Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCCXXII

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 621-622).

CHAPITRE CCCXXII.


Comment messire Bertran du Guesclin, par le conseil et avis de tous ceux du royaume, fut fait connétable de France.


Or fut le roi de France informé de la destruction et du reconquêt de Limoges, et comment le prince et ses gens l’avoient laissée toute vague, ainsi comme une ville déserte. Si en fut durement courroucé, et prit en grand’compassion le dommage et ennui des habitants d’icelle. Or fut avisé et regardé en France, par l’avis et conseil des nobles et des prélats, et la commune voix de tout le royaume qui bien y aida, que il étoit de nécessité que les François eussent un chef et gouverneur, nommé connétable ; car messire Moreau de Fiennes se vouloit ôter et déporter de l’office, qui fut vaillant homme de la main et entreprenant aux armes, et aimé de tous chevaliers et écuyers. Si que, tout considéré et imaginé, d’un commun accord on y élit monseigneur Bertran du Guesclin, mais qu’il voulsist entreprendre l’office, pour le plus vaillant, mieux taillé et idoine de ce faire, et plus vertueux et fortuné en ses besognes qui en ce temps s’armât pour la couronne de France.

Adonc escripsit le roi devers lui et envoya certains messages qu’il vînt parler à lui à Paris. Ceux qui y furent envoyés le trouvèrent en la vicomté de Limoges, où il prenoit châteaux et forts, et les faisoit rendre à madame de Bretagne, femme à monseigneur Charles de Blois : et avoit nouvellement pris une ville qui s’appeloit Brandomme[1] et étoient les gens rendus à lui. Si chevauchoit devant une autre. Quand les messages du roi de France furent venus jusques à lui, il les recueillit joyeusement et sagement, ainsi que bien le savoit faire. Si lui baillèrent les lettres du roi de France et firent leur message bien à point. Quand messire Bertran se vit espécialement mandé, si ne se voult mie excuser de venir vers le roi de France, pour savoir quelle chose il vouloit : si se partit au plus tôt qu’il put, et envoya la plus grand’partie de ses gens ès garnisons qu’il avoit conquises, et en fit souverain et gardien messire Olivier de Mauny son neveu ; puis chevaucha tant par ses journées qu’il vint en la cité de Paris, où il trouva le roi et grand’foison des seigneurs de son hôtel et de son conseil, qui le recueillirent liement et lui firent tous grand’révérence. Là lui dit et remontra le roi, comment on l’avoit élu et avisé à être connétable de France. Adonc s’excusa messire Bertran grandement et sagement ; et dit qu’il n’en étoit mie digne, et qu’il étoit un povre chevalier et un petit bachelier, au regard des grands seigneurs et vaillants hommes de France, combien que fortune l’eût un peu avancé. Là lui dit le roi qu’il s’excusoit pour néant et qu’il convenoit qu’il le fût ; car il étoit ainsi ordonné et déterminé de tout le conseil de France, lequel il ne vouloit pas briser. Lors s’excusa encore le dit messire Bertran, par une autre voie, et dit : « Cher sire et noble roi, je ne vous veuil, ni puis, ni ose dédire de votre bon plaisir ; mais il est bien vérité que je suis un povre hom et de basse venue. Et l’office de la connétablie est si grand et si noble qu’il convient, qui bien le veut acquitter, exercer et exploiter et commander moult avant, et plus sur les grands que sur les petits. Et veci mes seigneurs vos frères, vos neveux et vos cousins qui auront charge de gens d’armes en osts et en chevauchées ; comment oserois-je commander sur eux ? Certes, sire, les envies sont si grandes que je les dois bien resoingner. Si vous prie chèrement que vous me déportez de cet office, et que vous le baillez à un autre, qui plus volontiers le prendra que moi, et qui mieux le sache faire. » Lors répondit le roi et dit : « Messire Bertran, messire Bertran, ne vous excusez point par celle voie ; car je n’ai frère, cousin, ni neveu, ni comte, ni baron en mon royaume qui ne obéisse à vous ; et si nul en étoit au contraire, il me courrouceroit tellement qu’il s’en apercevroit : si prenez l’office liement ; et je vous en prie. » Messire Bertran connut bien que excusances qu’il sçût faire ni pût montrer ne valoient rien : si s’accorda finablement à l’opinion du roi ; mais ce fut à dur et moult envis. Là fut pourvu à grand’joie, messire Bertran du Guesclin de l’office de connétable de France[2] ; et pour le plus avancer, le roi l’assit de-lez lui à sa table ; et lui montra tous les signes d’amour qu’il put ; et lui donna avec l’office plusieurs beaux dons et grands terres et revenus, en héritage, pour lui et pour ses hoirs. Et en cette promotion mit grand’peine et grand conseil le duc d’Anjou.

  1. Ce nom paraît être une altération de celui de Brantôme, petite ville du Périgord, sur la Drôme, que Froissart a mal à propos placée dans le Limousin. Il fait quelquefois des fautes encore plus considérables en géographie ; on n’avait pas de cartes de son temps.
  2. Il fut fait connétable le 2 octobre : ses provisions datées de ce jour, et son serment du 20 du même mois, se trouvaient dans le Mémorial D de la chambre des comptes, folio 101, qui fut brûlé au dernier incendie de cette chambre. Mais il en existe une copie abrégée dans un manuscrit de la Bibliothèque Royale, provenant de l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés.