Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCLXXII

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 573-575).

CHAPITRE CCLXII.


Comment le duc de Bourgogne fut marié à la fille du comte de Flandre ; et comment le roi de Navarre s’allia au roi d’Angleterre.


Vous devez savoir, et avez ci-dessus ouï parler du grand pourchas que le roi d’Angleterre fit et mit par l’espace de cinq ans et plus, pour avoir la fille du comte de Flandre en mariage pour son fils monseigneur Aymon comte de Cantebruge. Les devises et les ordonnances en seroient trop longues à demener ; si m’en passerai briévement. Et sachez que oncques le roi d’Angleterre ne put tant exploiter par quelque voie ni moyen que ce fût, que le pape Urbain les voulsist dispenser. Si demeura ce mariage à faire. Le comte de Flandre qui étoit prié d’autre part du roi de France pour son frère le duc de Bourgogne, quand il vit que ce mariage ne passeroit point en Angleterre, et que sa fille demeureroit à marier, et si n’avoit plus d’enfans, entendit, par le promouvement de madame sa mère la comtesse d’Artois, au jeune duc de Bourgogne ; car c’étoit un grand mariage et haut, et bien pareil à lui. Si envoya grands messages en Angleterre pour traiter au dit roi quittances. Ceux qui envoyés y furent exploitèrent si bien que le roi d’Angleterre, qui ne vouloit que toute loyauté, quitta le comte de Flandre de toutes convenances ; et retournèrent les messages à Bruges et recordèrent au comte leur seigneur comment ils avoient exploité. De cet exploit fut le comte tout lie. Depuis ne demeura guères de temps que ce mariage se fît, de Flandre et de Bourgogne, parmi grants traités et conseils, convenances et alliances des uns aux autres. Et me fut adonc dit que le ccmte de Flandre, pour ce mariage laisser passer, reçut grand profit, plus de cent mille francs, et demeurèrent encore la ville de Lille et celle de Douay[1] à lui, en charge de grand argent que le dit roi donnoit à son frère en mariage et au comte de Flandre, qui prit la saisine et la possession des dessus dites villes et y mit ses gens ; et furent ces villes attribuées à Flandre pour cause de gage. Je n’en sçais plus avant.

Tantôt après cette ordonnance on procéda au mariage, qui se fit et confirma en la ville de Gand[2], et là eut grand’fête et grand’solemnité, au jour des noces, devant et après. Et y eut grand’foison de seigneurs, barons et chevaliers, et par espécial le gentil sire de Coucy y fut, qui bien afféroit à une fête et mieux le savoit faire que nul autre ; car le roi de France l’envoya. Si furent ces noces bien et grandement fêtoyées et joutées, et en après chacun retourna en son pays. Le roi d’Angleterre, qui véoit que le comte de Flandre, pour la cause du mariage, étoit allié en France, ne savoit que supposer si le comte de Flandre feroit partie contre lui avec le duc de Bourgogne son fils, qui par succession devoit être son hoir de la comté de Flandre, ni quels convenances il avoit entre le dit comte et le roi de France. Si se tint le dit roi plus dur et plus fel contre les Flamands, et leur montra griefs et fit montrer par ses gens, sur mer et ailleurs en son pays, ainsi que on les y trouvoit et que ils venoient en marchandise. De ce n’étoit mie le roi de France courroucé, car il eût vu volontiers que la guerre eût été ouverte entre les Flamands et les Anglois. Mais les sages hommes de Flandre et les bourgeois des bonnes villes n’en avoient nulle volonté ; et soutenoient tojours plus les communautés de Flandre la querelle et opinion du roi d’Angleterre à être bonne et juste que celle du roi de France.

Le roi Édouard d’Angleterre, qui acquéroit amis de tous côtés, et bien lui besoignoit selon les grands guerres et rébellions qui lui apparoient en ses pays de deçà la mer, sentit et entendit bien que le roi Charles de Navarre son cousin, qui se tenoit en la basse Normandie, seroit assez tôt de son accord ; car il étoit en haines et en grignes contre le roi de France, pour aucunes terres qui étoient en débat, que le dit roi de Navarre réclamoit de son héritage, et le roi de France lui devéoit : si en avoient été leurs gens et leurs conseillers par plusieurs fois ensemble ; mais ils n’y avoient pu trouver moyen ni accord. Si étoit la chose demeurée en ce parti que chacun se tenoit sur sa garde ; et avoit le dit roi de Navarre fait grossement et bien pourvoir ses villes et ses châteaux en Cotentin et en la comté d’Évreux sur les bondes de la Normandie ; et se tenoient à Chierebourch et par toutes ses garnisons gens d’armes.

