Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CLVII

Texte établi par J. A. C. BuchonA. Desrez (Ip. 462).

CHAPITRE CLVII.


Comment le prince et la princesse se partirent d’Angleterre pour venir en Aquitaine ; et comment le roi d’Angleterre ordonna de l’état de ses autres enfans ; et comment la mère du dit roi mourut.


En ce même temps et en cel hiver eut grands parlemens en Angleterre sur les ordonnances du pays, et espécialement sur les enfans du roi d’Angleterre ; car on regarda et considéra que le prince de Galles tenoit grand état et noble, et bien le pouvoit faire, car il étoit vaillant homme durement ; mais il avoit ce bel et grand héritage d’Aquitaine où tous biens et toutes abondances étoient : si lui fut remontré et dit du roi son père que il se voulsist traire celle part[1] ; car il y avoit bien terre en la duché pour tenir si grand état comme il voudroit. Aussi les barons et les chevaliers du pays d’Aquitaine le vouloient avoir de-lez eux, et en avoient prié le roi son père, combien que messire Jean Chandos leur fût doux et aimable et bien courtois et compain en tous états : mais encore avoient-ils plus cher leur naturel seigneur que nul autre. Le prince descendit légèrement à cette ordonnance et se appareilla grandement et étoffément, ainsi comme il appartenoit à lui et à son état et à madame sa femme. Et quand tout fut pourvu, ils prirent congé au roi et à la roine et à leurs frères, et se partirent d’Angleterre, et nagèrent tant par mer eux et leurs gens qu’ils arrivèrent à la Rochelle.

Nous nous souffrirons un petit à parler du prince, et parlerons encore d’aucunes ordonnances qui fûrent en celle saison faites et instituées en Angleterre. Il fut fait et ordonné, par l’avis du roi premièrement et de son conseil, que messire Léonnel second fils du roi d’Angleterre, qui s’appeloit comte d’Ulnestre, fût dès-or-en-avant nommé et escript duc de Clarence ; secondement que messire Jean fils du dit roi puis-né, qui s’appeloit comte de Richemont, fut en avant nommé et pourvu de la duché de Lancastre, laquelle terre lui venoit de par madame Blanche sa femme, pour la succession du bon duc Henry de Lancastre. Encore fut adonc avisé et considéré entre le roi d’Angleterre et son conseil, que si messire Aymon, qui s’appeloit comte de Cambruge, pouvoit venir par voie de mariage à la fille du comte de Flandre, qui étoit veuve[2], on ne le pourroit mieux mettre ni assiner. Et quoi qu’il en fut adonc proposé, il n’en fut pas sitôt traité, car il convenoit cette chose faire par moyens ; et si étoit encore la dame asez jeune.

En ce temps trépassa la mère du roi d’Angleterre madame Isabel de France, fille au beau roi Philippe de France[3]. Si lui fit le dit roi faire son obsèques aux frères mineurs à Londres noblement et grandement et très révéremment ; et y furent tous les prélats et les barons d’Angleterre, et les seigneurs de France qui hostagiers étoient. Et fut ce fait avant le département du prince et de la princesse ; et tantôt après, si comme ci-dessus est dit, ils se partirent d’Angleterre et nagèrent tant par mer qu’ils arrivèrent à la Rochelle où ils furent reçus à grand’joie ; et reposèrent là par quatre jours.

  1. Le roi d’Angleterre avait fait don du duché d’Aquitaine au prince de Galles, sous la simple réserve de l’hommage lige, par ses lettres datées du 19 juillet 1362. Ce prince partit pour en aller prendre possession et y fixer sa demeure, vers la fête de la Purification de la Vierge de l’année suivante 1363.
  2. Marguerite de Flandre était veuve, depuis le mois de novembre 1361, de Philippe de Rouvre, dernier duc de Bourgogne. Froissart se trompe certainement, quand il dit, sous l’année 1363, qu’on ne traita pas sitôt du mariage de cette princesse avec le comte de Cambridge. Le roi d’Angleterre avait eu ce projet peu après la mort de son premier mari, et la négociation fut entamée dès le commencement de l’année 1362 : on trouve, du moins dans Rymer, des pouvoirs accordés à cet effet par Édouard, en date du 8 février 1362, à l’évêque de Winchester, au comte de Suffolk, etc. Il paraît même que le mariage était arrêté, lorsque le roi de France se rendit à Avignon, et qu’il trouva moyen d’en empêcher l’exécution en engageant le pape à refuser les dispenses nécessaires à cause de la parenté.
  3. Quoique la reine douairière d’Angleterre menât depuis long-temps une vie très obscure, il est bien étonnant que Froissart ait retardé sa mort d’environ cinq ans. Cette princesse mourut au mois de novembre 1358 : si l’on n’est pas certain du jour précis de sa mort, on sait qu’elle n’était plus en vie le 20 de ce mois, date d’un ordre expédié par le roi son fils de tout préparer pour recevoir son corps d’une manière convenable.