Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCLV

Texte établi par J. A. C. BuchonA. Desrez (Ip. 554-555).

CHAPITRE CCLV.


Comment le roi Henry demeura paisiblement roi de Castille ; et comment messire Lion d’Angleterre mourût en ce temps.


Ainsi fina le roi Dan Piètre de Castille, qui jadis avoit régné en si grand’prospérité ; et encore le laissèrent ceux qui occis l’avoient trois jours sur terre ; dont il me semble que ce fut pitié pour humanité ; et se gaboient les Espaignols de lui. À lendemain le sire de Montiel se vint rendre au roi Henry, qui le reçut et prit à merci, et aussi tous ceux qui se vouloient retourner devers lui. Ces nouvelles s’épandirent par toute Castille, que le roi Dan Piètre étoit mort ; si en furent courroucés ses amis et tout réjouis ses ennemis. Quand les nouvelles vinrent au roi de Portingal, que son cousin le roi Dan Piètre étoit mort par telle manière, si en fut durement courroucé, et dit et jura que ce seroit amendé[1]. Si envoya tantôt défiances au roi Henry et lui fit guerre, et tint la marche de Séville une saison contre lui. Mais pour ce ne laissa mie le roi Henry à poursuivir son emprise, et s’en retourna devant Toulette, qui tantôt se rendit et tourna à lui, quand ils sçurent la mort du roi Dan Piètre. Et aussi fit tout le pays ; et mêmement le roi de Portingal n’eut mie conseil de longuement tenir la guerre contre le roi Henry. Si en fut fait accord et paix par les moyens des prélats et barons d’Espaigne[2]. Si demeura le roi Henry tout en paix dedans Castelle, et messire Bertran du Guesclin de-lez lui, et messire Olivier de Mauny et les autres chevaliers de France et de Bretagne, auxquels le roi Henry fit grand profit ; et moult y étoit tenu ; car sans l’aide d’eux il ne fût jà venu à chef de ses besognes. Si fit le dit messire Bertran du Guesclin connétable de toute Castille[3] ; et lui donna la terre de Soria, qui bien valoit par an vingt mille francs, et à messire Olivier de Mauny, son neveu, la terre d’Ecrette[4], qui bien valoit aussi dix mille francs, et aussi à tous les autres chevaliers. Si vint tenir son état à Burgues, et sa femme et ses enfans, en régnant comme roi. De la prospérité et bonne aventure de lui furent moult réjouis le roi de France et le duc d’Anjou, qui moult l’aimoient, et aussi le roi d’Arragon.

En ce temps trépassa de ce siècle, en Ast en Piémont, messire Lion d’Angleterre[5], qui en celle saison étoit passé outre. Si comme ci-dessus est dit, il avoit pris à femme la fille à monseigneur Galéas, seigneur de Milan. Et pourtant qu’il mourut assez merveilleusement, messire Édouard Despensier, son compagnon, qui là étoit, en fit guerre au dit monseigneur Galéas et le haria et rua jus plusieurs fois de ses gens. En la fin monseigneur le comte de Savoie s’en informa et les mit à accord.

Or reviendrons-nous aux besognes et aux avenues de la duché d’Aquitaine.

  1. Fernand, roi de Portugal, avait épousé D. Béatrix, fille de D. Pèdre, qui, par son testament, l’avait déclaré son héritier, au cas où il n’aurait pas d’enfant mâle.
  2. La guerre dura encore près de deux ans entre les rois d’Espagne et de Portugal ; ils ne firent la paix que dans le cours de l’année 1371.
  3. Il ne fit vraisemblablement que lui confirmer cette dignité, dont il paraît que du Guesclin avait été revêtu lors de sa première expédition en Espagne, ainsi que Froissart lui-même le rapporte dams le chapitre 205. Quoi qu’il en soit, le roi Henry lui donna, outre Soria, les bourgs et châteaux de Molina, d’Almanza, de Moron, de Montagudo et de Seron, qu’il érigea en duché sous le nom de Molina, par lettres datées de Séville, le 4 mai 1369.
  4. Ce nom serait difficile à reconnaître sans le secours des historiens d’Espagne, qui nous apprennent qu’Olivier de Mauny fut récompensé de ses services par la seigneurie d’Agreda dans la Vieilie-Castille.
  5. Ce prince mourut au mois de septembre 1368, vers la fête de la Nativité de la Vierge, plusieurs mois avant l’époque que Froissart assigne à cet événement.