Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCXL

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 537-538).

CHAPITRE CCXL.


Comment les Espaignols s’enfuirent, et comment le roi Henry s’enfuit à sauveté ; et comment la cité de Najares fut prise et toute courue et pillée.


Quand la bataille des maréchaux fut oultrée et déconfite, et toutes les grosses batailles des Anglois remises ensemble, les Espaignols ne purent ce faix souffrir ni porter, mais se commencèrent à fuir et eux déconfire et retraire moult effrayément et sans arroy devers la cité de Najares et la grosse rivière qui là court ; ni pour chose que le roi Henry leur dît ni criât, ils ne voulurent mie retourner. Quand le roi Henry vit la pestillence et la déconfiture sur ses gens et que point de recouvrer n’y avoit, si demanda son cheval et se monta appertement et se bouta entre les fuyans, et ne prit mie le chemin de la rivière ni de la cité de Najares, car pas ne s’y vouloit enclore, mais une autre voie, en éloignant tous périls. De tant fut-il bien avisé ; car assez sentoit et connoissoit que, si il étoit pris il seroit mort sans mercy. Adonc montèrent Anglois et Gascons à cheval et commencèrent à enchasser gens, espaignols et castellains qui s’enfuyoient tous déconfits jusques à la grosse rivière[1] et à l’entrée du pont de la cité de Najares. Là eut grand’hideur et grand’effusion de sang, et moult de gens occis et noyés ; car les plusieurs sailloient en l’eau qui étoit roide, noire et hideuse ; et aimoient les aucuns plus cher à être noyés que ce qu’ils fussent occis d’épée. En cette fuite et chasse avoit entre autres deux vaillans hommes d’Espagne, chevaliers d’armes et portans habits religieux, dont l’un s’appeloit le grand-prieur de Saint-Jame et l’autre le grand-maître de Caltrave. Ceux et une partie de leurs gens se trairent, pour être à sauveté, dedans la cité de Najares, et furent de si près poursuis que Anglois et Gascons à leur dos conquirent le pont dessus dit. Et là eut grand’occision ; et entrèrent en la cité avec les dessus dits qui s’étoient boutés en une forte maison ouvrée et maçonnée de pierres ; mais tantôt fut conquise et les dessus dits chevaliers pris, et moult de leurs gens morts, et toute la dite cité courue et pillée, où pillards firent grandement leur profit ; et aussi firent-ils au logis dudit roi Henry et des Espaignols, et moult y trouvèrent ceux qui premièrement se trairent de celle part, de vaisselle d’argent et de joyaux ; car le dit roi Henry et ses gens étoient venus en très grand arroy ; et quand ce vint à la déconfiture, ils n’eurent mie loisir de retourner celle part et de mettre à sauveté ce que au matin laissé y avoient. Si fut cette déconfiture moult grande et moult grosse ; par espécial sur le rivage il y eut moult de gens morts ; et disoient adonc les aucuns, si comme je l’ouïs depuis recorder à ceux qui y furent, que on véoit l’eau dessous Najares, rouge du sang des hommes et chevaux qui là furent morts et occis. Cette bataille fut entre Najares et Navarrete en Espagne, en l’an de l’Incarnation Notre Seigneur 1366[2], le tiers jour du mois d’avril, et ce jour fut samedi.

  1. L’Èbre, qui coule à peu de distance de Najara.
  2. Pâques arriva le 18 avril ; ainsi la date que Froissart assigne à la bataille de Navarrette ou Najara est exacte, suivant sa manière de commencer l’année à cette fête.