Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCCLXXI

Texte établi par J. A. C. BuchonA. Desrez (Ip. 679-680).

CHAPITRE CCCLXXI.


Des Anglois et François qui s’entre-combattirent devant Ribeumont.


Ainsi passoient les Anglois le pays, et furent devant Aire, et escarmouchèrent aux barrières, et puis retournèrent amont devers la comté de Saint-Pol, en chevauchant en Artois. Si ardirent une partie de la comté de Saint-Pol ; et furent devant la ville de Dourlens, et y livrèrent grand assaut, et se mirent les dits Anglois en grand’peine pour la conquerre et pour l’avoir ; car ils la sentoient riche de l’avoir du pays qui là étoit retrait et apporté ; et si n’étoit pas, ce leur sembloit, tenable à tant de gens d’armes qu’ils étoient. On veut bien dire et maintenir que ils l’eussent eue et conquise de force, si n’eussent été les gentils hommes du pays qui là dedans étoient retraits et qui avoient ouï dire qu’ils auroient l’assaut. Si passèrent les Anglois outre quand ils eurent là fait leur emprise, et chevauchèrent vers la cité d’Arras. Et y vinrent les deux ducs auxquels tout le demeurant obéissoit, loger ; et se arrêtèrent en l’abbaye du mont Saint-Éloy, à deux lieues petites de la cité d’Arras. Là se reposèrent et rafraîchirent un jour et deux nuits, et puis chevauchèrent outre, en prenant le chemin de la rivière de Somme, et firent tant qu’ils vinrent à Bray sur Somme. Là s’arrêtèrent-ils et mirent en ordonnance pour l’assaillir ; et l’approchèrent toutes gens, et y eut moult grand assaut ; et là fut le chanoine de Robersart bon chevalier, et fit, en joutant à une porte aux gens d’armes qui là étoient, plusieurs apertises d’armes ; et eût été pris et retenu si n’eût été un sien écuyer qui s’appeloit Esperon ; car il fut abattu entre pieds, à l’entrée de la porte, et le tiroient ens les François qui là étoient ; mais le dit écuyer, en joutant de son glaive et monté sur son coursier, recula tous ceux qui là étoient en la ville et en abattit, ne sais, cinq ou six.

En la dite ville de Bray sur Somme avoit adonc grand’foison de chevaliers et d’écuyers de là environ ; et tous s’y étoient retraits, car bien savoient que c’étoit le passage des Anglois, ni oncques ne passèrent en France que ils ne tinssent ce chemin.

