Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCXCV

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 595-596).

CHAPITRE CCXCV.


Comment le duc de Lancastre se partit de Tournehen, et s’en alla à Calais ; et comment le comte de Pennebroch ardit et exilla tout le pays d’Anjou.


Ainsi comme ils parloient et se devisoient, vecy les coureurs revenus ; et dirent au propos de messire Gautier de Mauny tout ce qu’ils avoient vu et trouvé, et que le duc de Bourgogne et ses gens s’en alloient ; et n’avoient nullui trouvé, fors aucuns povres vitailliers qui suivoient l’ost. Là eut de son conseil messire Gautier de Mauny haute honneur, et grandement en fut recommandé. Si se retraist le dit duc de Lancastre en son logis, et chacun seigneur au sien, et s’en allèrent désarmer. Et fût le dit duc venu dîner au logis des François et en leur place, si ce n’eût été pour le feu qui y étoit trop grand et aussi la fumée ; mais du soir il y vint souper et loger sur la montagne, et ses gens ; et se tinrent là tout aises de ce qu’ils avoient. À lendemain ils se délogèrent et retournèrent en la ville de Calais. Et le duc de Bourgogne, quand il se délogea, s’en vint ce jour à Saint-Omer, et là se tint, et tout son ost, et s’en départit et s’en r’alla chez soi : on les eût depuis à grand’peine remis ensemble.

En celle propre semaine que la départie de Tournehen se fit, le comte de Pennebroch, qui étoit en Poitou, et qui avoit pris en grand’déplaisance ce que messire Louis de Sancerre, messire Jean de Vienne, messire Jean de Beuil et les autres l’avoient ainsi rué jus au Puirenon, si s’avisa qu’il se contrevengeroit si il pouvoit. Si se départit de Mortaigne sur mer atout son arroy, environ deux cents lances, et s’en vint en Angoulême de-lez le prince qui lui fit grand’chère. Le dit comte le pria qu’il lui voulsist prêter de ses gens et accorder à mettre sus une chevauchée ; car il avoit grand désir de lui contrevenger du dépit que les François lui avoient fait. Le prince, qui moult l’aimoit, lui accorda légèrement. À ce donc étoit nouvellement revenu et issu hors de la comté d’Armignac messire Hue de Cavrelée, et avoit ramené plus de cinq cents combattans, gens de Compagnies. Si l’ordonna le prince à aller en cette chevauchée avec le dit comte de Pennebroch. Et encore en furent priés du dit comte, messire Louis de Harecourt, messire Guichard d’Angle, messire Percevaux de Coulogne, le sire de Pons, le sire de Parthenay, le sire de Poiane, messire Thomas de Percy, messire Richard de Pontchardon, et plusieurs chevaliers du prince et de son hôtel qui s’y accordèrent légèrement ; car ils désiroient à chevaucher. Si furent bien, quand ils furent tous ensemble, six cents lances, trois cents archers et quinze cents autres gens à manière de brigands, atout lances et pavais qui suivoient l’ost à pied.

Si se départirent toutes ces gens, dont le comte de Pennebroch étoit chef et gouverneur, de la ville d’Angoulême et du prince, et cheminèrent tant à leur arroy qu’ils entrèrent en Anjou. Si commencèrent le pays à ardoir et exillier, et à faire moult de des-rois, et passèrent outre à l’un des lez, ardant et exillant villes et petits forts qui ne se pouvoient tenir, et en rançonnant le plat pays jusques à Saumur sur Loire. Si se logèrent tantôt ès faubourgs et commencèrent la ville à assaillir ; mais ils ne la purent prendre ; car messire Robert de Sancerre, atout grand gens d’armes, s’y étoit herbergé. Ceux la gardèrent, et défendirent bien de recevoir et de prendre nul dommage ; mais tout le pays de là environ fut pris, ars, gâté et exillié, et y firent en cette chevauchée les Anglois moult de desrois. Et s’en vinrent messire Hue de Cavrelée et sa route à un pont sur Loire, que on dit au pays le pont de Sé. Si furent ceux déconfits qui le gardoient et le pont pris, et se boutèrent ces Compagnies dedans, et le fortifièrent tellement qu’ils le tinrent depuis un grand temps.

Encore en cette chevauchée prirent les Anglois une abbaye sur Loire qu’on dit Saint-Mor[1] ; si la réparèrent et fortifièrent tellement qu’ils en firent une grand’garnison, et qui moult greva et dommagea le pays, l’hiver et l’été en suivant.

En ce temps et en celle saison avoit en Poitou une abbaye, et encore est, que on appelle Saint-Salvin[2], à sept lieues de Poitiers. Dedans celle abbaye avoit un moine qui trop durement haioit son abbé, et bien lui montra ; car pour la grand’haine qu’il avoit à lui il trahit dam abbé[3] et tout le couvent, et rendit et délivra l’abbaye et la ville à messire Louis de Saint-Julien et Kerauloet le Breton, qui la prirent et réparèrent et fortifièrent malement, et en firent une bonne garnison.

De la prise de Saint-Salvin fut messire Jean Chandos si courroucé qu’il ne s’en pouvoit r’avoir, pour ce qu’il étoit sénéchal de Poitou, et on avoit pris et emblé une telle maison en sa sénéchaussée. Si dit bien en soi-même que s’il vivoit longuement il la r’auroit, comment que ce fût, et le compareroient chèrement ceux qui tel outrage avoient fait. Nous lairons ester un petit des besognes de Poitou, et parlerons du duc de Lancastre.

  1. Saint-Maur, abbaye de l’ordre de saint Benoît, située entre Saumur et Angers.
  2. Saint-Savin, abbaye du même ordre sur la Garteny, à dix lieues environ de Poitiers.
  3. Cet abbé se nommait Josselin Badereau.