Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCCLXXXVI

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 703-704).

CHAPITRE CCCLXXXVI.


De la chevauchée que le sire de Coucy mena en Osteriche des Compagnies.


Ces gens de Compagnies qui avoient appris à piller et à rober, et qui ne s’en savoient abstenir, firent en celle saison trop de maux en le royaume de France, tant que les plaintes en vinrent au roi. Le roi, qui volontiers eût adressé son peuple, et qui trop grand’compassion en avoit, car trop lui touchoit la destruction de son royaume, n’en savoit que faire. Or fut adonc regardé en France que le sire de Coucy[1], qui jà avoit demeuré six ans ou cinq environ hors du pays[2], et qui étoit un frisque et gentil chevalier, de grand’prudence et de grand sens, seroit remandé ; car on lui avoit ouï dire plusieurs fois que il clamoit à avoir grand droit à la duché d’Osteriche[3] par la succession de sa dame de mère qui sœur germaine avoit été du duc darzainement mort ; et cil qui pour le temps possessoit la duché d’Osteriche n’étoit que cousin germain, plus lointain assez de droit lignage que le sire de Coucy ne fut. Si fut proposé au conseil du roi de France, que le sire de Coucy se aideroit trop bien de ces Compagnies, et en feroit son fait en Osteriche, et en délivreroit le royaume de France[4]. Adonc fut remandé le gentil sire de Coucy, messire Enguerrand, qui s’étoit tenu en Lombardie un grand temps, et depuis sur la terre du patrimoine de saint Pierre, et avoit fait guerre pour la cause de l’Église aux seigneurs de Milan et aux autres, aussi aux Florentins et aux Pisans ; et si vaillamment s’y étoit porté que il en avoit grandement la grâce et la renommée du saint père, le pape Grégoire onzième.

Quand il fut revenu en France premièrement devers le roi, on lui fit grand’fête ; et le vit le roi moult volontiers, et lui demanda des nouvelles. Il l’en dit assez. Depuis revint le sire de Coucy en sa terre, et trouva madame sa femme, la fille du roi d’Angleterre, à Saint-Gobain. Si se firent grands reconnoissances ensemble ; ce fut raison ; car ils ne s’étoient depuis grand temps vus. Ainsi petit à petit se racointa le sire de Coucy en France, et se tint dalez le roi, qui le véoit moult volontiers. Adonc lui fut demandé couvertement, du seigneur de la Rivière et Nicolas le Mercier qui étoient instruits quant que le roi pouvoit faire, si il voudroit point se charger ni ensonnier de ces Bretons et des Compagnies pour mener en Osteriche. Il répondit qu’il en auroit avis. Si s’en conseilla à ses amis, et le plus en soi-même. Si en répondit son entente, que volontiers s’en ensonnieroit, mais que le roi y voulut mettre aucune chose du sien, et lui prêter aussi aucune finance pour payer leurs menus frais, et pour acquerre amis et les passages, tant en Bourgogne et en Aussay[5] que sur la rivière du Rhin, où il leur convenoit passer et aller, si ils vouloient entrer en Osteriche. Le roi de France n’avoit cure quel marché il fît, mais que il vît son royaume délivré de ces Compagnies. Si lui accorda toutes ses demandes ; et fina pour lui par devers les Compagnies, et leur délivra grand argent, mal employé, ainsi que vous orrez recorder temprement ; car oncques gens ne s’acquittèrent pis envers seigneurs qu’ils se acquittèrent envers le seigneur de Coucy. Ils prirent son or et son argent ; et si ne lui firent nul service.

Environ la Saint-Michel trois cent soixante et quinze se départirent ces Compagnies et ces gens d’armes, Bretons et autres nations, du royaume de France, et passèrent parmi Lorraine où ils firent moult de destourbiers et de dangers ; et pillèrent plusieurs villes et châteaux, et foison du plat pays ; et eurent de l’or et de l’argent à leur entente de ceux de Metz en Lorraine. Quand cils d’Aussay, qui se tenoient pour le duc de Lucembourg et de Brabant, en virent la manière, si se doutèrent de ces males gens que ils ne leur fissent à souffrir, et se cloyrent. Et mandèrent les barons d’Aussay au seigneur de Coucy et aux barons de Bourgogne qui avec lui étoient, le seigneur de Vergy et autres, que point ne passeroient parmi leur pays au cas que ils se voudroient ainsi maintenir. Le sire de Coucy mit son conseil ensemble, car il avoit là grand’foison de bonne chevalerie de France, monseigneur Raoul de Coucy son oncle, le vicomte de Meaux, le seigneur de Roye, monseigneur Raoul de Raineval, le seigneur de Hangest, messire Hue de Roussi et plusieurs autres. Si que, eux conseillés, ils regardèrent que les seigneurs et le pays d’Aussay avoient droit. Si prièrent moult doucement aux capitaines des Compagnies et aux Bretons et Bourguignons, que ils voulsissent courtoisement passer et faire passer leurs gens parmi Aussay, parquoi le pays leur fût ouvert, et qu’ils pussent faire leur fait et leur emprise. Ils l’eurent tout en convent volontiers, mais depuis ils n’en tinrent rien. Toutes fois au passer et à l’entrer en Aussay ils furent assez courtois.

  1. Enguerrand VII, sire de Coucy, était fils d’Enguerrand VI et de Catherine d’Autriche, fille du duc Léopold. Enguerrand VII fut un des otages donnés en 1360 aux Anglais, par suite du traité pour la délivrance du roi Jean. Édouard, qui voulut se l’attacher, lui donna en mariage sa fille Isabelle, à laquelle il accorda pour dot la baronnie de Bedford avec d’autres terres.
  2. Au moment où la guerre se ralluma, en 1368, entre la France et l’Angleterre, Enguerrand de Coucy, qui se trouvait à la fois allié et vassal du roi de France, et vassal et gendre du roi d’Angleterre, ne crut pouvoir prendre les armes pour aucun des deux, et passa en Italie où il servit les papes Urbain V et Grégoire XI contre les Visconti.
  3. Enguerrand VII réclamait seulement la dot de Catherine, sa mère, fille aînée de Léopold, vaincu à Morgarten. Cette dot consistait en biens alodiaux situés dans l’Alsace, le Brisgau et l’Argovie.
  4. Depuis la trêve conclue entre l’Angleterre et la France, les bandes ou routiers du fameux partisan Arnaud de Cervole, dit l’Archiprêtre, dévastaient les provinces de France.
  5. C’était ainsi qu’on appelait l’Alsace.