Toutefois ils ne conquirent rien adonc à Bray. Si prirent leur retour vers Saint-Quentin, et entrèrent en ce beau et plein pays de Vermandois. Si frémissoient toutes gens devant eux ; et rançonnoient villes et pays à non ardoir et à vivres ; et cheminoient si petites journées que trois ou quatre lieues le jour. De Saint-Quentin étoit capitaine messire Guillaume des Bordes ; et là le trouva le sire de Bousies qui s’en alloit à Ribeumont pour aider à garder la forteresse, car il y avoit part de par sa femme, la fille au seigneur de Chin. Si lui pria que il lui voulsist délivrer dix arbalêtriers. Messire Guillaume le fit volontiers. Si issirent hors de la ville à la porte que on ouvrit et qui ouvre vers Laon ; et n’eurent point cheminé deux lieues, quand ils trouvèrent messire Jean de Bueil qui s’en alloit à Laon pour en être capitaine. Là le envoyoit le roi de France. Si se firent grandes reconnoissances ces chevaliers quand ils se trouvèrent ; et parlementèrent sur les champs ensemble. Et entendit monseigneur Jean de Bueil que les Anglois devoient passer ce jour dalez Ribeumont ; si dit qu’il iroit là avec le seigneur de Bousies : si chevauchèrent encore avant. Ainsi comme ils étoient à demi-lieue petite de Ribeumont, et jà avoient envoyé un de leurs coureurs pour informer ceux de la ville que ils fussent recueillis et qu’ils venoient là pour aider à garder la ville, ils virent naître et approcher une route d’Anglois qui étoit la maisnie et les armes et le charroi de messire Hue de Cavrelée, où y avoit bien, par semblant, quatre vingts hommes, tous bien montés. Lors dirent les François : « Véez-ci nos ennemis qui viennent de piller ; or leur allons au devant ! » Adonc brochèrent-ils chevaux des éperons, chacun le mieux qu’il pouvoit, en écriant : « Notre-Dame ! Ribeumont ! » et s’en vinrent férir sur ces Anglois qu’ils déconfirent ; et occirent la plus grand’partie ; et ceux tous heureux qui purent échapper. Et quand les François eurent rué jus ces Anglois, ils vinrent à Ribeumont où ils trouvèrent le seigneur de Chin, qui un petit devant étoit entré en la ville par une autre partie, à bien quarante lances et vingt arbalêtriers. Si comme ces trois chevaliers étoient sur la place de la ville devant le châtel, et que plusieurs de leurs gens étoient retraits à l’hôtel et se désarmoient, ils ouïrent la guette du châtel qui cornoit à gens d’armes qui approchoient la ville. Lors se trairent ensemble et demandèrent à la guette par semblant combien ils pouvoient bien être : il répondit : « Environ quatre vingt hommes d’armes. » Lors dit le sire de Bousies : « Si les irons combattre. Ce seroit blâme pour nous de les laisser aller courre si près de notre forteresse. » Le sire de Chin dit : « Vous dites voir, beau fils, faites traire hors nos chevaux et développer ma bannière. » Lors dit messire Jean de Bueil : « Seigneurs, vous n’irez point sans moi ; mais je conseillerois que nous y allissions un petit plus mûrement ; espoir sont-ce gens d’armes coureurs, que les maréchaux d’Angleterre ou le connétable envoient courir ci-devant pour nous attraire de notre garnison. Si nous pourroit bien notre issue si chaudement faite tourner à folie. » Le sire de Bousies dit : « Si j’en suis cru, nous les irons combattre et brièvement ; quoi qu’il en avienne je irai. » Lors remit son bassinet et restreignit ses plates ; puis issirent. Et pouvoient être environ six vingt combattans, et les Anglois environ quatre vingt, et étoient de la route messire Hue de Calverlée ; mais le dit messire Hue étoit demeuré de-lez le duc de Lancastre. Mais il y avoit jusques à six chevaliers et grand’foison d’écuyers ; et étoient venus pour contrevenger leurs compagnons qui avoient été rués jus.

Sitôt que les François furent hors de la porte, ils trouvèrent les Anglois qui baissèrent leurs lances et se férirent roidement entre les François qui se ouvrirent ; et passèrent parmi. Adonc fit si grande poudrière que à grand’peine reconnoissoient-ils l’un l’autre. Les François qui avoient été ouverts se remirent ensemble et commençèrent à crier : Notre-Dame ! Ribeumont ! Là eut maint homme renversé d’un lez et d’autre. Le sire de Chin tenoit une plombée dont il effondroit durement les bassinets qu’il atteignoit ; car il étoit grand et fort chevalier, et bien formé de tous membres ; mais il fut tellement féru sur son bassinet qu’il chancela ; et fut chu s’il n’eût été soutenu d’un éçuyer ; lequel étonnement le gréva puis grandement tant qu’il vesqui. Là eut plusieurs Anglois qui étoient émerveillés de ce qu’ils véoient son pennon semblable aux armes, sans différence, du seigneur de Coucy ; et disoient : « A envoyé le sire de Coucy çà ses gens, et il nous dût être ami. » Mais puis se déportèrent d’ardoir et de faire nul dommage en terre du seigneur de Coucy quand ils sçurent qu’il étoit pour ce temps en Lombardie. Là eut dur poignis et bien combattu ; mais finablement furent morts ou pris les Anglois, et peu s’en sauvèrent. Et eut le sire de Bousies pour lui les deux frères de Pennefort, un chevalier et un écuyer, et messire Jean de Bueil en eut deux autres. Puis rentrèrent les chevaliers et les écuyers en Ribeumont et là amenèrent leurs prisonniers ; ce fut environ heure de remontière. Et tantôt à heure de vêpres les deux ducs et leurs grandes routes furent toutes rangées devant Ribeumont.

Si étoient moult courroucés les Anglois de ce que on avoit combattu leurs compagnons, morts et pris, et point n’y avoient été. À lendemain au matin ils passèrent outre, sans plus rien faire, et prirent le chemin de Laon. Quand cils de Ribeumont virent que ils passèrent outre et que point ne auroient d’assaut, si vidèrent par une poterne et chevauchèrent à la couverte, hors du chemin, messire Jean de Bueil et sa route, et messire Gérard, et le sire de Poix, et messire Jean de Fosseux, et plusieurs compagnons de la Marche qui au rencontre de sous Ribeumont avoient été, et firent tant que ils vinrent sur le mont de Laon où ils furent reçus à grand’joie.