Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCCLXVI

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 671-673).

CHAPITRE CCCLXVI.


Comment le connétable de France prit plusieurs villes et forteresses en Bretagne ; et comment il composa avec ceux de Derval et entra dedans Nantes.


Après le conquêt de la ville et du châtel de Hainebont, les seigneurs ni le connétable ne eurent mie conseil de traire devant Brest, car bien savoient qu’ils perdroient leur peine ; mais se avisèrent que ils se retrairoient tout bellement devers la cité de Nantes, en côtiant la rivière de Loire et en conquérant et en mettant en leur subjection et ordonnance encore aucunes villes et châteaux qui là étoient. Si laissèrent deux chevaliers bretons à capitaines en la ville de Hainebon, et grands gens d’armes, et puis s’en partirent. Si prirent le chemin de Nantes selon la rivière de Loire, et mirent tout le pays en leur obéissance que ils trouvèrent. Ni oncques nul n’y fut rebelle ; car si ils l’eussent trouvé, la commission du roi de France étoit telle : que il vouloit sans mercy, que tous rebelles fussent punis à mort.

En ce temps faisoit le duc d’Anjou un grand mandement pour venir mettre le siége devant la Roche sur Yon que les Anglois tenoient, laquelle garnison siéd sur les marches d’Anjou. Aussi les Anglois, qui dedans Brest étoient, eurent conseil et avis que ils se retrairoient en mer, puisque le connétable de France et les François les éloignoient, et s’en iroient reposer et rafraîchir vers Gredo et vers Garlande ; et si la navie de France passoit, ou des Espaignols, où ils se pussent employer, ils se combattroient ; car aussi les pourvéances de Brest commençoient à amoindrir, car ils étoient trop de gens. Si rechargèrent la dite forteresse à monseigneur Robert Canolles, et rentrèrent en mer sur leur navie ; et ne menoient avec eux nuls chevaux. Avec le gentil comte de Sallebrin étoient d’Angleterre : le sire de Lusi, le sire de Neufville, messire Guillaume de Neufville, le sire de Miltonne, le sire de Fit-Watier, messire Brian de Stapletonne, messire Richard de Pontchardon, messire Jean d’Éverues, messire Thomas le Despensier et plusieurs autres bons chevaliers et écuyers. Trop s’étoient cils dits seigneurs repentis qui s’étoient tenus à Saint-Malo et à Brest de ce qu’ils n’avoient amené leurs chevaux avec eux, car, si ils les eussent, ils disoient bien qui ils eussent chevauché sur le pays et contre les François.

Tant s’exploitèrent le connétable de France et ces seigneurs de Bretagne et de France qui avec lui étoient, en prenant leur tour et revenant devers Nantes, que, ils vinrent devers Derval, qui se tenoit l’héritage de monseigneur Robert Canolles. Si l’avoient en garde messire Hue Broec et messire Reniers son frère. Sitôt que le connétable et ces barons de France et de Bretagne furent là venus, ils mirent le siége environnément, et firent grands bastides de tous lez pour mieux contraindre ceux de la forteresse. En ce temps s’avala le duc d’Anjou atout grands gens d’armes de Poitou, d’Anjou et du Maine, et s’en vint mettre le siége devant la Roche sur Yon ; et là y avoit bien mille lances, chevaliers et écuyers, et quatre mille d’autres gens ; et se partirent du connétable de France, par le mandement du duc d’Anjou, et vinrent devant la Roche sur Yon tenir le siége messire Jean de Bueil, messire Guillaume des Bordes, messire Louis de Saint-Julien et Charuel, Bretons, et leurs routes. Et devez savoir que en celle saison toutes les guerres et les gens d’armes, de quelque marche qu’ils fussent, se traioient en Bretagne, car ils n’avoient que faire d’autre part, et aussi le roi de France les envoyoit là tous les jours.

Quand les nouvelles furent venues en l’ost du connétable de France, que le comte de Sallebrin et les Anglois qui en Brest se tenoient, ceux qui furent devant Hainebont, étoient partis et retraits en mer, si furent moult joyeux, et en tinrent leur guerre à plus belle ; et s’avisèrent que ils envoyeroient une partie de leurs gens devant Brest et mettroient là le siége ; car ils étoient forts assez pour ce faire, et enclorroient monseigneur Robert Canolles tellement dedans Brest que il n’en pourroit issir pour venir conforter ni conseiller ses gens qui en sa forteresse de Derval étoient. Si très tôt que ils eurent ce imaginé, ils tinrent ce conseil à bon, et se départirent du siége de Derval le sire de Cliçon, le vicomte de Rohan, le sire de Léon, le sire de Beaumanoir, le sire de Rais, le sire de Rieux, le sire d’Avaugour, le sire de Malestroit, le sire de Pont, le sire de Rochefort, et bien mille lances de bonnes gens d’armes, et s’en vinrent mettre le siége devant Brest et enclorre monseigneur Robert Canolles dedans, par si bonne guise et ordonnance que un oiselet par terre n’en fût point issu qu’il n’eût été vu. Ainsi tinrent les gens du roi de France en celle saison quatre siéges en France, en Bretagne et en Normandie, devant Becherel les Bretons, devant Brest et Derval les Poitevins, et les Angevins devant la Roche sur Yon.

