Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre XC

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 400-401).

CHAPITRE XC.


Comment messire Pierre d’Audelée s’en retourna de Châlons à peu de conquêt ; et comment les Navarrois prirent Sissone ; et comment ceux de Sissone déconfirent le comte de Roussy.


De la venue le seigneur de Grancy furent ceux de Châlons moult réjouis, et ils eurent droit ; car sans lui et son confort eussent-ils eu fort temps ; et ce rafraîchit et rencouragea durement ceux de la ville. Quand messire Pierre d’Audelée et les siens virent la bannière le seigneur de Grancy et grand’route de Bourguignons, chevaliers et écuyers, là venus, si sentirent assez qu’ils avoient failli à leur entente, et que le séjourner ne leur étoit point profitable ; et se retrairent tout bellement et tout sagement petit à petit, et prirent la voie qu’ils étoient venus quand ils entrèrent dedans, et issirent hors par la dite abbaye de Saint-Pierre. Si trouvèrent sur le rivage de Marne leurs varlets qui leur avoient amené leurs chevaux. Si montèrent sus et repassèrent la rivière sans empêchement, et retournèrent arrière à petit de conquêt devers Beaufort. De leur département furent ceux de Châlons moult joyeux ; et louèrent Dieu, quand à si bonnes gens d’armes ils étoient échappés ; et remercièrent grandement le seigneur de Grancy du secours et de la courtoisie qu’il leur avoit fait, et lui donnèrent tantôt cinq cents francs pour lui et pour ses gens ; et prièrent à un chevalier qui là étoit, de Champagne et leur voisin, qui se appeloit messire Jean de Saux[1], que il voulsist demeurer de-lez eux pour mieux avoir conseil et aide. Le chevalier leur accorda, parmi les bons gages qu’ils lui délivrèrent ; et entendit à refortifier et réparer la cité, là où il étoit plus grand besoin et nécessité.

En ce temps avint que ceux de la garnison de Velly et ceux de la garnison de Roussy se conseillèrent ensemble et vinrent prendre par force et par assaut la ville de Sissonne[2] ; et firent dedans une grand’garnison de toutes manières de gens assemblés, qui avoient un capitaine que on appeloit François Hennequin, et étoit un garçon né de Couloingne sur le Rhin[3] ; et étoit si cruel et si étourdi en ses chevauchées que c’étoit sans pitié et sans mercy ce dont il étoit dessus. Cette garnison de Sissonne et ceux qui dedans étoient firent moult de vilains faits et de grands dommages aval le pays, et ardoient tout sans déport, et occioient hommes et femmes et petits enfans qu’ils ne pouvoient rançonner à leur volonté. Or avint un jour que le comte de Roussy, qui avoit encore le mautalent en son cœur, c’étoit bien raison, de sa ville et de son châtel de Roussy que les pillards, nommés Anglois, Allemands et Navarrois tenoient, fit une prière aux chevaliers et écuyers d’entour lui, et eut bien cent lances, parmi quarante hommes à cheval qu’il amena de Laon ; et eut adoncques par prière le comte de Porcien, monseigneur Girard de Cavenchi, le seigneur de Montigny en Ostrevant, et plusieurs autres chevaliers et écuyers. Si chevauchèrent un jour et vinrent devers Sissonne, et trouvèrent ces Allemands, nommés Navarrois, qui ardoient un village : si leur coururent sus hardiment et appertement. Cil François Hennequin et sa route mirent tantôt pied à terre et se recueillirent bien et faiticement, et rangèrent tous leurs archers devant eux. Là eut fort hutin et dur d’un lez et d’autre ; et trop bien furent assaillis iceux Navarrois qui étoient gens de tous pays ; et aussi ils se défendirent trop bien et trop vaillamment. Et bien étoit mestier, car ils étoient fort requis et combattus ; et eussent été déconfits, il n’est mie doute, si les bourgeois de Laon fussent demeurés : mais ils se partirent à petit de fait et se mirent au retour devers Laon ; dont ils reçurent grand blâme ; et les autres demeurèrent qui se combattirent assez longuement et vaillamment ; et toutefois la journée ne fut point pour eux. Là fut le comte de Porcien durement navré et à grand meschef sauvé ; là furent le sire de Cavenchi et le sire de Montigny pris, et plusieurs hommes d’armes : et le comte de Roussy moult navré et pris la seconde fois, et livré à Radigos de Dury et à Robin l’Escot, qui l’emmenèrent de rechef en prison en son châtel de Roussy. Ces deux aventures eut-il en moins d’une année.

  1. On écrit aujourd’hui : Saulx. Cette maison tire son nom du château de Saulx entre Langres et Dijon.
  2. Village à quelques lieux de Laon, vers l’est.
  3. Barnès le prétend Anglais et l’appelle Hawkins.