Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CXXXIII

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 437-439).

CHAPITRE CXXXIII.


Comment le duc de Normandie scella la dite charte ; et comment quatre barons d’Angleterre vinrent à Paris au nom du roi anglois pour jurer à tenir le dit traité ; et comment ils furent honorablement reçus.


Quand celle lettre, qui s’appeloit l’une des chartes de la paix, car encore en y eut des autres faites et scellées en plusieurs manières, en la ville de Calais, si comme je vous en parlerai quand temps et lieu seront, fut jetée, on la montra au roi d’Angleterre et à son conseil ; lequel roi et son conseil, quand ils la virent et ils l’eurent ouï lire, répondirent aux traiteurs qui s’étoient embesognés et en intention de bien chargés : « Elle nous plaît moult bien ainsi. » Donc fut ordonné que l’abbé de Clugny et frère Jean de Langres, et messire Hugue de Genève, sire d’Anton, qui pour le duc de Normandie y étoient commis et ordonnés, partissent de là, la charte grossiée et scellée avec eux, et venissent à Paris devers le duc et son conseil, et leur remontrassent l’ordonnance dessus dite et en fissent, au plus brièvement qu’ils pussent, relation.

Les dessus nommés s’y accordèrent volontiers, et retournèrent à Paris, où ils furent reçus à grand’joie. Si se trairent devers le duc de Normandie et ses frères, le duc d’Orléans présent et la plus grand’partie du conseil de France. Là remontrèrent les dessus dits moult convenablement sur quel état ils avoient parlé, et quel chose faite et exploitée avoient : ils furent volontiers ouïs, car la paix étoit durement désirée. Là fut la dite lettre lue et bien examinée, ni oncques ne fut de point ni d’article débattu ; mais la scella le duc de Normandie, comme ains-né fils du roi de France et hoir du roi son père. Et furent assez tôt après les dessus dits traiteurs renvoyés devers le roi d’Angleterre, qui les attendoit en son ost près de Chartres. Quand ils furent revenus, il n’y eut mie grand parlement, car ils dirent que à toutes les choses dessus dites le duc de Normandie, ses frères, leur oncle et tout le conseil de France étoient bénignement et doucement accordés. Ces nouvelles plurent grandement bien au roi d’Angleterre. Adonc pour mieux faire que laisser et pour plus grand’sûreté, fut parmi l’ost du roi d’Angleterre une trêve criée à durer jusques à la Saint-Michel, et de la Saint-Michel en un an à tenir fermement et establement entre le royaume de France et le royaume d’Angleterre, et tous leurs adhérens et alliés d’une part et d’autre, et dedans ce terme bonne paix entre les rois et leurs parties[1]. Et tantôt furent ordonnés sergents d’armes de par le roi de France, commis et envoyés de par le duc de Normandie, qui se exploitèrent de chevaucher parmi le royaume de France et dénoncer publiquement ès cités, villes, châteaux, bourgs et forteresses ce traité et espérance de paix. Lesquelles nouvelles furent volontiers ouïes partout. Encore revenus les dessus dits traiteurs en l’ost du roi d’Angleterre, ils requirent au dit roi et à son conseil que quatre barons d’Angleterre, comme procureurs de lui, venissent à Paris pour jurer la paix en son nom, pour mieux apaiser le peuple ; laquelle chose le roi d’Angleterre accorda moult volontiers. Et y furent ordonnés et envoyés le sire de Stanford, messire Regnault de Cobehen, messire Guy de Briane, et messire Roger de Beauchamp, bannerets. Ces quatre seigneurs, à l’ordonnance du roi leur seigneur, se partirent et se mirent au chemin avec l’abbé de Clugny et monseigneur Hugue de Genève, et chevauchèrent tant, qu’ils vinrent à Montlhéry[2]. Quand ceux de Paris sçurent leur venue, par le commandement du duc de Normandie, toutes les religions[3] et le clergé, en gand’révérence et à processions, vinrent de la cité bien avant sur les champs contre les barons d’Angleterre dessus nommés, et les amenèrent ainsi moult honorablement dedans Paris. Et encore vinrent encontre eux plusieurs hauts seigneurs et grands barons de France, qui lors se tenoient dedans Paris ; et sonnèrent toutes les cloches de Paris à leur venue, et furent, adoncques qu’ils entrèrent en la cité, toutes les rues jonchées et pavées d’herbes, et autour parées de drap d’or, aussi honorablement comme on peut aviser et deviser, et aussi furent-ils amenés au palais qui richement étoit appareillé pour eux recevoir. Là étoient le duc de Normandie[4], ses frères, le duc d’Orléans, leur oncle, et grand’foison de prélats et de seigneurs du royaume de France, qui les recueillirent bien et révéremment.

Là firent au palais, présent tout le peuple, ces quatre barons d’Angleterre serment, et jurèrent au nom du roi leur seigneur et de ses enfans, sur le corps de Jésus-Christ sacré et sur saintes Évangiles, à tenir et accomplir le dit traité de paix, si comme ci-dessus est éclairci. Ces choses faites, ils furent menés au palais, et là fêtés et honorés très grandement du duc de Normandie et de ses frères et des hauts barons de France qui là étoient. Après ce, ils furent amenés en la sainte chapelle du palais[5] : si leur furent montrées les plus belles reliques et les plus riches joyaux du monde, qui là étoient et sont encore, et mêmement la sainte couronne dont Dieu fut couronné à son saintisme travail. Et en donna le duc de Normandie à chacun des chevaliers une des plus grands épines de la dite couronne, laquelle chose chacun des chevaliers prisa moult, et tint au plus noble jouel que ou lui pût donner. Et furent là ce jour et le soir, et lendemain jusques après dîner. Et quand ils prirent congé, le duc de Normandie fit à chacun donner un moult bel et bon coursier, richement paré et ensellé, et plusieurs autres beaux joyaux, desquels je me passerai asez brièvement, et dont ils mercièrent grandement le duc de Normandie. Après ce, ils partirent du dit duc et des seigneurs qui là étoient, et s’en retournèrent devers le roi leur seigneur ; et y vinrent lendemain assez matin en grand’compagnie[6] de gens d’armes qui les convoyèrent jusques là, et qui devoient aussi le roi d’Angleterre et ses gens conduire jusques à Calais, et faire ouvrir cités, villes et châteaux pour eux laisser passer paisiblement, et administrer tous vivres.

  1. La trêve dont l’historien parle très exactement fut conclue le 7 mai.
  2. Les commissaires anglais étaient, selon les Chroniques de France, au nombre de six qui partirent de Chartres avec quelques Français, le samedi 9 mai, et arrivèrent à Paris le même jour. Nais ils ne venaient point pour jurer la paix, comme le dit Froissart ; ils venaient pour être témoins du serment que le régent devait faire.
  3. Tous les ordres religieux.
  4. L’auteur des Chroniques de France, plus digne de foi en ce point que Froissart, dit que le régent était alors en l’hôtel de l’archevêque de Sens, rue des Barres, et que ce fut là où le régent fit le serment requis, en présence des chevaliers anglais, le dimanche 10 mai, à l’Agnus Dei de la messe que célébra Guillaume de Melun, archevêque de Sens.
  5. Le lundi 11 mai.
  6. Le régent les fit aussi accompagner par six chevaliers français, qu’il envoyait pour être témoins du serment que le prince de Galles devait faire d’observer le traité, le 16 du même mois de mai, et qu’il fit en effet ce jour-là à Louviers en Normandie.