Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CXIV

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 421-422).

CHAPITRE CXIV.


Comment le roy d’Angleterre, en gâtant le pays de Cambrésis, vint assiéger la cité de Reims.


Tant exploitèrent le dessus dit et son ost que ils passèrent Artois, où ils avoient trouvé le pays povre et dégarni de vivres, et entrèrent en Cambrésis où ils trouvèrent la marche plus grasse et plus plantureuse ; car les hommes du plat pays n’avoient rien bouté ès forteresses, pourtant que ils cuidoient être tous assurés du roi d’Angleterre et de ses gens. Mais le dit roi ne l’entendit mie ainsi, combien que ceux de Cambrésis fussent de l’Empire ; et s’en vint le dit roi loger en la ville de Beaumes[1] en Cambrésis et ses gens tous environ. Là se tinrent quatre jours pour eux rafraîchir et leurs chevaux, et coururent la plus grand’partie du pays de Cambrésis. L’évêque Pierre de Cambray et le conseil des seigneurs du pays et des bonnes villes envoyèrent, sur sauf-conduit, devers le roi et son conseil, certains messages pour savoir à quel titre il les guerrioit. On leur répondit que c’étoit pour ce que du temps passé ils avoient fait alliance et grands conforts aux François, et soutenus en leurs villes et forteresses, et fait aussi avant partie de guerre comme leurs ennemis : si devoient bien pour cette cause être guerroyés ; et autre réponse n’emportèrent ceux qui y furent envoyés. Si convint souffrir et porter les Cambrésiens leur dommage au mieux qu’ils purent.

Ainsi passa le roi d’Angleterre parmi Cambrésis et s’envint en Thierasche ; mais ses gens couroient partout à dextre et à senestre, et prenoient vivres partout où ils les pouvoient trouver et avoir. Donc il avint que messire Berthelemieu de Bruves couroit devant Saint-Quentin : si trouva et encontra d’aventure le capitaine et gardien pour le temps de Saint-Quentin, messire Beauduin d’Ennekins ; si férirent eux et leurs gens ensemble, et y eut grand hutin et plusieurs renversés d’un lez et de l’autre. Finablement les Anglois obtinrent la place, et fut pris le dit messire Beauduin et prisonnier à monseigneur Berthelemieu de Bruves à qui il l’avoit été autrefois de la bataille de Poitiers. Si retournèrent les dits Anglois devers l’ost du roi d’Angleterre, qui étoit logé pour ce jour en l’abbaye de Femy, où ils trouvèrent grand’foison de vivres pour eux et pour leurs chevaux ; et puis passèrent outre et exploitèrent tant par leurs journées, sans avoir nul empêchement, que ils s’en vinrent en la marche de Reims. Je vous dirai par quel manière. Le roi fit son logis à Saint-Bâle outre Reims, et le prince de Galles et ses frères à Saint-Thierry. Le duc de Lancastre tenoit en après le plus grand logis. Les comtes, les barons et les chevaliers étoient logés ès villages entour Reims. Si n’avoient pas leurs aises ni le temps à leur volonté ; car ils étoient là venus au cœur d’hiver, environ la Saint-Andrieu que il faisoit laid et pluvieux ; et étoient leurs chevaux mal logés et mal livrés, car le pays deux ans ou trois par avant avoit été toujours si guerroyé que nul n’avoit labouré les terres : pourquoi on n’avoit nuls fourrages, blés, avoines, en gerbes ni en estrains, car ceux de Reims, de Troyes., de Châlons, de Sainte-Maneholt et de Hans, n’avoient rien laissé ès villages, mais fait amener toutes garnisons ens ès bonnes villes et châteaux ; et convenoit les plusieurs aller fourrager dix ou douze lieues loin. Si étoient souvent rencontrés des garnisons françoises ; pour quoi il y avoit hutins, combats et noises et mêlées. Une heure perdoient les Anglois, et l’autre gagnoient.

De la bonne cité de Reims étoient capitaines, à ce jour que le roi d’Angleterre y mit le siége, messire Jean de Craon, archevêque du dit lieu, monseigneur le comte de Porcien et messire Hugues de Porcien son frère, le sire de la Bove, le sire de Chavency, le sire Dennore, le sire de Lor et plusieurs autres bons chevaliers et écuyers de la marche de Reims. Si s’embesognèrent si bien, ce siége durant, que nul dommage ne s’en prit à la ville ; car la cité est forte et bien fermée et de bonne garde. Et aussi le roi d’Angleterre n’y fit point assaillir, pour ce qu’il ne vouloit mie ses gens travailler ni blesser ; et demeurèrent le roi et ses gens à siége devant Reims sur cel état que vous avez oui, dès la fête Saint-Andrieu jusques à l’entrée de carême[2]. Si chevauchèrent les gens du roi souvent en grauds routes, et couroient pour trouver aventures les aucuns par toute la comté de Retel jusques à Montfaucon[3], jusques à Maisières, jusques à Donchéry et à Mouson ; et logeoient au pays deux jours ou trois, et déroboient tout sans défense ni contredit. Auques en ce temps que le dit roi étoit venu devant Reims, avoit pris messire Eustache d’Aubrecicourt la bonne ville de Athigny sur Aisne, et dedans trouva grand’foison de vivres, et par espécial plus de trois mille tonneaux de vin. Si en départit au roi grandement et à ses enfans, dont il l’en sçut grand gré.

  1. Village situé entre Bapaumes et Cambray.
  2. Les historiens ne sont pas parfaitement d’accord sur ces dates. Suivant les Chroniques de France, Édouard mit le siége devant Reims dans le mois de novembre et le leva le 11 janvier. Knyghton dit qu’Édouard arriva devant Reims le 18 décembre et y resta sept semaines. Selon Walsingbam, le siége commença le jour de Sainte-Lucie, 13 décembre, et fut levé le 14 janvier, jour de Saint-Hilaire : puis quelques lignes plus bas il dit que le roi d’Angleterre demeura près de Reims jusqu’au cinquième jour après la fête de saint Grégoire pape ; mansitque ibidem Remis usque ad quintum diem post festum sancti Gregorii papæ ; ce qui recule son départ jusqu’au 17 mars, puisque la fête de saint Grégoire était le 12. Or il est certain qu’il était déjà en Bourgogne le 10 de ce mois, date de la trêve qu’il conclut à Guillon avec le duc de Bourgogne.
  3. Bourg peu éloigné de Verdun.