Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CXCV

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 496-497).

CHAPITRE CXCV.


Comment messire Bertran du Guesclin fut pris ; et comment messire Charles de Blois fut occis en la bataille ; et toute la fleur de la chevalerie de Bretagne et de Normandie prise ou occise.


Encore se combattoient les autres batailles moult vaillamment, et se tenoient les Bretons en bon convine ; et toutefois, à parler loyalement d’armes, ils ne tinrent mie si bien leur pas ni leur arroy, ainsi qu’il apparut, que firent les Anglois et les Bretons du côté le comte de Montfort ; et trop grandement leur valsist ce jour cette bataille sur èle de monseigneur Hue de Cavrelée. Quand les Anglois et les Bretons de Montfort virent ouvrir et branler les François, si se confortèrent entre eux moult grandement, et eurent tantôt les plusieurs leurs chevaux appareillés : si montèrent et commencèrent à chasser fort vitement. Adonc se partit messire Jean Chandos, et une grand’route de ses gens, et s’en vinrent adresser sur la bataille de messire Bertran du Guesclin où on faisoit merveilles d’armes : mais elle étoit jà ouverte, et plusieurs bons chevaliers et écuyers mis en grand meschef ; et encore le furent-ils plus, quand une grosse route d’Anglois, et messire Jean Chandos, y survinrent. Là eut donné maint pesant horion de ces haches, et fendu et effondré maint bassinet, et maint homme navré à mort ; et ne purent, au voir dire, messire Bertran ni les siens porter ce faix. Si fut là pris messire Bertran du Guesclin d’un écuyer Anglois, dessous le pennon à messire Jean Chandos.

En celle presse, prit et fiança pour prisonnier le dit messire Jean Chandos un baron de Bretagne qui s’appeloit le seigneur de Rais, hardi chevalier durement. Après cette grosse bataille des Bretons rompue, la dite bataille fut ainsi que déconfite ; et perdirent les autres tout leur arroy ; et soi mirent en fuite, chacun au mieux qu’il put, pour se sauver ; excepté aucuns bons chevaliers et écuyers de Bretagne, qui ne vouloient mie laisser leur seigneur monseigneur Charles de Blois, mais avoient plus cher à mourir que reproché leur fût fuite. Si se recueillirent et rallièrent autour de lui, et se combattirent depuis moult vaillamment et très âprement ; et là eut fait maint grand’appertise d’armes ; et se tint le dit messire Charles de Blois et ceux qui de-lez lui étoient une espace de temps, en eux défendant et combattant : mais finablement ils ne se purent tant tenir qu’ils ne fussent déroutés par force d’armes ; car la plus grand’partie des Anglois conversoient celle part. Là fut la bannière de messire Charles de Blois conquise et jetée par terre, et celui occis qui la portoit. Là fut occis en bon convine messire Charles de Blois, le viaire sur ses ennemis, et un sien fils bâtard, qui s’appeloit messire Jean de Blois, appert hommes d’armes durement, et qui tua celui qui tué avoit monseigneur Charles de Blois, et plusieurs autres chevaliers et écuyers de Bretagne. Et me semble qu’il avoit été ainsi ordonné en l’ost des Anglois au matin, que, si on venoit au-dessus de la bataille, et que messire Charles de Blois fût trouvé en la place, on ne le devoit point prendre à nulle rançon, mais occire. Et ainsi, en cas semblable, les François et les Bretons avoient ordonné de messire Jean de Montfort ; car en ce jour ils vouloient avoir fin de bataille et de guerre. Là eut, quand ce vint à la chasse et à la fuite, grand’mortalité, grand’occision et grand’déconfiture, et maint bon chevalier et écuyer pris et mis en grand meschef. Là fut toute la fleur de chevalerie de Bretague, pour le temps et pour la journée, morts ou pris ; car moult petit de gens d’honneur échappèrent, qui ne fussent morts ou pris. Et par espécial, des bannerets de Bretagne, y demeurèrent morts messire Charles de Dynant, le sire de Léon, le sire d’Ancenys, le sire d’Avaugour, le sire de Loheac, le sire de Guergorley, le sire de Malestroit, le sire du Pont, et plusieurs autres bons chevaliers et écuyers que je ne puis tous nommer ; et pris, le vicomte de Rohan, messire Guy de Léon, le sire de Rochefort, le sire de Rais, le sire de Rieux, le comte de Tonnerre, messire Henry de Malestroit, messire Olivier de Mauny, le sire de Riville, le sire de Franville, le sire de Raineval ; et plusieurs autres de Normandie ; et plusieurs bons chevaliers et écuyers de France, avecques le comte d’Aucerre et le comte de Joigny. Briévement à parler, cette déconfiture fut moult grande et moult grosse, et grand’foison de bonnes gens y eut morts, tant sur les champs, comme sur la place ; car elle dura huit grosses lieues de pays jusques moult près de Rennes[1]. Si avinrent là en dedans maintes aventures, qui toutes ne vinrent mie à connaissance, et y eut aussi maint homme mort et pris et recru[2] sur les champs, ainsi que les aucuns eschéirent en bonnes mains, et qu’ils trouvoient bons maîtres et courtois. Cette bataille fut assez près d’Auray en Bretagne, l’an de grâce Notre Seigneur 1364, le neuvième jour du mois d’octobre[3].

  1. L’Histoire de Bretagne, dit Vannes ; mais soit qu’il faille lire Rennes ou Vannes, Froissart se trompe également sur la distance entre Auray et l’une ou l’autre de ces deux villes : Vannes n’en est éloignée que de trois lieues, et Rennes l’est de plus de vingt.
  2. Mis en liberté sur parole.
  3. On a remarqué précédemment que cette date est fausse et que la bataille d’Auray se donna le 29 septembre jour de Saint-Michel.