Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CXVI

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 423-424).

CHAPITRE CXVI.


Comment le sire de Roye et le chanoine de Robertsart prirent le sire de Gommignies qui venoit au secours du roi d’Angleterre.


En ce temps que le roi d’Angleterre séoit devant la cité de Rheims, par l’ordonnance que vous avez ouïe, avint que le sire de Gommignies, qui étoit retourné en Angleterre devers madame la roine, quand le roi d’Angleterre eut renvoyé les étrangers à Calais, si comme ci-dessus est contenu, repassa la mer et vint en Hainaut, et en sa compagnie aucuns écuyers de Gascogne et d’Angleterre ; et tiroit à venir tout droit devant Reims. Le jeune sire de Gommignies, qui se désiroit à avancer, lui revenu en Hainaut, fit une assemblée de aucuns compagnons, et se boutèrent plusieurs hommes d’armes en sa route et dessous son pennon. Quand ils furent tous ensemble, ils pouvoient être environ trois cents, que uns que autres. Si se partirent de Maubegue où l’assemblée étoit faite et vinrent à Avesnes en Hainaut et passèrent outre, et puis à Trelou. Or étoit adonc en garnison par le roi, en Thierasche, le sire de Roye et grand’foison de bons compagnons avec lui, chevaliers et écuyers ; et avoit entendu, par ses espies que il avoit toujours sur les frontières de Hainaut, que le sire de Gommignies avoit mis sus une charge de gens d’armes pour amener devant Reims au confort du roi d’Angleterre, et devoit il et ses gens passer parmi la Thierasche. Sitôt que le sire de Roye fut informé de la vérité de cette besogne, il signifia son affaire tout secrètement aux compagnons d’environ lui, et par espécial à monseigneur le chanoine de Robertsart, qui pour le temps gouvernoit la terre du jeune sire de Coucy et se tenoit au châtel de Marle. Quand le chanoine le sçut, il ne fut mie froid de venir celle part, et s’en vint de-lez le seigneur de Roye à bien quarante lances ; et se fit chef le sire de Roye de cette chevauchée. Ce fut bien raison, car c’est un grand baron de Picardie, et étoit pour le temps très bon homme d’armes et bien renommé et connu en plusieurs lieux. Si se mirent ces gens d’armes françois, qui pouvoient bien être trois cents, en embûche sur le chemin par où le sire de Gommignies et sa route devoient passer ; et avoient leurs espies toutes pourvues pour mieux venir à leur fait. Or avint que le sire de Gommignies et sa route, qui nulle chose n’en savoient et qui cuidoient passer sans rencontre, entrèrent en la Thierasche et en chemin de Reims, et vinrent un jour, à heure de tierce ou plus matin, en un village qu’on appelle Herbegny[1]. Si eurent conseil que ils se arrêteroient là pour eux un petit rafraîchir et leurs chevaux, et puis monteroient sans point d’arrêt, et de bonne heure ils viendroient devant Reims en l’ost du roi d’Angleterre. Adonc descendirent-ils en la dite ville et se commencèrent à ordonner pour establer leurs chevaux.

Pendant que les compagnons s’appareilloient, le sire de Gommignies, qui étoit adonc jeune et volontereux, dit qu’il vouloit chevaucher hors de ce village et savoir s’il trouveroit mieux à fourrer. Si appela cinq ou six compagnons des siens et leurs pages, et Cristofle de Mur, un sien écuyer qui portoit son pennon, et se partirent de Herbegny tout roidement sans point de guet.

Or étoient ces chevaliers François et leurs gens en embûche dehors ce village, qui les avoient poursuivis le jour devant et la nuit après, et tiroient que ils les pussent trouver à leur avantage ; et si ils ne les eussent trouvés sur les champs, ils avoient en propos que ils entreroient au village eux réveiller : mais le sire de Gommignies et aucuns de ses gens leur churent ainsi en la main. Quand les François aperçurent chevaucher le seigneur Gommignies si seulement, si furent de premier tous émerveillés quels gens ce pouvoient être ; et envoyèrent deux de leurs coureurs devant, qui rapportèrent que c’étoient leurs ennemis. Quand ils ouïrent ces nouvelles, si se partirent de leur embûche au plus tôt qu’ils purent, en écriant : « Roye au seigneur ! Roye ! » et se partirent les chevaliers devant monseigneur, de Roye, sa bannière devant lui toute développée, messire Flamens de Roye son cousin, messire Louis de Robertsart, le chanoine de Robertsart son frère, qui étoit écuyer, messire Chrestien de Bommeroye et les autres, chacun son glaive en son poing, et abaissés les fers devers leurs ennemis. Quand le sire de Gommignies se vit en ce parti et ainsi hâté, si fut tout émerveillé. Non pourquant il eut bon avis et hardiment de arrêter et de attendre les ennemis, et ne daignèrent, il et les siens, fuir : si abaissèrent leurs glaives et se mirent en ordonnance de combattre. Là vinrent les François, bien montés, et se boutèrent roidement en ces Anglois et Gascons où il n’avoit mie trop grand’route. Si fut le sire de Gommignies de première venue rué jus de coup de glaive, et n’eut oncques puis espace en la place de remonter. Là se mirent-ils à defense, il et ses gens, moult vaillamment, et y firent maintes belles appertises d’armes ; mais finablement le sire de Gommignies ne put durer : si fut pris et fiancé prisonnier, et deux écuyers de Gascogne avec lui, qui trop vaillamment et bien se combattirent et qui moult envis se rendirent : mais rendre les convint, autrement ils eussent été morts, ainsi que fut Cristofle de Mur, un bon appert écuyer qui portoit le pennon du seigneur de Gommignies. Bref, tous ceux qui là étoient furent morts ou pris, excepté les varlets qui se sauvèrent par bien fuir, car ils étoient bien montés ; et aussi on ne fit point de chasse après eux, car ils entendirent à plus grand’chose.

  1. Village non loin de Reims.