Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCXLII

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 539-540).

CHAPITRE CCXLII.


Comment le roi Dan Piètre, à la requête du prince, pardonna à ceux de Castille ses mautalens ; et comment ceux de la cité de Burgues se rendirent au roi Dan Piètre.


Le dimanche au matin, à heure de prime, quand le prince fut levé et appareillé, si issit hors de son pavillon. Adonc vinrent devers lui le duc de Lancastre son frère, le comte d’Armignac, le sire de Labreth, messire Jean Chandos, le captal de Buch, le sire de Pommiers, messire Guichard d’Angle, le roi de Mayogres son compère, et grand’foison de barons et de chevaliers. Assez tôt après vint devers le prince le roi Dam Piètre de Castelle, auquel le prince faisoit tout honneur et révérence : si se avança de parler le roi Dam Piètre, et dit ainsi : « Cher et beau cousin, je vous requiers et prie en amitié que vous me veuillez délivrer les mauvais traîtres de mon pays, mon frère Sanses le bâtard et les autres ; si les ferai décoler, car moult bien l’ont desservi. »

Adonc s’avisa le prince et dit ainsi au roi Dam Piètre qui cette requête avoit fait ; « Sire roi, je vous prie, au nom d’amour et par lignage, que vous me donnez et accordez un don. » Le roi Dan Piètre, qui nullement ne lui eût refusé, lui accorda et dit : « Mon cousin, tout ce que j’ai est vôtre. » Lors dit le prince : « Sire roi, je vous prie que vous pardonnez à toutes vos gens, qui vous ont été rebelles, vos mautalens : si ferez bien et courtoisie, et si en demeurerez plus en paix en votre dit royaume ; excepté Gommes Garils ; de cestui vueil-je bien que vous fassiez votre volonté[1]. » Le roi Dam Piètre lui accorda cette requête, mais ce fut moult envis, combien qu’il ne lui osât escondire, tant se sentoit-il tenu à lui, et dit : « Beau cousin, je vous le accorde bonnement. » Là furent mandés tous les prisonniers d’Espaigne qui étoient en l’ost, pardevant le prince ; et là les accorda le dit prince au roi Dan Piètre leur seigneur, et baisa le comte Sanse son frère, et lui pardonna son mautalent, et ainsi tous les autres, parmi ce que ils enconvenancèrent et lui jurèrent féauté, hommage et service à tenir bien et loyaument à tous jours mais ; et devinrent ses hommes, et le reconnurent à roi et à seigneur.

Cette courtoisie, avecques plusieurs autres, leur fit le prince, les quelles depuis ils reconnurent et desservirent assez petitement, si comme vous orrez avant en l’histoire. Et aussi le dit prince fit grand’courtoisie aux barons d’Espaigne qui prisonniers étoient ; car le roi Dan Piètre les eût voulu tenir, et en son air il les eût tous fait mourir sans merci. Là lui fut délivré messire Gommes Garils, du quel il n’eût pris nulle rançon, tant fort le haïoit : si le fit décoler devant ses yeux, au dehors des logis.

Tantôt après messe et boire, le roi Dan Piètre monta à cheval, et le comte Sanses son frère et le maître de Calatrave[2] et tous ceux qui ses hommes étoient devenus, et les deux maréchaux, messire Guichart d’Angle et messire Étienne de Cousenton, et bien cinq cents hommes d’armes ; et se partirent de l’ost du prince et chevauchèrent devers Burgues : si y vinrent le lundi au matin. Ceux de la ville de Burgues, qui informés étoient de toute la besogne comment elle étoit allée, et de la déconfiture du roi Henry, n’eurent mie conseil ni volonté d’eux enclorre ni tenir contre le roi Dan Piètre ; mais vinrent plusieurs riches hommes et les plus notables au dehors de leur ville, et lui présentèrent les clefs, et le reçurent à seigneur et le menèrent, et toutes ses gens, en la dite ville de Burgues, à grand’joie et solemnité.

Ce dimanche tout le jour se tint le prince ès logis qu’il avoit trouvés et conquis, et le lundi après boire il se délogea et toutes ses gens, et vinrent ce jour loger à Barbesque[3] ; et y furent jusques au mercredi qu’ils s’en vinrent tous devant Burgues. Et entra le dit prince en la ville en grand’révérence, et aussi le duc de Lancastre, le comte d’Armignac et aucuns grands seigneurs ; et leurs gens tinrent leurs logis sur les champs au dehors de Burgues ; car tous ne pussent mie être logés en la ville aisément et proprement. Le dit prince venoit tous les jours aux champs en son logis, et là faisoit et rendoit jugemens d’armes et de toutes choses à ce appartenantes, et y tint gage et champ de bataille, parquoi on peut dire que toute Espaigne fut un jour à lui et en son obéissance.

  1. Suivant D. Pedro Lopez de Ayala, fils de cet Ayala qui fut fait prisonnier à la bataille de Najara, le prince de Galles, avant de porter la guerre en Espagne, avait stipulé avec D. Pèdre que le roi ne ferait tuer aucun chevalier ni homme considérable de Castille sans qu’il eût été jugé conformément aux lois établies. La seule exception concernait ceux qui avaient été condamnés précédemment.
  2. Il s’appelait D. Martin Lopez de Cordoue.
  3. Briviesca.