Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCCLXXIII

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 682-683).

CHAPITRE CCCLXXIII.


Comment les ôtages que ceux de Derval avoient baillés furent décollés ; et comment messire Robert Canolles fit décoller les prisonniers qu’il tenoit.


Nous retournons à parler du duc d’Anjou et du connétable de France qui se tenoient en ce temps devant Derval, et de monseigneur Robert Canolles ; et vous conterons comment ni par quelle incidence cil siége se défit. Le duc d’Anjou, le duc de Bourbon, le connétable de France et tous les barons qui là étoient tenoient le châtel de Derval à avoir pour eux, par deux raisons : la première étoit que messire Hue Broec et son frère avoient juré et scellé et promis, et de ce livré bons ôtages, chevaliers et écuyers, que ils ne pouvoient ni devoient nullui recueillir en leur forteresse qui ne fut aussi fort comme ils étoient. La seconde raison étoit : que, dedans quarante jours, ils devoient rendre le châtel de Derval aux seigneurs de France si les Anglois ne venoient là en la place, si forts que pour eux combattre et lever le siége ; desquelles choses ils étoient tout en deffaute. Monseigneur Robert Canolles s’excusoit et mettoit toudis avant, que ses gens ne pouvoient faire nuls traités sans son accord, et que tous les traités que fait avoient étoient de nulle vaille, ni de lui on ne pouvoit extraire autre réponse. Et mandoit bien au duc d’Anjou et au connétable que ils n’avoient que faire de là séjourner pour son chastel ; car jà, tant qu’il vivroit, ils n’en seroient en saisine. Le duc d’Anjou de ces réponses étoit tout merancolieux : si avisa une fois qu’il essaieroit monseigneur Robert par une autre voie ; et lui manda bien à certes que, si il ne lui rendoit le châtel, ainsi que droit et raison le vouloient, il fut tout ségur que il feroit mourir ses ôtagiers. Messire Robert lui remanda que bien étoit en sa puissance de faire ainsi tout ce qu’il disoit ; mais il fut ségur, si il les fesoit mourir, il avoit laiens en son châtel des bons chevaliers françois prisonniers desquels il pouvoit avoir grand’rançon, mais il les feroit mourir aussi. Cette réponse prit le duc d’Anjou en si grand dépit que, sans point d’attente, il manda les ôtages qui issus de Derval étoient, deux chevaliers et deux écuyers, bien gentils hommes, et les fit mener du plus près du chastel qu’il put, et là furent décolés ; ni pour prière ni parole que aucuns barons de l’ost pussent ni sçussent faire, il n’en furent point déportés. Quand messire Robert Canolles, qui étoit amont aux fenêtres de son châtel, vit ce, si fut moult courroucé, et ainsi que tout forcené, il fit incontinent une longue table lancer hors des fenêtres et là amener trois chevaliers et un écuyer que il tenoit prisonniers, dont il avoit refusé dix mille francs. Si les fit monter sur celle table l’un après l’autre, et par un ribaut couper les têtes, et renverser ens ès fossés, les corps d’un lez et les têtes de l’autre ; de quoi vraiment tout considéré ce fut grandpitié, quand pour l’opinion d’eux deux, huit gentils hommes furent ainsi morts ; et depuis en furent moult courroucés et l’une partie et l’autre.