Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCLIX

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 559-560).

CHAPITRE CCLIX.


Comment le roi de France envoya ajourner le prince par un appel en la chambre des pairs à Paris contre les barons de Gascogne.


Tant fut le roi de France conseillé et ennorté de ceux de son conseil et soigneusement supplié des Gascons que un appeau fut fait et formé, pour aller en Aquitaine appeler le prince de Galles en parlement à Paris. Et s’en firent le comte d’Armagnac, le sire de Labreth, le comte de Pierregord, le comte de Comminges, le vicomte de Carmaing, le sire de la Barde, messire Bertrau de Terride, le sire de Pincornet et plusieurs autres, cause et chef. Et contenoit le dit appel comment sur grands griefs, dont iceux seigneurs se plaignoient que le prince de Galles et d’Aquitaine vouloit faire à eux et à leurs terres, ils appeloient et en traioient à ressort au roi de France, lequel, si comme de son droit, ils avoient pris et ordonné pour leur juge.

Quand le dit appel fut bien fait, écrit et formé, et bien corrigé et examiné au mieux que les sages de France sçurent et purent faire, et plus doucement toutes raisons gardées, on le chargea à un clerc de droit bien enlangagé pour mieux exploiter de la besogne[1], et à un chevalier de Beauce que on appeloit messire Capponnel de Chaponval. Ces deux, en leur arroy et avec leurs gens, se départirent de Paris et se mirent au chemin par devers Poitou, et exploitèrent tant par leurs journées qu’ils passèrent Berry, Touraine, Poitou et Xaintonge, et vinrent à Blayes, et là passèrent la rivière de Garonne et arrivèrent à Bordeaux, où le prince et madame la princesse pour le temps de lors se tenoient plus que autre part. Et partout disoient les dessus dits que ils étoient messagers au roi de France. Si étoient et avoient été partout les bien-venus, pour la cause du dit roi de qui ils se renommoient. Quand ils furent entrés en la cité de Bordeaux, ils se trairent à hôtel ; car jà étoit tard, environ heure de vêpre. Si se tinrent là tout ce jour jusques à lendemain, que à heure compétenté ils s’en vinrent vers l’abbaye de Saint-André, où le dit prince se logeoit et tenoit son hôtel. Les chevaliers et les écuyers du prince les recueillirent moult doucement, pour la révérence du roi de France de qui ils se renommoient. Et fut le dit prince informé de leur venue, et les fit assez tôt traire avant. Quand ils furent parvenus jusques au prince, ils s’inclinèrent moult bas, et le saluèrent, et lui firent toute révérence, ainsi comme à lui appartenoit, et que bien le savoient faire, et puis lui baillèrent lettres de créance. Le prince les prit et les lut, et puis leur dit : « Vous nous soyez les bien-venus ! or nous dites avant ce que vous voulez dire. » — « Très cher sire, dit le clerc de droit, veci unes lettres qui nous furent baillées à Paris de notre sire le roi de France, lesquelles nous promîmes par nos fois que nous publierions en la présence de vous ; car elles vous touchent. » Le prince lors mua couleur, qui adonc fut tout émerveillé que ce pouvoit être ; et aussi furent aucuns chevaliers qui de-lez lui étoient : néanmoins il se refréna, et dit : « Dites ; dites ; toutes bonnes nouvelles oyons-nous volontiers. » Adonc prit le dit clerc la lettre, et la lut de mot à mot, laquelle lettre contenoit :

  1. Le sénéchal de Toulouse, que le roi avait nommé commissaire sur le fait des appellations, fût chargé de faire signifier au prince de Galles les sauvegardes que le roi avait accordées aux appelans aux mois d’octobre et de novembre 1368, et de faire citer le prince au tribunal des pairs ou au parlement. Le sénéchal choisit pour cette commission Bernard Palot, juge criminel de Toulouse, et Jean de Chaponval, qui s’en acquittèrent comme on le verra ci-après.