Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CXLVII

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 453-454).

CHAPITRE CXLVII.


Comment le roi d’Angleterre envoya députés de par lui pour livrer au roi de France les forteresses anglesches du royaume de France ; et comment les Compagnies commencèrent.


Pendant que les commis et députés de par le roi d’Angleterre prenoient la saisine et possession des terres dessus dites, si comme ordonnance et traité de paix se portoit, étoient autres commis et établis de par le roi d’Angleterre ès mettes et limitations de France, avec les gens du roi de France, qui faisoient vider et partir toutes manières de gens d’armes des forts et des garnisons qu’ils tenoient, et leur commandoient et enjoignoient, sur peine de perdre corps et être ennemis au roi d’Angleterre, que ils baillassent et délivrassent les forteresses qu’ils tenoient aux gens du roi de France. Là avoit aucuns chevaliers et écuyers de la nation et du ressort d’Angleterre, qui obéissoient et qui rendoient ou faisoient rendre par leurs compagnons les dits forts qu’ils tenoient. Et si en y avoit aussi de tels qui ne vouloient obéir et disoient qu’ils faisoient guerre en l’ombre et nom du roi de Navarre. Et encore en y avoit assez d’étranges nations qui étoient grands capitaines et grands pilleurs, qui ne s’en vouloient mie partir si légèrement, tels que Allemands, Brabançons, Flamands, Hainuyers, Bretons, Gascons, mauvais François qui étoient apovris par les guerres, si se vouloient recouvrer à guerroyer le dit royaume de France : de quoi telles gens persévérèrent en leur mauvesté et firent depuis moult de maux au dit royaume contre tous ceux qui gréver les vouloient. Et quand les capitaines des dits forts étoient partis courtoisement et avoient rendu ce qu’ils tenoient, et ils se trouvoient sur les champs, ils donnoient à leurs gens congé. Ceux qui avoient appris à piller, et qui bien savoient que le retour en leur pays ne leur étoit pas bien profitable, ou espoir n’y osoient-ils retourner pour les vilains faits dont ils étoient accusés, se recueilloient ensemble et faisoient nouveaux capitaines, et prenoient par droite élection tout le pire d’eux, et puis chevauchoient outre en suivant l’un l’autre. Si se recueillirent premièrement en Champagne et en Bourgogne, et firent là grandes routes et grandes compagnies qui s’appeloient les Tard-venus, pourtant qu’ils avoient encore peu pillé au royaume de France. Si vinrent et prirent soudainement en Champagne le fort châtel de Joinville, et très grand avoir dedans que on y avoit assemblé de tout le pays d’environ, sur la fiance du fort lieu. Et quand ces compagnons eurent trouvé ce grand avoir qui bien étoit prisé à cent mille francs, ils le départirent entr’eux tant comme il put durer, et tinrent le châtel un temps, et coururent et gâtèrent tout le pays de Champagne, l’évêché de Verdun, de Toul et de Langres. Et quand ils eurent assez pillé, ils passèrent outre ; mais ils vendirent ainçois le châtel de Joinville à ceux du pays, et en eurent vingt mille francs. Et puis entrèrent en Bourgogne, et là se vinrent reposer et rafraîchir, en attendant l’un l’autre, et y firent moult de maux et de vilains faits ; car ils avoient de leur accord aucuns chevaliers et écuyers du pays, qui les menoient et conduisoient. Si se tinrent un grand temps entour Besançon, Dijon et Beaune, et robèrent tout icelui pays, car nul n’alloit au devant, et prirent la bonne ville de Givery en Beaunois[1], et la robèrent et pillèrent toute ; et se tinrent là une pièce, et entour Vergy, pour cause du gras pays. Et toujours croissoit leur nombre ; car ceux qui partoient des forteresses et lesquels leurs maîtres donnoient congé, se traioient tous celle part : si furent bien, dedans le carême, quinze mille combattans.

Quand ils se trouvèrent si grand nombre, ils ordonnèrent et établirent plusieurs capitaines à qui ils obéirent du tout. Si vous en nommerai aucuns. Le plus grand maître entr’eux étoit un chevalier de Gascogne qui s’appeloit : messire Séguin de Batefol : cil avoit de sa route bien deux mille combattans. Encore y étoient Talebart Talebardon, Guiot du Pin, Espiote, le petit Meschin, Batillier, François Hennequin, le Bourc[2] Camus, le Bourc de L’Espare, Naudon de Bagerent, le Bourc de Bretuel, Lamit, Hagre l’Escot, Albrest Ourri l’Allemand, Borduelle, Bernart de la Salle, Robert Briquet, Carsuelle, Àymemon d’Ortinge, Garsiot du Chastel, Guionnet de Paux, Hortingo de la Salle et plusieurs autres. Si se avisèrent ces Compagnies, environ la mi-carême, qu’ils se trairoient vers Avignon et iroient voir le pape et les cardinaux : si passèrent outre et entrèrent et coururent en la comté de Mâoon ; et s’adressèrent pour venir en la comté de Forez ce bon gras pays et vers Lyon sur le Rhône.

  1. Givri est un bourg très connu par ses bons vins.
  2. Les mots Bourc ou Bourg et dans les pièces latines Burgus, signifient Bâtard, enfant illégitime.