Le siége pendant devant Derval, y furent faites plusieurs escarmouches, assauts et paletis ; et presque tous les jours y avenoient aucuns faits d’armes. Quand messire Hue Broec et son frère qui capitaines en étoient, virent la manière et ordonnance du connétable et de ces seigneurs de France qui là étoient grandement et étoffément et qui moult les oppressoient, et si ne leur apparoît nul confort de nul côté, ni point de leur état ne pouvoient signifier à leur cousin messire Robert Canolles, et avoient entendu que le duc d’Anjou étoit avalé moult près de là qui trop fort les menaçoit, si eurent conseil que ils traiteroient un répit, et se mettroient en composition devers le connétable, que : si, dedans quarante jours, ils n’étoient secourus et confortés de gens forts assez pour lever le siége, ils rendroient la forteresse au connétable. Si envoyèrent sur asségurances parlementer ces traités en l’ost au dit connétable. Le connétable répondit que rien n’en feroit sans le sçu du duc d’Anjou. Encore vouldrent bien cils de Derval attendre la réponse dudit duc. Si furent signifiés au duc tous les traités, ainsi qu’ils se devoient porter, mais que il s’y accordât. Le duc n’en voult de rien aller au contraire, mais en rescripsit au connétable que, au nom de Dieu il acceptât, au cas que cils de Derval, pour tenir ce marché, livrassent bons plèges. Sur cel état furent-ils quatre jours que ils n’en vouloient nuls livrer, fors leurs scellés ; mais le connétable disoit que sans bons ôtages, chevaliers et écuyers, il ne donneroit nulle souffrance. Finablement messire Hue Broec et son frère Renier virent et connurent bien que ils ne fineroient autrement, si ils ne livroient plèges : si livrèrent deux chevaliers et deux écuyers qui furent tantôt envoyés à la Roche sur Yon devers le duc d’Anjou. Et fut cette composition faite par ordonnance telle : que cils de Derval ne pouvoient ni ne devoient nullui recueillir en leur forteresse qui ne fût fort assez pour lever le siége. Pour ce ne se deffit mie le principal siége de Derval ; mais y laissa le connétable plus de quatre mille combattans de Bretagne, de Limosin, d’Auvergne et de Bourgogne, et puis atout cinq cents lances, il chevaucha vers la cité de Nantes, car encore n’y avoit-il point été.

Quand le connétable de France fut venu jusques à Nantes, si trouva les portes de la cité closes et une partie des bourgeois venus au devant de lui, et eux mis entre les portes et les barrières, et n’y avoit ouvert tant seulement que les postils. Là parlementèrent les hommes de la ville moult longuement au connétable ; et avoient ceux de la cité fermé contre lui les portes pour ce qu’il venoit à mains armées, et vinrent là à savoir son intention. Le connétable leur dit qu’il étoit envoyé et institué de par le roi de France, leur seigneur, pour prendre la possession de la duché, et que messire Jean de Montfort, qui s’en étoit appelé duc, l’avoit forfait. Les bourgeois de Nantes demandèrent à avoir conseil pour répondre. Quand ils se furent longuement conseillés, ils se trairent avant et dirent : « Cher sire, il nous vient à grand’merveille de ce que on prend ainsi à monseigneur le duc son héritage ; car le roi de France le nous commanda jadis à recevoir à duc et à seigneur. Si lui avons juré féaulté et hommage, et il nous a juré et promis à gouverner comme sujets. Et ce nous a-t-il tenu, et n’avons encore en lui sçu nulle cause de fraude ni de soupçon. Si vous venez en cette ville par vertu de la procuration que vous avez, nous accordons que vous y entriez, par condition que, s’il advient que le duc de Bretagne retourne en ce pays et veuille être bon François, de l’accord des prélats, barons, gentils hommes et bonnes villes de Bretagne, nous le reconnoîtrons à seigneur et nous serons quittes, sans dommages avoir, ni ores ni autre fois ; et ne consentirez à nous faire moleste ni violence nulle ; et ne recevrez les rentes, ni les revenus, ni émolumens de Bretagne ; ains seront mises en dépôt devers nous jusques à ce que nous ayons autres nouvelles qui mieux nous plairont espoir que cettes. » Lors voulurent voir la commission du dit connétable et la firent lire.

Quand ils l’eurent ouy, le connétable leur demanda qu’il leur en sembloit, et si elle étoit point bonne ; et ils répondirent que ils la tenoient bien à bonne, et le vouloient bien recevoir comme commissaire du roi de France, et jurer que ils seroient toudis et demeureroient bons François, et ne lairoient Anglois nul entrer en la cité qui ne fût plus fort d’eux ; mais jà ils ne relinquiroient leur naturel seigneur qui tenoit leur foi et leurs hommages, pour chose qu’il ait encore fait, sauf tant que à main armée ; ni homme qui fût avec lui, s’il venoit jusques à là, ils ne le souffriroient entrer en leurs portes ; et si il venoit à accord devers le roi de France, ils vouloient être quittes de toutes obligations que faites avoient présentement au connétable. Messire Bertran qui en tout ce ne véoit fors que loyauté, leur répondit : que il ne le vouloit autrement, et que si le duc de Bretagne voulsist être bon François et ami au roi de France et à son pays, il y fût demeuré en paix ; « et quand il se voudra reconnoître, il aura grâce de notre très cher seigneur et redouté le roi ; mais tant que il tienne cette opinion il ne lèvera de Bretagne nul des profits. » Ainsi entra le connétable de France en la cité de Nantes et y séjourna huit jours, et en prit la saisine et possession ; mais il n’y fit rien de nouvel. Au neuvième jour, il s’en partit et s’en vint demeurer en un village de-lez Nantes, en un beau manoir qui est du duc, séant sur la rivière de Loire : si oyoit tous les jours nouvelles des siéges qui se tenoient en Bretagne, et aussi du duc d’Anjou qui séoit devant la Roche sur Yon, et du roi de France qui moult l’aimoit, pour tant qu’il entendoit si parfaitement à ses besognes.