Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCII

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 502-503).

CHAPITRE CCII.


Comment les Compagnies gâtoient et exiloient le royaume de France, et comment moult de gens en murmuroient contre le roi d’Angleterre et le prince de Galles son fils.


En ce temps étoient les Compagnies si grandes en France, que on ne savoit que faire ; car les guerres du roi de Navarre et de Bretagne étoient faillies. Si avoient ces compagnons qui poursuivoient les armes, appris à piller et à vivre d’avantage : si ne s’en pouvoient, et aussi ne vouloient tenir ni abstenir ; et tout leur recours étoit en France, et appeloient ces Compagnies le royaume de France leur Chambre. Toutevoies ils n’osoient converser en Aquitaine, la terre du prince, ni on ne les y eût mie soufferts ; et aussi au voir dire, la plus grand’partie des capitaines étoient Gascons et Anglois et hommes au roi d’Angleterre ou du prince : aucuns Bretons y avoit, mais c’étoit petit. De quoi moult de bonnes gens au royaume de France murmuroient et parloient sur la partie du roi d’Angleterre et du prince ; et disoient couvertement qu’ils ne se acquittoient mie bien envers le roi de France, quand ils n’aidoient à bouter hors ces males gens du dit royaume. Néanmoins ils les avoient plus chers arrière d’eux que de-lez eux. Si considérèrent les sages hommes du royaume de France que, si on n’y mettoit remède et conseil, ou que on les combattît, ou que on les envoyât hors par grand’mise d’argent, ils détruiroient le noble royaume de France et sainte chrétienté. Adonc avoit un roi en Honguerie[1] qui les voulsist bien avoir de-lez lui, et les eût trop bien embesognés contre les Turcs, à qui il guerroyoit, et qui lui portoient moult de dommages. Si en escripsit devers le pape Urbain Ve, qui étoit pour le temps en Avignon, qui volontiers en eût vu la délivrance du royaume, et aussi devers le roi de France et devers le prince de Galles. Si traita-t-on devers les capitaines et leur offrit-on grand argent et passages ; mais oncques ne s’y voulurent consentir ; et répondirent que jà ils n’iroient si loin guerroyer ; car il fut là dit entre eux d’aucuns compagnons, qui bien connoissoient le pays de Honguerie, que il y avoit tels détroits que, s’ils y étoient embattus, jamais n’en ystroient, et les y feroit-on mourir de male mort. Cette chose les effréa si qu’ils n’eurent talent de y aller.

  1. Louis Ier surnommé le Grand.