Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre XCIII

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 403-404).

CHAPITRE XCIII.


Comment le jeune comte de Harecourt fut marié à la fille au duc de Bourbon ; et comment l’évêque de Troyes et messire Brokars et autres seigneurs de Champagne prirent le fort châtel de Hans.


Parmi l’ordonnance de celle paix demeurèrent au roi Charles de Navarre plusieurs villes et châteaux en Normandie, qui étoient par avant en débat ; et par espécial Mante et Meulan que il n’eût rendu pour nulle garnison autre. Et fut adonc la paix faite du jeune comte Jean de Harecourt et du duc de Normandie. Si y rendit messire Louis de Harecourt grand’peine, oncle du dit comte Jean, qui étoit du conseil et de l’hôtel du dit duc. Et par bonne confédération et plus grand’conjonction d’amour, le duc de Normandie lui donna à femme une jeune damoiselle qui fut fille à monseigneur le duc de Bourbon, et qui étoit sereur de sa femme la duchesse de Normandie[1].

Ainsi demeura la chose en bon état et se défit le siége de devant Melun, et s’en partirent toutes manières de gens d’armes ; et demeura la ville françoise. Nonobstant ce, et la paix faite du roi de Navarre et du duc de Normandie, si fut le royaume de France aussi fort guerroyé depuis comme il avoit été par avant ; car les trêves étoient nouvellement faillies entre le royaume de France et le royaume d’Angleterre[2] ; si que ces gens d’armes qui avoient fait guerre pour le roi de Navarre, tant en France, en Picardie, en Champagne, en Brie, en Bourgogne, en Beauce et en Normandie, la firent forte et vilaine, au titre du roi d’Angleterre. Et ne se tourna oncques forteresse pour paix qui y fut ; car les compagnons avoient appris à piller et à rançonner gens et pays et à chevaucher, tels deux mille y en avoit, à dix ou à vingt chevaux, que si ils fassent chez eux, espoir ils allassent à pied.

Après le département du siége de Melun, l’évêque de Troyes, qui fut un bon guerroyeur et entreprenant durement, retourna en la cité de Troyes, et avec lui messire Brokars de Fenestranges, un appert et hardi chevalier durement, renommé et usé d’armes ; et étoit cil messire Brokars de la nation de Lorraine ; et tenoit dessous lui et à ses gages bien cinq cents compagnons, dont il étoit aidé et servi. Si le prièrent le duc de Normandie, l’évêque de Troyes, le comte de Vaudemont et les seigneurs de Champagne qu’il voulsist demeurer de-lez eux, pour aider à mettre hors ces Anglois qui nuit et jour les guerroyoient. Tant fut prié le dit messire Brokars que il s’accorda à aider et délivrer le pays de Champagne de ces ennemis, parmi une grand’somme de florins qu’il devoit avoir pour lui et pour ses gens. Adoncques s’assemblèrent ces gens d’armes de Troyes, de Champagne et de Bourgogne, l’évèque de Troyes, le comte de Vaudemont, le comte de Joigny, messire Jean de Châlons et messire Brokars qui tenoit la plus grand’route, et bien mille lances et quinze cents brigands. Si se trairent ces gens d’armes par devant le fort châtel de Hans en Champagne que les Anglois tenoient et avoient tenu bien un an et demi. Sitôt que ils y furent venus ils le assaillirent fièrement ; et ceux de dedans se défendirent de grand’volonté. Si ne l’eurent mie ces gens d’armes du premier assaut, ni du second, mais ils l’eurent au troisième, et le conquirent par grands faits d’armes et par bien continuellement assaillir. Si entrèrent dedans les gens messire Brokars ; et y furent morts bien quatre-vingts Anglois, ni nul ne fut pris à merci.

Quand ils eurent ainsi fait, ils se retrairent devers Troyes et se rafraîchirent ; et eurent conseil entre eux que ils se trairoient devers Pons sur Saine et devers Nogent, et ne cesseroient si auroient rué jus messire Eustache d’Aubrecicourt, qui leur faisoit, et au pays de Champagne, tous les destourbiers qu’il pouvoit.

  1. Le mariage de Jean d’Harcourt avec Catherine de Bourbon fut célébré le 14 octobre.
  2. La trêve était expirée le lendemain de la fête de saint Jean-Baptiste.