En ce temps étoit de-lez lui messire Eustache d’Aubrecicourt, maître et gouverneur d’une ville outre les Guets de Saint-Clément, au clos de Cotentin, qui se tenoit du roi de Navarre, car c’étoit de son héritage, et cette ville appelle-t-on Quaranten ; et étoit le dit messire Eustache le plus espécial de tout son conseil : si que le roi d’Angleterre envoya vers lui, car il étoit aussi son homme et son chevalier, pour savoir l’intention du roi de Navarre. Or le trouva-t-il tel : et si bien exploita le dit messire Eustache que le dit roi de Navarre, à privée maisnie, entra en un vaissel que on appelle un Lin, et vint en Angleterre parler au dit roi, qui lui fit grand’chère et bonne[3]. Et eurent là ensemble grand parlement et long ; et furent si bien d’accord que le roi de Navarre, lui retourné à Chierebourch, devoit défier le roi de France et recueillir et mettre par tous ses châteaux les Anglois.

Après ces ordonnances et confédérations entre ces deux rois faites et confirmées, le roi de Navarre retourna arrière en Normandie en la ville de Chierebourch, et là fut reconduit par chevaliers et écuyers de l’hôtel du roi d’Angleterre et de madame la roine, auxquels à leur retour il meschéy moult mal ; car endementres que le roi de Navarre, qui nouvellement étoit venu d’Angleterre de parlementer avec le roi, si comme j’ai dit ci-devant, estioit ces chevaliers d’Angleterre qui raconduit et ramené l’avoient, sçurent aucuns Normands et Bretons, et autres écumeurs de mer, cette avenue du roi de Navarre et des Anglois, et comment ils s’en devoient tantôt retourner en Angleterre. Si s’ordonnèrent et mirent en aguet, sur mer, et assez tôt rencontrèrent ces chevaliers d’Angleterre, qui partis étoient de Chierebourch et du roi de Navarre et s’en retournoient en leur pays, ni point ne se donnoient de garde. Si rencontrèrent ces nefs Normandes et ces écumeurs de mer, qui tantôt les envahirent et assaillirent fièrement, si qu’ils furent plus forts d’eux. Si conquirent les dits Normands les Anglois, et les mirent tous hors bord ; oncques homme ne prirent-ils à merci. Ainsi alla de cette aventure : de quoi le roi d’Angleterre fut moult courroucé quand il le sçut ; mais amender ne le put tant que à cette fois.

Assez tôt après la revenue du roi de Navarre qui étoit retourné à Chierebourch, messire Eustache d’Aubrecicourt, qui avoit été mandé et prié du prince de Galles et envoyé quérir par messages et par hérauts, prit congé du dit roi de Navarre pour aller en la prinçauté servir le prince. Lequel roi lui donna congé moult envis : mais le dit messire Eustache lui montra tant de raisons que finablement il se partit et entra en mer avec ce qu’il avoit de gens ; et vint arriver à Saint-Malo de l’Isle en Bretagne, et là prit terre et puis chevaucha vers Nantes, pour là passer la rivière de Loire, par l’accord du duc et de ceux du pays, qui encore ne se mouvoient ni de l’un lez ni de l’autre. Et exploita tant par ses journées le dit messire Eustache qu’il entra en Poitou et vint en la ville d’Angoulême devers le prince qui le reçut à grand’joie, et qui assez tôt après l’envoya devers messire Jean Chandos et le captal de Buch, qui se tenoient à Montalban et faisoient là frontière contre les François. Si fut le dit messire Eustache le bien-venu entre les compagnons si très tôt qu’il y vint.

  1. Le comte de Flandre, outre ces deux places, eut encore Orchies. Il serait trop long de rapporter ici les clauses de ce traité, dont Froissart avoue de bonne foi qu’il ignorait les détails. On le trouve tout entier dans les Chroniques de France.
  2. Ce mariage fut célébré dans l’église Saint-Bavon de Gand, le 19 juin de cette année.
  3. Secousse a très bien remarqué que Froissart s’est trompé sur la date du voyage du roi de Navarre en Angleterre, qui ne se fit que vers le mois d’août de l’année suivante 1370, et qu’il était mal informé du succès de ses négociations avec Édouard. En effet, après avoir balancé long-temps entre les deux rivaux qui le recherchoient également, son intérêt le décida pour le parti du roi de France.