certain jour que il y assist, en la cité d’Amiens ou là environ, car il vouloit aller contre les Anglois et eux combattre.

En ce temps étoit connétable de France le duc d’Athènes[7] et maréchaux messire Arnoul d’Andrehen et messire Jean de Clermont. Si envoya encore le dit roi de France devers ses bons amis en l’Empire, et par espécial monseigneur Jean de Hainaut en qui moult se confioit de sens, de prouesse et de bon conseil. Le gentil chevalier ne voult mie faillir à ce grand besoin le roi de France, mais vint vers lui moult étoffément, ainsi que bien le savoit faire, et le trouva en la cité d’Amiens. Là étoient de-lez le roi de France ses quatre enfans : premièrement Charles l’aîné duc de Normandie et dauphin de Vienne[8] ; messire Louis le second, après comte d’Anjou et du Maine[9] ; le tiers messire Jean comte de Poitiers[10] ; et le quart messire Philippe[11]. Et quoique ces quatre seigneurs et enfans fussent avec le roi leur père, ils étoient pour ce temps encore moult jeunes, mais le roi les y menoit pour apprendre les armes. Là étoit le roi Charles de Navarre, le duc d’Orléans, frère du roi Jean, le duc de Bourbon, messire Jacques de Bourbon comte de Ponthieu, son frère, le comte de Forez, messire Jean de Boulogne comte d’Auvergne, le comte de Tancarville, le comte d’Eu, messire Charles d’Artois son frère, le comte de Dammartin, le comte de Saint-Pol, et tant de comtes et de barons que grande tanison seroit à recorder.

Si eut le roi en la cité d’Amiens bien douze mille hommes d’armes, sans les communautés dont il avoit bien trente mille. Et quoique le dit roi de France fit son amas de gens d’armes et ses pourvéances si grandes et si grosses pour chevaucher contre les Anglois, pour ce ne séjournoit mie le roi d’Angleterre d’aller toudis avant au royaume de France, car nul ne l’y alioit au devant ; et chevauchoit vers Hesdin, dont ils avoient si grand’peur en la cité d’Arras, que merveilles seroit à penser ; car ils audoient que le roi d’Angleterre dût mettre le siége devant leur ville et leur cité.

Or vous lairons-nous un petit à parler du roi d’Angleterre et du roi de France, et vous parlerons d’une autre emprise et grande que messire Guillaume Douglas et les Escots firent en Angleterre, entrementes que le roi Édouard étoit en ce voyage de France.

  1. Les autres historiens ne font aucune mention de ce voyage du roi de Navarre et de son frère en Angleterre. Secousse a réuni, dans ses Mémoires sur Charles II de Navarre, tout ce qui était relatif à cette époque, et on ne trouve rien qui y fasse la moindre allusion. On y voit seulement, d’après la déposition de Friquet, gouverneur de Caen pour le roi de Navarre que le duc de Lancastre, auparavant comte de Derby, qui était alors en Flandre, fit offrir au roi de Navarre le secours de son parent le roi d’Angleterre contre la vengeance du roi Jean ; que le roi de Navarre se réfugia aussitôt, auprès du pape à Avignon, d’où il se rendit en Navarre, et que ce fut de là qu’il expédia un de ses agens, nommé Colin Doublet, en Angleterre pour annoncer au roi qu’il se rendrait avec des troupes à Cherbourg par mer, afin de recouvrer ses places occupées par le roi de France.
  2. Le roi de Navarre, comme comte d’Évreux, possédait plusieurs villes importantes de Normandie.
  3. Le roi de Navarre pouvait introduire Édouard dans le cœur du royaume et jusqu’aux portes de Paris, puisqu’il possédait Mante, Meulan, Beaumont-sur-Oise et Pontoise.
  4. Pendant que le roi de Navarre négociait avec le roi de France, le duc de Lancastre, à sa prière, s’était embarqué pour se rendre à sa rencontre à Cherbourg, et était depuis plusieurs mois en mer avec un corps de troupes considérable tout prêt à descendre en Normandie. Édouard lui-même était embarqué sur la flotte, afin d’être à portée de traiter directement avec le roi de Navarre ; mais sur la nouvelle que Charles avait fait sa paix avec la France, les Anglais rentrèrent dans leurs ports.
  5. L’aîné de ses enfans, le Prince Noir, était, comme on vient de le voir, en Gascogne.
  6. Lyonel, duc de Clarence, second fils d’Édouard III et frère cadet du prince de Galles, épousa Burgh, héritière d’Ulster en Irlande.
  7. Gauthier VI du nom, comte de Brienne et d’Athènes, ne fut créé connétable de France que le 9 mai 1356 sur la démission de Jacques de Bourbon comte de La Marche et de Ponthieu et fils de Louis, duc de Bourbon, qui exerçait cette charge depuis la mort de Charles d’Espagne.
  8. C’est celui qui fut depuis roi de France sous le nom de Charles V.
  9. Il devint roi de Sicile en épousant Jeanne.
  10. Plus connu sous le titre de duc de Berry.
  11. Connu depuis sous le nom de Philippe-le-Hardi, duc de Bourgogne. Il fut le chef de la seconde maison de Bourgogne, dont les quatre souverains, Philippe-le-Hardi, Jean-sans-Peur, Philippe-le-Bon et Charles-le-Tèméraire tiennent une si grande place dans nos annales.