Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CIII

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 412-413).

CHAPITRE CIII.


Comment les seigneurs d’Auvergne et de Limousin allèrent audevant de monseigneur Robert Canolle ; et comment ils ordonnèrent leurs batailles d’un côté et d’autre.


Tant chevauchèrent ces seigneurs d’Auvergne avec leurs routes et leur arrois que ils vinrent à une petite journée près de ces guerroyeurs, qui se nommoient Anglois ; et virent d’une montagne, où tout leur ost étoit arrêté, les fumières que leurs ennemis faisoient. À lendemain ils s’adressèrent droitement celle part, et étoit bien leur intention d’eux combattre si ils les pouvoient atteindre. Ce soir ils vinrent à deux petites lieues près du pays où ils étoient. Donc prirent-ils terre et se logèrent tous sur une montagne, et les Anglois étoient sur une autre : et véoient chacun des osts les feux que ils faisoient en l’un des osts et en l’autre. Si passèrent celle nuit. Lendemain se délogèrent les François et se trairent plus avant tout à l’encontre, car ils connoissoient le pays ; et s’en vinrent à heures de nonne loger sur une montagne, droit devant les Anglois ; et n’y avoit d’entre deux que une prairie, espoir large de six bonniers[1] de terre ; et pouvoient voir clairement et connaître l’un l’autre. Et quand les Anglois virent venus les François devant eux, ils firent par semblant grand’chère, et s’ordonnèrent ainsi que pour combattre, et mirent tous leurs archers au pendant de la montagne, devant eux.

Les seigneurs de France qui aperçurent ce convine s’ordonnèrent aussi et firent deux bonnes batailles bien et faiticement : en chacune avoit bien six mille hommes. Si avoit la première le Daulphin d’Auvergne, comte de Clermont, et l’appeloit-on Bérault, et devint là chevalier et leva bannière écartelée d’Auvergne et de Merquer. Si étoient de-lez lui messire Robert-Daufin son oncle et le sire de Montagu ; et là devinrent chevaliers messire Henry de Montagu et le sire de Chalençon, le sire de Rochefort, le sire de Serignach, messire Godefroy de Boulogne, et plusieurs autres jeunes écuyers de Limosin, de Quersin, d’Auvergne et de Rouergue.

En la seconde bataille des François étoient le comte de Forez, messire Jean de Boulogne comte d’Auvergne, le sire d’Achier et son fils, le sire d’Achon, et le vicomte d’Uzès, et aussi messire Regnaut de Forez frère au dit comte, et grand’foison de bons chevaliers et écuyers qui tous étoient en grand’volonté de combattre, si comme ils le montroient.

D’autre part, messire Robert Canolle et ses routes faisoient semblant qu’ils en avoient aussi grand’volonté. Ainsi se tinrent jusques au soir l’un devant l’autre chacun en son fort sans lui mouvoir, fors tant qu’il y eut aucuns jeunes chevaliers et écuyers qui, pour acquérir prix d’armes, descendirent, par le congé de leurs maréchaux, de la montagne au pré, et vinrent joûter l’un à l’autre ; et qui pouvoit conquerre son compagnon, il l’emmenoit : mais pour ce ne descendirent point leurs batailles, pour joûte ni pour escarmouche qui faite y fut.

  1. Mesure agraire encore usitée en Flandres.