Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CXXXI

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 430-432).

CHAPITRE CXXXI.


Comment le duc de Normandie et son conseil envoyèrent légats pour traiter de la paix entre le roi de France et le roi d’Angleterre ; et comment la paix fut faite.


L’intention de Édouard roi d’Angleterre étoit telle que il entreroit en ce bon pays de Beauce et se trairoit tout bellement sur celle bonne rivière de Loire, et se viendroit, tout cel été jusques après août, refraîchir en Bretagne, et tantôt sur les vendanges qui étoient moult belles apparents, il retourneroit et viendroit de rechef en France mettre le siége devant Paris ; car point ne vouloit retourner en Angleterre, pour ce qu’il en avoit au partir parlé si avant, si auroit eu son intention dudit royaume ; et lairoit ses gens par ces forteresses qui guerre faisoient pour lui en France, en Brie, en Champagne, en Picardie, en Ponthieu, en Vismeu, en Veuguecin et en Normandie, guerroyer et hérier le royaume de France, et si tanner et fouler les cités et les bonnes villes, que de leur volonté elles s’accorderoient à lui.

Adonc étoit à Paris le duc de Normandie et ses deux frères, et le duc d’Orléans leur oncle, et tout le plus grand conseil de France, qui imaginoient bien le voyage du roi d’Angleterre, et comment il et ses gens fouloient et apovrissoient le royaume de France ; et que ce ne se pouvoit longuement tenir ni souffrir, car les rentes des seigneurs et des églises se perdoient généralement partout. Adoncques étoit chancelier de France un moult sage et vaillant homme messire Guillaume de Montagu[1], évêque de Thérouenne, par qui conseil on ouvroit en partie en France ; et bien le valoit en tous états, car son conseil étoit bon et loyal. Avecques lui y étoient encore deux clercs de grand’prudence, dont l’un étoit abbé de Clugny[2] et l’autre maître des frères prêcheurs, et l’appeloit-on frère Simon de Langres maître en divinité. Ces deux clercs dernièrement nommés, à la prière, requête et ordonnance du duc de Normandie et de ses frères et du duc d’Orléans leur oncle, et de tout le grand conseil entièrement, se partirent de Paris sur certains articles de paix, et messire Hugues de Genève seigneur d’Antun[3] en leur compagnie, et s’en vinrent devers le roi d’Angleterre qui cheminoit en Beauce pardevers Galardon. Si parlèrent ces deux prélats et le chevalier[4] au dit roi d’Angleterre et commencèrent à traiter paix entre lui et ses alliés, et le royaume de France et ses alliés, auxquels traités le duc de Lancastre, le prince de Galles, le comte de la Marche[5] et plusieurs autres barons d’Angleterre furent appelés.

Si ne fut mie cil traité sitôt accompli, quoiqu’il fût entamé ; mais fut moult longuement demené ; et toujours alloit le roi d’Angleterre avant quérant le gras pays. Ces traiteurs, comme bien conseillés, ne vouloient mie le roi laisser ni leur propos anientir, car ils véoient le royaume de France en si povre état et si grévé que en trop grand péril il étoit, si ils attendoient encore un été. D’autre part, le roi d’Angleterre demandoit et requéroit des offres si grandes et si préjudiciables pour tout le royaume que envis s’y accordoient les seigneurs pour leur honneur ; et convenoit par pure nécessité qu’il fût ainsi, ou auques près, s’ils vouloient venir à paix. Si que tous leurs traités et leurs parlemens durèrent sept jours[6], toudis en poursuivant le roi d’Angleterre les dessus nommés prélats et le sire d’Antun, messire Hugues de Genève, qui moult étoit bien ouï et volontiers en la cour du roi d’Angleterre. Si renvoyoient tous les jours, ou de jour à autre, leurs traités et leurs parlemens et procès devers le duc de Normandie et ses frères en la cité de Paris, et sur quel forme ni état ils étoient, pour avoir réponse quelle chose en étoit bonne à faire, et du surplus comment ils se maintiendroient. Ces procès et ces paroles étoient conseillées secrètement, et examinées suffisamment en la chambre du duc de Normandie, et puis étoit rescrit justement et parfaitement l’intention du duc et l’avis de son conseil aux dits traiteurs ; parquoi rien ne se passoit de l’un côté ni de l’autre qu’il ne fût bien spécifié et justement cautelé.

Là étoient en la chambre du roi d’Angleterre sur son logis, ainsi comme il chéoit à point et qu’il se logeoit en la cité de Chartres comme ailleurs, des dessus dits traiteurs françois grands offres mises avant, pour venir à conclusion de guerre et à ordonnance de paix ; auxquelles choses le roi d’Angleterre étoit trop dur à entamer. Car l’intention de lui étoit telle que il vouloit demeurer roi de France, combien qu’il ne le fût mie, et mourir en cel état ; et vouloit hostoier en Bretagne, en Blois et en Touraine cel été, si comme dessus est dit. Et si le duc de Lancastre son cousin, que moult aimoit et créoit, lui eût autant déconseillé paix à faire que il lui conseilloit, il ne se fût point accordé. Mais il lui montroit moult sagement et disoit : « Monseigneur, cette guerre que vous tenez au royaume de France est moult merveilleuse et trop fretable pour vous ; vos gens y gagnent, et vous y perdez et allouez le temps. Tout considéré, si vous guerroyez selon votre opinion, vous y userez votre vie, et c’est fort que vous en viengniez jà à votre intention. Si vous conseille, entrementes que vous en pouvez issir à votre honneur, que vous prenez les offres qu’on vous présente, car, monseigneur, nous pouvons plus perdre en un jour que n’avons conquis en vingt ans. »

Ces paroles et plusieurs autres belles et soutilles que le duc de Lancastre remontroit fiablement, en instance de bien, au roi d’Angleterre convertirent le dit roi, par la grâce du Saint Esprit qui y ouvroit aussi ; car il avint à lui et à toutes ses gens un grand miracle, lui étant devant Chartres, qui moult humilia et brisa son courage ; car pendant que ces traiteurs françois alloient et prêchoient le dit roi et son conseil, et encore nulle réponse agréable n’en avoient, un temps et un effoudre et un orage si grand et si horrible descendit du ciel en l’ost du roi d’Angleterre, que il sembla bien proprement que le siècle dût finir ; car il chéoit de l’air pierres si grosses que elles tuoient hommes et chevaux, et en furent les plus hardis tout ébahis. Et adonc regarda le roi d’Angleterre devers l’église Notre-Dame de Chartres, et se rendit et voua à Notre Dame dévotement, et promit, si comme il dit et confessa depuis, que il s’accorderoit à la paix.

Adoncques étoit-il logé en un village assez près de Chartres qui s’appelle Bretigny ; et là fut certaine ordonnance et composition faite et jetée de paix[7], sur certains articles qui ci en suivant sont ordonnés. Et pour ces choses plus entièrement faire et poursuir, les traiteurs d’une part, et autres grands clercs en droit du conseil du roi d’Angleterre, ordonnèrent sur la forme de la paix, par grand’délibération et par bon avis, une lettre qui s’appelle la chartre de la paix[8], dont la teneur est telle.

  1. Il se nommait Gilles Acelin de Montagu.
  2. Il s’appelait Audouin de La Roche.
  3. Hugues de Genève possédait la seigneurie d’Anthon du chef de sa femme Isabelle dame d’Anthon.
  4. Ces trois personnages étaient les médiateurs nommés par le pape : les plénipotentiaires du régent étaient Jean de Dormans élu évêque de Beauvais, chancelier de Normandie, Charles de Montmorency, Jean de Melun comte de Tancarville, le maréchal de Boucicaut, Aymart de la Tour sire de Vinay, Simon de Bucy, premier président du parlement, et plusieurs autres tant de l’ordre de la noblesse que du clergé et de la bourgeoisie. Ces plénipotentiaires partirent de Paris le lundi 27 avril, passèrent à Chartres et allèrent jusqu’au près de Bonneval où était le roi d’Angleterre, qui leur fit dire de retourner à Chartres et qu’il se rendrait bientôt dans le voisinage de cette ville.
  5. Le comte de March ne pouvait être un des commissaires, puisqu’il avait été tué un mois avant ce traité, le 26 février, à Rouvray en Bourgogne.
  6. Les négociations recommencèrent le vendredi 1er mai, et le traité de paix fut signé le 8.
  7. Quelques critiques ont essayé d’établir, contre l’opinion commune, que le fameux traité qui rendit la liberté au roi Jean avait été conclu à Bretigny près de Chastres, aujourd’hui Arpajon, et non à Bretigny près de Chartres ; mais ils ne paraissent pas répondre d’une manière satisfaisante à l’autorité réunie de Froissart et des Chroniques de France. Le témoignage des Chroniques doit surtout être du plus grand poids ; car personne n’ignore que depuis 1340 jusqu’en 1380, elles sont l’ouvrage d’un ou de plusieurs écrivains contemporains très bien instruits de tout ce qui se passait dans l’intérieur de la France. Or voici ce qu’on lit, chap. 122 : Le roi d’Angleterre qui avait quitté les environs de Paris le 12 avril pour aller avec son armée vers Bonneval et Châteaudun, ayant laissé entrevoir qu’il était disposé à renouer les négociations, les plénipotentiaires français partirent de Paris le 27, et « Ycellui jour furent à Chartres, et depuis passèrent outre en allant vers le dit roy d’Angleterre, et envoyèrent par devers lui pour savoir où ils s’assembleroient pour traiter : auxquels de la partie de France fut fait à savoir qu’ils retournassent vers Chartres et que le dit roi se tireroit vers là. Et ainsi le firent…… Et le roi d’Angleterre se alla loger à une lieue près ou environ en un lieu appellé Dours (corrigez, Sours, comme on le verra ci-après) ; et prirent place pour assembler et pour traiter en un lieu appelé Bretigny, à une lieue de Chartres ou environ. »

    Il est clair par ce récit que l’auteur des Chroniques a voulu désigner la ville de Chartres et non Chastres près de Montlhéry. Si on le soupçonnait de s’être trompé, ainsi que Froissart, sur le lieu où fut conclu le traité, on serait bientôt convaincu du contraire par la date d’une des pièces qui y sont relatives. Elles furent pour la plupart données à Chartres ou à Bretigny lez Chartres ; mais on en trouve une du prince de Galles qui est datée du 7 mai à Sours de-lez Chartres. Or Sours, qui est visiblement le même lieu nommé, par erreur de copiste, Dours, dans le passage des chroniques qu’on vient de rapporter, est un bourg situé à une lieue de la ville de Chartres. Ainsi, à moins qu’on ne trouve un lieu de ce nom auprès d’Arpajon, comme on y trouve un Bretigny, et qu’on n’oppose aux témoignages de Froissart et des Chroniques de France d’autres autorités plus fortes, on ne peut s’empêcher de regarder Bretigny près de la ville de Chartres comme le lieu où fut conclu le fameux traité qui en porte le nom.

  8. La pièce qu’on va lire renferme les principales clauses du traité conclu à Bretigny, mais n’est point le traité même tel qu’on le trouve dans Rymer, pages 202 et suivantes, et dans les Chroniques de France, chap. 124. Elle n’est point non plus la même qu’on lit dans les Froissarts imprimés ; la première moitié est assez semblable, mais le reste est différent ; et ni l’une ni l’autre n’ont été publiées par Rymer. On ne la transcrit point ici, parce qu’on peut y recourir si on le juge à propos, et surtout parce qu’elle ne contient aucune clause qui ne se trouve dans les autres chartes fournies par les manuscrits.